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CAMUS : ETRANGER A SOI-MEME, ETRANGER AU MONDE ?

Publie le mardi 18 janvier 2005 par Open-Publishing

Une lecture de L’étranger de Camus

Dans l’un de ses ouvrages, le romancier André Brink écrit que : " la vocation essentielle de l’écrivain réside dans une croisade impitoyable contre l’hypocrisie, la dissimulation et le mensonge ". Cette affirmation, très juste par ailleurs, en ce qui concerne le rôle de l’écrivain, paraît illustrer avec beaucoup de clarté, la démarche d’Albert Camus lui-même, notamment dans la rédaction de l’un de ses romans majeurs : l’étranger.

de Marc Alpozzo

Qui n’a jamais été, à la lecture de L’étranger, littéralement ébranlé par ce personnage, hors normes, curieusement prénommé Meursault ? Contraction de mer-sol-soleil, ce seul nom pour l’un des personnages les plus célèbres de la littérature française, montre d’emblée toute l’ambiguïté de cette silhouette littéraire qui s’exprime tout au long du texte, à la première personne du singulier, tout en jouant sur un présent de l’indicatif qui annule toute distance dans le temps.

Dans son "Explication de L’étranger", (Situation I), Sartre souligne l’un des aspects du rôle de Meursault : « le procédé de M. Camus est tout trouvé : entre les personnages dont il parle et le lecteur il va intercaler une cloison vitrée. Qu’y a-t-il de plus inepte en effet que des hommes derrière une vitre ? il semble qu’elle laisse tout passer, elle n’arrête qu’une chose, le sens de leurs gestes. Reste à choisir la vitre : ce sera la conscience de l’Etranger. » En effet, dans le roman d’Albert Camus, les personnages n’ont pas d’histoire, aucune profondeur psychologique, pas même une identité complète. Meursault n’a pas de prénom. Des autres personnages nous ne détenons que trop peu de matière pour nous permettre de bien les connaître, encore moins pour les juger. Et c’est d’autant plus vrai pour Meursault lui-même.

Mais peut-on simplement dire que Meursault est un personnage ? D’abord, ce roman est écrit à la première personne, au point peut-être que Camus ait délégué à Meursault lui-même son rôle de narrateur, se cachant derrière ; qui plus est, Meursault nous propose un récit qui prend, on peut l’admettre, l’aspect du journal intime. Un journal peut être tenu au jour le jour, ou écrit après le drame, afin d’en reconstituer l’histoire, à partir du premier événement qui sera retenu au procès, et qui n’est autre que la mort de sa mère.

Un premier événement qui a d’ailleurs une portée hautement symbolique : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. » Inutile de dire que les premières lignes de ce roman qui nous livrent, sans préambule, les toutes premières réactions de ce personnage trouvé confronté à la mort de sa mère, a de quoi nous déstabiliser, voire nous frapper et nous déconcerter. Qu’est-ce qui est fondamentalement à l’origine de ce choc ? L’indifférence totale et absurde de Meursault face à la mort d’une mère, censé être un être cher. Juste après l’annonce par le télégramme du décès de celle-ci, Meursault prend son repas sans rien changer à ses habitudes, puis s’endort tranquillement dans l’autobus qui le conduit à Marengo.

L’homme ne laisse apparaître, semble-t-il, aucune émotion, aucun chagrin, telle qu’on l’attendrait dans ce type de situation. Alors même que le télégramme dit : « Mère décédée. » Meursault ne trouve pas mieux que d’écrire à ce propos : « ça ne veut rien dire. » Comportement pour le moins étrange, loufoque, voire absurde. Aussi avons-nous beaucoup de difficultés à rester impassibles, neutres devant un tel personnage, si décalé ; comment ne pas juger d’emblée cet homme, et par ricochet comment ne pas quitter le livre, refusant d’en continuer avec l’infâme.

Notre malaise s’aggrave devant cette attitude plus qu’incohérente à nos propres yeux lorsque Meursault ne semblant pas même ému par ce qui lui arrive, se sent néanmoins ennuyé pour son patron ; ce seront d’ailleurs ses amis et connaissances chez Céleste qui seront émus par compassion pour Meursault lui-même, marquant ainsi le contraste avec l’absence d’émotion chez le personnage principal du roman. Si l’on en croit Sartre, ce premier choc ressenti, en ouvrant le livre, « il était voulu », pour une raison toute simple : « c’est le résultat de (notre) première rencontre avec l’absurde. »

Le sentiment d’absurde ne naît pas spontanément : il n’a de sens qu’en comparaison avec autre chose, remarque Camus, qui affirme qu’il faut toujours recourir à une « comparaison » entre deux ou plusieurs termes disproportionnés, antinomiques ou contradictoires pour faire naître l’absurde.
Le lecteur est donc, frappé par l’absurde, dès l’incipit du roman, alors que Meursault, pour sa part, continue naïvement de vivre en parfaitement harmonie avec la nature et les choses, ne se sentant étranger ni aux autres, ni à la réalité, ni à la société elle-même. On le voit parler de la mer, de la plage, du soleil, comme il pourrait parler de l’air qu’il respire. Il n’est pas même étranger aux rapports humains, auxquels il ne pense jamais, trop préoccupé de les vivre au quotidien. Il suffit de se référer à sa disponibilité envers Raymond qui lui offre son amitié, et Marie, son amour, pour illustrer cette idée.

Alors Meursault est-il réellement un monstre, ou un personnage peu ordinaire, quelque part décalé, dont nous ne pourrions percevoir la psychologie intérieure ? « Un homme est plus un homme par les choses qu’il tait que par les choses qu’il dit », écrit Camus, entraînant Sartre à nous dire que « Meursault est un exemple de ce silence viril, de ce refus de se payer de mots ». D’autant que Meursault ne cherchera même pas à se dégager des obligations qu’il lui sont incombées suite à la mort de sa mère : il s’efforcera d’ailleurs de respecter les règles tacites du rituel mortuaire, avec un souci constant de se comporter comme il se doit dans ce genre de situation, cherchant toujours à bien faire. Et c’est bien ce qui frappe. Impassibilité. Absence d’émotion. Tout cela pourrait nous conduire à glisser vers une interprétation de ce comportement comme étant parfaitement étranger à tout ce qui est humain.

Cette difficulté met en lumière l’impuissance du langage, l’impuissance des mots à exprimer l’indicible. Même les personnages autour de Meursault, sont réellement incapables, au moment de la mort de sa mère, d’exprimer leurs sentiments. Céleste, par exemple, qui ne sait dire autre chose que : « On n’a qu’une mère. » Une incapacité de communiquer avec l’extérieur qui met parfaitement en lumière la solitude accablant chacun ; solitude essentiellement constituée par le langage qui est cet écran entre les êtres, écran se dégradant en bavardages inutiles ou discours normatifs qui ne laissent aucune place à l’autre.

Cette idée se voit renforcée par le refus net de Meursault d’exprimer sa psychologie intérieure, alors qu’il se révélera pour tout ce qui est concret et tangible d’une maniaquerie et d’une précision confondante : il procède par exemple au compte rendu méthodique de toutes les actions concrètes qu’il a accomplies ou qu’il a l’intention d’accomplir. En revanche, lorsqu’il s’agit de parler de lui ou de ce qu’il ressent, alors le voilà qui « dit "oui" pour ne plus avoir à parler ». L’impossible dialogue : autrui ne peut me comprendre ; je ne peux comprendre autrui.

Et cette impossibilité de rentrer en communication avec l’autre qui poursuit Meursault dès le premier chapitre du roman : Meursault se sent par exemple, accusé par le regard de son propre patron, pourtant neutre, qui semble le considérer avec un brin de malveillance lorsqu’il prend quelques jours de congé pour assister à l’enterrement de sa mère. Meursault se sentant obligé de bredouiller quelques explications ne trouvera de la part de son patron qu’un profond silence. (« J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : "Ce n’est pas de ma faute". Il n’a pas répondu. »).

Puis c’est au tour des paroles du directeur de la maison de retraite, pourtant neutres, là encore, face auxquelles, Meursault se sent contraint de lui donner quelques explications. Et tout le récit d’être émaillé comme cela de simples remarques comme je n’ai pas entendu. Par exemple, au moment de la mise en bière de la maman de Meursault : « l’employé des pompes funèbres m’a dit alors quelque chose que je n’ai pas entendu. » Voilà donc le caractère insolite du réel de Meursault qui sert aussi l’effet de l’absurde. L’incapacité d’entendre l’autre, la volonté du silence. Les gestes des autres sont vides de sens, les corps sont étrangers, seuls quelques fragments de corps, quelques fragments de gestes peuvent être perçus, l’homme absurde, selon Camus, ne pouvant percevoir les hommes dans leur unité, donc dans une signification globale.

Et c’est bien ce que le procès de Meursault viendra mettre en lumière : jusque là, il vivait sa vie avec une passivité confondante. Libre, il n’avait pas le moindre goût pour l’aventure ou le dépaysement, ayant pour seul univers, son bureau, son quartier, la plage quand il y était invité. Après le meurtre (là encore absurde !, voire même tragique : une tragédie représentée par le soleil, lumière agressive, incarnation symbolique, à valeur universelle, de l’impuissance de l’homme écrasé par un destin hostile, héros tragique que des forces ennemies, tantôt humaines, tantôt cosmiques et solaires s’acharnent à perdre !) du jeune arabe, Meursault, au fond de sa cellule, puis confronté à ses juges, va voir s’ouvrir à lui des horizons tout à fait nouveaux. Il va être sensibilisé, lui qui parut si impassible devant la mort de sa propre mère, au spectacle du procès, au tohu-bohu des gesticulations, des comportements, que ce soit ceux des avocats, ou ceux des journalistes.

Devant l’emphase des orateurs, l’empressement des journalistes à tirer le meilleur parti de ce procès, il va soudain se livrer à des déductions sur les sentiments de ceux qui le côtoient. Et, constatant que tout le monde ici se connaît, que ne gravitent autour de lui que des « gens du même monde », Meursault prendra alors conscience du paradoxe de sa position : si en tant qu’accusé, il pouvait légitimement s’attendre à être au centre du processus judiciaire, il a cette curieuse impression d’en être au contraire d’emblée et irrémédiablement exclu. Comme si, malgré la vocation qu’aurait la justice de faire la lumière sur les motifs et la personnalité de l’accusé, aucun ici, n’aurait les moyens de remplir cette exigence. A la fois spectateur et spectacle de la mascarade judiciaire, Meursault procède alors à un fabuleux phénomène de dédoublement : « D’habitude, les gens ne s’occupaient pas de ma personne. » Le décalage qui s’introduit entre le personnage principal et l’entourage, traduit avec clarté la seule chose que les autres, de l’extérieur, peuvent percevoir de lui : une forme, une enveloppe.

Ainsi, au-delà de la satire de la justice, un public comme une foule amassée dans une salle de spectacle, la place réservée aux journalistes, qui moins que des observateurs impartiaux, deviennent sous la plume de Camus les parties prenantes du processus judiciaires, propension de la presse à juger par avance d’une affaire, préfigurant ainsi le réquisitoire du procureur, et le verdict des jurés, il faut aller reconnaître la volonté de faire surgir l’absurde de la position de Meursault au centre de ce procès, mais par extension au centre du monde lui-même. D’étranger à ce monde, Meursault devient étranger pour ce monde. L’absurde, écrit Camus, « c’est ce divorce entre l’esprit qui désire et le monde qui déçoit » (Le mythe de Sisyphe). Le monde nous apparaît alors absurde dès lors qu’il nous refuserait quelque chose que nous lui demanderions obstinément.

Durant ce procès, on voit Meursault devenir étranger au monde social, étranger à lui-même si on le juge en fonction des critères de sa vraie nature, incompris de ces juges, qui lui reprocheront, indirectement, de ne pas même chercher à cacher son indifférence au monde. Mais le problème est si subtil qu’il nous touche également, nous lecteur ; certes, nous pourrions refuser de nous identifier à la société en épousant ses réactions indignées ou charitables, rendant ainsi à Meursault le droit d’échapper aux règles d’une psychologie traditionnelle. Et pourtant, même en évitant ces réactions de censeurs ou de bonnes âmes, nous courons tous le risque de voir Meursault nous échapper, d’être incapables de cerner en ce personnage autre chose qu’un étranger. Une difficulté soulignée par le titre du roman qui exprime avec précision l’idiotie même de Meursault, idiotie au sens étymologique du terme : simple, unique, étranger au monde. Innocent. Or, c’est bien ce que Camus souhaitait peindre, si l’on en croit Sartre : « un de ces terribles innocents qui font le scandale d’une société parce qu’ils n’acceptent pas les règles de son jeu. »

C’est en ce sens que l’on peut dire que Meursault représente, sur le plan romanesque, « l’homme absurde ». Par sa vision du monde, il en fait éclater le non-sens. D’abord, Meursault ne se sent concerné par rien. Ni par sa propre vie qu’il envisage de l’extérieur, ni même par son procès, qui ne le concerne là encore, que de l’extérieur : « cela m’intéressait de voir un procès », affirmera-t-il au moment d’être jugé. Certes, il a montré une certaine insensibilité au moment de la mort de sa mère, il a tiré une première fois sur l’arabe alors que ce dernier ne songeait qu’à se défendre, puis quatre autre fois, alors que l’arabe était déjà à terre. Meursault aux prises d’un processus irréversible, la marche d’une justice purement humaine, ne se prend tout de même pas pour un accusé, encore moins pour un coupable. Il ne comprend pas de quoi on l’accuse, et avant même la visite de son avocat, était à cent lieues de penser que la mort de sa mère pourrait jouer un si grand rôle durant son procès. « Criminel, dit-il, c’était une idée à quoi je ne pouvais pas me faire. » Il ne comprend donc pas tout de suite, que les juges ont comme objectif principal, d’établir un rapport entre le criminel en puissance et le criminel accompli.

Certains commentateurs ont vu dans la figure de Meursault, un être doté d’une mentalité pré-morale : celle d’un enfant d’environ cinq ans qui sait ce qu’il doit faire et ne pas faire, mais ne saurait expliquer pourquoi. Etre craintif toujours à s’excuser. Toujours prêt à éviter les reproches qui viennent de l’entourage, mais sans jamais envisager d’entreprendre un véritable examen de conscience. Quand donc on l’accuse d’avoir commis une faute, à l’inverse d’un autre personnage camusien, Jean-Baptiste Clamence dans La chute, qui lui au contraire prend conscience d’une culpabilité universelle, et sera miné tout au long de l’ouvrage par sa propre culpabilité, Meursault, en revanche, accusé par la société, s’affirmera, et se révoltera contre elle.

Parce que selon Meursault ce procès est absurde : certes, il accepte la criminalité au sens grec du terme : moins coupable d’une acte délibéré que responsable involontaire d’une destruction de l’équilibre du monde, mais il ne sait se faire à l’idée qu’il serait le criminel dont on parle. L’absurde naît donc de cette absence d’espoir. L’espoir de trouver une oreille. Une écoute charitable. « L’homme se trouve devant l’irrationnel. Il sent en lui son désir de bonheur et de raison. L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde », écrit Camus dans Le mythe de Sisyphe. L’absurde est donc lié à la révolte. D’abord à la révolte contre l’absurde lui-même. L’accepter ce serait y renoncer. Mais consentir à l’absurde, ce serait le trahir. L’homme absurde, c’est celui qui dit « oui ». Et, l’homme révolté, c’est un homme qui dit : « non ». Mais pour Camus, « s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui dès son premier mouvement », L’homme révolté. Ni « oui absolu » donc, ni « non absolu », mais une perpétuelle tension entre les deux.

Ainsi pourrons-nous saisir le dernier chapitre de ce roman, le bruit désagréable des sirènes, Meursault qui au moment de partir, récuse toute pitié. Ce qui le rend libre. Libre, car « vidé de tout espoir ». Cet espoir qui empêche l’homme de saisir la vraie valeur de sa vie. Car vivre « sans appel », c’est refuser la fuite dans l’acceptation autant que dans l’espoir. « L’homme absurde est le contraire de l’homme réconcilié », selon Camus. Et Meursault d’en être la parfaite illustration : « Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » Meursault est en parfaite symbiose avec le monde, puisqu’il ne ressent aucunement ce monde comme hostile mais comme « tendre ». Il peut donc attendre son exécution dans un rejet définitif du monde des hommes. D’où cette rupture irréversible. Plus que revendiquer son étrangeté à la société, il parvient au plein accord avec lui-même. En souhaitant ainsi être haï, il assume un destin qu’il a d’abord vécu sans le vouloir. « Il n’est pas de destin qui ne se surmonte sans mépris », écrit Camus. A sa suite, au moment de l’exécution, il faut donc imaginer Meursault heureux.

Bibliographie indicative :
Albert Camus, L’étranger, L’homme révolté, Le mythe de Sisyphe, Folio
Jean-Paul Sartre, Situation I, Folio André Conte-Sponville, « L’absurde dans Le mythe de Sisyphe » in Albert Camus et la philosophie, PUF