Accueil > La jeune Russie des Soviets, paradis de l’écologie ?

La jeune Russie des Soviets, paradis de l’écologie ?

par Paul Ariès

Publie le jeudi 16 novembre 2017 par Paul Ariès - Open-Publishing

Extraits de « Les rêves de la jeune Russie des soviets, une histoire antiproductiviste de l’URSS » Préface de Pierre Zarka, ancien directeur de l’Humanité (éditions Le Bord de l’eau)

La jeune Russie des Soviets fut, entre 1917 et 1927, le pays du monde le plus avancé en matière d’écologie et de protection de la nature, avant que les purges staliniennes ne frappent tous ces chercheurs. Les écologistes figureront parmi les premières victimes des vagues de répression de 1933 à 1951.

La Russie des soviets bénéficie d’une double tradition écologiste. Celle d’une partie de l’intelligentsia russe acquise aux thèses environnementalistes et celle des courants marxistes non voués au culte des forces productives. L’historien américain Douglas R. Weimer a montré dans ses travaux que Lénine n’est en rien comparable à Staline au regard de la question écologique. J’ajouterai que Lénine et Boukharine sont beaucoup plus écologistes que Trotski. Jean Batou qui fut en France l’un des premiers à faire connaître ces pages plutôt glorieuses de l’écologie bolchevique, note que l’histoire des rapports hommes/nature en Union soviétique fait apparaître une rupture entre la période 1917-27 et les années 1928-34.

Trois nouvelles disciplines écologiques
La jeune Russie des soviets a d’abord développé trois disciplines écologiques : la phytosociologie, discipline scientifique née bien avant la Révolution, avec les travaux de Mozorov en 1904, puis de Korolenko (parent et inspirateur de Vernadski) envisageant les différentes espèces végétales dans leur coexistence (la permaculture actuelle en est donc une très lointaine descendante) ; la biocénologie qui est l’étude de la communauté des espèces vivantes ou biotope ; la dynamique trophique qui étudie les flux d’énergie dans les chaînes alimentaires. Ce n’est donc pas par hasard que Vladimir Vernadski (1863-1945), considéré comme le père fondateur de l’écologie moderne soit un Russe, il sera l’inventeur du concept de biosphère qui permet de penser la Terre comme un « organisme vivant » et non plus comme une matière inerte à la disposition des humains et de leur activité économique. Ce n’est pas davantage par hasard que T.I. Baranoff développe dès 1925 la notion de bioéconomie reprise plus tard par Nicholas Georgescu-Roegan considéré comme le père des courants de la décroissance.

Une écologie sociale autant que scientifique
Cette écologie soviétique fut immédiatement autant scientifique que sociale/politique. C’est sans doute le zoologiste G. A. Kozhevnikov qui donna le mieux ce double ancrage scientifique et politique à l’écologie russe. Kozhevnikov est un disciple du grand naturaliste suisse Paul Bénédict Sarasin (1856-1929), président-fondateur de la Ligue suisse pour la protection de la nature et du Comité pour la protection de la nature. Paul Sarrasin est non seulement un environnementaliste, défenseur de la nature mais un opposant virulent au capitalisme, adepte du socialisme. Cette matrice marquera durablement les mouvances écologistes russes. Kozhevnikov devient ainsi l’avocat, avant même la Révolution, des parcs naturels, totalement isolés et de la défense des peuples primitifs. Son intervention en 1913, lors de la Conférence internationale de Berne (Suisse) pour la protection de la nature témoigne de cette double filiation : « La même commission qui dit au chasseur « Arrêtez-vous, vous allez faire disparaître l’oiseau du paradis » doit pouvoir dire au colon qui met en joue « Arrête, tu vas faire disparaître l’homme primitif ». ».

Lénine plus écolo que Trotski

Quatre dirigeants soviétiques sont en effet plus sensibles à ces questionnements : V. Lounatcharski, F.N. Petrov, V.T. Teroganesov et… V. Lénine, lui-même, qui entretenait de bonnes relations avec les membres de l’Académie des sciences, notamment avec sa section des sciences naturelles. Lénine, contrairement à beaucoup de marxistes positivistes, soutenait qu’il était autant impossible de « remplacer les forces de la nature par le travail humain que des archines (NDLR : une ancienne unité de longueur russe) par des pouds (NDLR : une ancienne mesure de poids utilisée en Russie) » . Preuve de son intérêt scientifique et pratique pour les questions écologiques, il fait créer une quarantaine d’Instituts de recherche durant la période de la guerre civile et la part du PNB soviétique, consacrée à la recherche dans ce domaine, dépasse alors celle de la globalité des autres grands pays européens. Lénine soutiendra la publication en 1926 du célèbre ouvrage de Vernadski Biosphère. Le grand promoteur de l’écologie bolchevique restera longtemps Vladimir Lounatcharski, le Commissaire du peuple à l’éducation, qui doit souvent batailler contre ses collègues de l’agriculture, de l’industrie et des finances. Le dirigeant le moins sensible semble être Trotski car dans ce domaine son matérialisme est très mécaniste et son marxisme se confond avec un positivisme scientiste.

Quelques mesures écolos de la révolution d’octobre
Entre 1918 et 1922, la jeune Russie des soviets prend toute une série de lois et de décrets qui vont indéniablement dans le sens de la défense de la nature. Une loi du 14 mai 1918 réglemente le déboisement en définissant le rythme soutenable d’une exploitation compatible avec le maintien des surfaces boisées. Elle organise aussi la lutte contre l’érosion des sols et traite de l’équilibre des bassins fluviaux et de la protection des « monuments de la nature » (grands espaces). Une loi est édictée le 27 mai 1919 en faveur de la protection de certains gibiers avec notamment la réduction des saisons de chasse. Plusieurs décrets de 1918 à 1922 protègent les zones de pêche en interdisant l’exploitation prédatrice.
Le gouvernement bolchévique est divisé sur les priorités. Au milieu des années vingt, les ressources forestières constituent la principale ressource d’exportation de la jeune Russie des Soviets et les fourrures la seconde.
C’est pourquoi le courant écologiste remporte une grande victoire lorsque le gouvernement russe adopte la loi du 16 septembre 1921 sur la protection des « monuments de la nature », ce texte habilite le Commissariat de l’éducation à créer, de sa propre initiative, des parcs naturels totalement isolés du monde. Podiapolski, agronome rattaché au Commissariat de l’éducation, se voit confier ce dossier par Lénine. Il est assisté par l’astronome bolchevique, Ter Oganesov, nommé Président du Comité scientifique rattaché au Comité d’Etat pour la protection des monuments de la nature et par deux autres zoologistes. Ils créent ensemble le premier parc naturel au monde (zapovednik) dans le delta de la Volga, entièrement voué à l’étude des mécanismes de l’environnement et dans le but de prendre des mesures face aux environnements dégradés.

Le mouvement écolo bolchevik

La période de la NEP ne remettra pas en cause les objectifs écologiques officiels, mais mettra en avant les besoins de la production. Chaque projet industrialiste, extractiviste dirions-nous aujourd’hui, donne lieu à des expertises et à des contre-expertises bref à des positions inconciliables. L’Académie des Sciences instaure en janvier 1922 un nouveau Bureau central pour l’étude des traditions locales et le Commissariat du peuple à l’éducation fonde en 1924 sous l’impulsion de Lounatcharski, la Société panrusse de conservation, en agrégeant des associations préexistantes. L’étude des traditions locales entend valoriser les modes de vie écologiques et la « conservation » signifie « le maintien en bonne santé des écosystèmes ». Le Commissariat de l’éducation reste donc à la manœuvre en inscrivant, par exemple, la question de la conservation dans les programmes scolaires et en organisant de grandes manifestations pour valoriser ces thèmes écologiques. Ainsi, il organise en 1923, à l’occasion de la grande Exposition agricole, une présentation de « l’action destructrice de l’homme sur la nature », afin de justifier la politique des parcs nationaux, il mobilise également 45000 jeunes naturalistes pour fêter « le retour annuel des oiseaux » et les protéger. L’année 1925 semble même marquer le retour en force de l’agenda écologiste avec la fondation d’une agence gouvernementale dédiée, le Goskomitet. Cette structure, qui dépend toujours du Commissariat de l’éducation, se voit chargée de coordonner les programmes de conservation de l’environnement. Ainsi, la Russie passera de 10000 km2 de parc en 1925 à 40000 en 1929. Ce nouveau rapport de force décidera Vladimir Vernadski, déjà auréolé de gloire et devenu intouchable, à lancer en 1926 un cri d’alarme repris par les écologistes. Son texte que vous reproduisez mérite d’être cité : « Les forces productives naturelles constituent un potentiel (mais) elles sont indépendantes en composition et en abondance de la volonté et de la raison humaine, aussi centralisées et organisées soient-elles. Comme ces forces ne sont pas inépuisables, nous savons qu’elles ont des limites. Celles-ci peuvent être déterminées par l’étude scientifique de la nature et constituent pour nos propres capacités productives une frontière naturelle insurpassable… Nous savons maintenant que pour notre pays, ces limites sont assez étroites et n’autorisent - au risque d’une cruelle fracture - aucun gaspillage dans l’usage de nos ressources. ».
Ce texte fait l’effet d’une bombe car publié alors que se prépare le premier plan quinquennal (1928-1933) sous l’égide des courants industrialistes et avec l’objectif d’accélérer l’accumulation primitive sur le dos des paysans certes, comme le revendique Préobrajensky et comme le dénonce Boukharine, mais au péril aussi des équilibres écologiques. Le Commissariat du peuple à l’éducation se sent encore assez puissant pour lancer en 1928 une revue ouvertement écologiste sous le titre Conservation. Cette revue officielle, qui s’ouvre à des analyses hétérodoxes comme le rôle du chamanisme en matière de définition des taux d’exploitation supportables du gibier en Sibérie, fait connaître de nouveaux concepts scientifiques, comme celui de biocénose (ou principe de plénitude) signifiant que les communautés vivantes évoluent vers un équilibre où la compétition est réduite au maximum. Evgeniy Kozhevnikov présente également en 1928 ses thèses en faveur d’une critique radicale de toute démarche utilitariste dans les rapports avec la nature « Développer une conception matérialiste de la nature, cela ne revient pas à calculer combien de mètres cubes de bois on peut extraire d’une forêt, ou combien de dollars de peaux d’écureuils il est possible de réaliser chaque année. » ; « prendre le contrôle des régulations naturelles est une affaire extrêmement difficile et grosse de responsabilités. Toute intervention (de l’homme), même celles que nous considérons comme bénéfiques, par exemple l’agriculture ou l’acclimatation d’animaux (exotiques), détruit les conditions naturelles des biocénoses (…) de ce tissu de vie, qui a évolué durant des milliers d’années d’interactions, on ne peut enlever un maillon isolé sans dommage ».

Staline, le début de la grande offensive contre l’écologie
La victoire de Staline marque cependant le début de la grande offensive contre les écologistes. Cette offensive se fera en plusieurs temps selon Jean Batou. Dès 1928/29, on évoque, comme c’est devenu habituel, les origines bourgeoises ou petites-bourgeoises des écologistes, afin d’affaiblir leurs positions politiques. Cette attaque est conduite au sein même de l’Académie des sciences par les partisans du philosophe A. M. Deborine. L’affrontement décisif se produit autour des enjeux du premier plan quinquennal. Le premier clash sérieux concerne la question de la chasse aux phoques : le plan quinquennal prévoit 350000 prises par an à ajouter aux 200000 prises norvégiennes, ce qui ferait 550000 prises pour un million de phoques. Le deuxième clash concerne l’objectif d’augmenter de 60 % l’exploitation des forêts. Les courants écologistes réclament aussitôt des études d’impact. L’agronome Podiapolski attire ainsi l’attention des dirigeants sur les dangers d’une mécanisation trop rapide et systématique des cultures, car cette uniformisation des écosystèmes ruraux fragiliserait l’agriculture. La science soviétique est en effet déjà assez férue en matière de connaissance des sols en raison des travaux pionniers du géographe Vassili Dokoutchaïev (1846–1903), considéré alors comme le père de la science des sols.

Comment le camp productiviste s’imposera-t-il ?
La réaction du camp productiviste sera immédiate et particulièrement brutale...La Société panrusse de conservation est mise sous surveillance sous prétexte qu’elle ne compte pas assez d’ouvriers. La Pravda publie un texte accusant les écologistes de vouloir sauver la nature… du plan quinquennal, ce qui équivaut à une accusation gravissime de sabotage. Le pouvoir imposera en 1931 de changer le nom de l’association Conservation qui devient la Société pour la conservation et la promotion de la croissance des ressources naturelles. Le journal Conservation est débaptisé et devient « Nature et économie socialiste ». Un nouveau responsable est nommé en la personne de Vaisili Nikitich Makarov, lequel appelle à renforcer la concentration industrielle, autour des gisements de charbon et de fer et à développer les exportations de ressources naturelles, donc l’extractivisme. Le philosophe Isaak Prezent, devenu le penseur officiel de Staline, sera le principal adversaire des thèses écologistes : « Pendant douze ans de révolution, les savants soviétiques se sont enfermés avec dédain dans un parc naturel…réservé à l’espèce menacée des scientifiques bourgeois » (sic). V. V. Stanchinski et les autres scientifiques écologistes sont arrêtés en 1934. Ils sont accusés d’avoir propagé « l’idée « réactionnaire » selon laquelle il y aurait des limites naturelles à la transformation de la nature par la culture humaine .