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Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression

par Roberto Ferrario

Publie le mercredi 16 mai 2018 par Roberto Ferrario - Open-Publishing
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Il peut sembler utile et intéressant de nos jours de re-publier et de diffuser largement cet ouvrage écrit par Victor Serge en 1925

"Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression".

Victor Serge.

"Ecrivain, né en Belgique de parents russes réfugiés.

En 1910, il s’est installé à Paris et milite dans les rangs anarchistes. A ce titre, il côtoiera le groupe autour de Jules Bonnot et sera condamné à 5 ans de prison.

A sa libération, il s’installe en Espagne. En 1917, il tente de rejoindre la Russie via la France mais est arrêté. Il n’arrivera à Moscou qu’en 1919 et rejoint immédiatement le Parti Communiste. Il est alors un proche collaborateur de Zinoviev à l’I.C.

Lors du soulèvement de Cronstadt, Serge se prononce contre les excès de la Tchekha et en 1923, il est des fondateurs de la première opposition dirigée par Trotsky. C’est en 1928 qu’il est exclu du P.C. et il est incarcéré en 1933. Une campagne internationale initiée par Trotsky et l’Opposition de Gauche arrache sa libération en 1936.

Mais il rompt rapidement avec Trotsky, en désaccord sur nombre de question - notamment son "sectarisme" vis-à-vis du P.O.U.M. espagnol.

En 1940, il quitte l’Europe pour Mexico où il meurt dans la pauvreté.

V. Serge laisse une œuvre prolifique : L’an I de la révolution russe, Mémoires d’un révolutionnaire, etc..."

Biograhie extraite de Marxists.org, ici

Parution :08/10/2009
Format 205 x 140 mm
Pages : 180
Prix : 15 euros
ISBN : 2-355-22020-4


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Victor Serge
Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression
Un roman révolutionnaire
Texte revu, corrigé, établi et annoté par Jean Rière
Préface de Eric Hazan Postface de Francis Dupuis-Déri
Postface de Richard Greeman
PRÉFACE. POLICE, RÉVOLUTION, POLICE
Par Eric Hazan

Entre les deux parties de ce texte dont le thème est la répression, l’écart est si large que leur signature par un auteur unique a quelque chose d’improbable – à moins que la notion même d’auteur soit ici sujette à particulière caution.

La première partie (chapitres 1, 2 et 3), la plus longue, est publiée en novembre 1921 dans trois livraisons de l’hebdomadaire Le Bulletin communiste, tout juste fondé par Boris Souvarine, alors membre du comité exécutif de la IIIe Internationale. Victor Serge les a envoyées de Moscou, où il travaille au commissariat des Affaires étrangères.

Le départ est une longue description du fonctionnement de la police secrète tsariste, l’Okhrana. Ses archives désormais ouvertes révèlent, outre des techniques qu’on pourrait dire classiques – filatures, écoutes téléphoniques, interceptions de courrier, procédés anthropométriques –, une utilisation extraordinaire de l’infiltration et de la provocation : « La provocation, en atteignant une telle ampleur, devint par elle-même un danger pour le régime qui s’en servait et surtout pour les hommes de ce régime. On sait par exemple que l’un des plus hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, le policier Ratchkovski, connut et sanctionna les projets d’exécution de Plehve et du grand-duc Serge. Stolypine1, bien au courant de ces choses, se faisait accompagner dans ses sorties par le chef de la police Guerassimov dont la présence lui paraissait une garantie contre les attentats commis à l’instigation de provocateurs. Stolypine fut d’ailleurs tué par l’anarchiste Bogrov qui appartenait à la police. » À cette belle illustration de la dialectique policière, Victor Serge ajoute : « La provocation, malgré tout, prospérait encore au moment où éclata la révolution. Des agents provocateurs touchèrent leurs dernières mensualités dans les derniers jours de février 1917 – une semaine avant l’écroulement de l’autocratie. »

C’est sur cette étude de l’Okhrana que se fondent les conseils de Serge aux révolutionnaires internationaux, en cette année où l’Allemagne, l’Italie et même la France sont secouées par l’exemple russe : « La science des luttes révolutionnaires que les Russes acquirent en plus d’un demi-siècle d’efforts et de sacrifices, les militants des pays où l’action se développe aujourd’hui vont devoir, dans les conditions créées par la guerre, par les victoires du prolétariat russe et les défaites du prolétariat international […], se l’assimiler en un laps de temps beaucoup plus court ; elle leur devient nécessaire dès aujourd’hui. » On doit cesser de respecter la légalité bourgeoise (« Le fétichisme de la légalité fut et reste un des traits les plus marquants du socialisme acquis à la collaboration des classes ») et se préparer à l’existence illégale/clandestine pour ne pas être pris de court et détruit par une mise hors la loi. Et les conseils pratiques que Serge détaillait il y a près d’un siècle prennent aujourd’hui comme un air d’actualité : se considérer en permanence comme filé, écrire le moins possible (« ne pas écrire est mieux »), se défier des téléphones, savoir se taire, ne répondre à aucun interrogatoire sans être assisté d’un défenseur, « ne pas céder au penchant, inculqué par l’éducation idéaliste bourgeoise, d’établir ou de rétablir “la vérité” », se garder de la manie de la conspiration : « La plus grande vertu du révolutionnaire, c’est la simplicité, le dédain de toute pose même… révolutionnaire. »

L’année où cette partie du texte est rédigée – 1921, donc – marque un tournant dans la révolution russe : c’est l’écrasement de la révolte de la flotte à Cronstadt, et aussi le début de la NEP, c’est-à-dire la fin du communisme de guerre, le retour à certaines formes de l’économie capitaliste. Victor Serge, qui n’a pas renié son passé anarchiste, écrit dans ses Mémoires d’un révolutionnaire
2 : « Cronstad3, la NEP, la continuation de la terreur et du régime de l’intolérance semaient un tel désarroi parmi les cadres du parti que nous étions en pleine crise morale […]. Je concluais que la révolution russe, livrée à elle-même, serait vraisemblablement perdue, de façon ou d’autre (par la guerre ou par la réaction à l’intérieur ?) ; que les Russes, ayant accompli des efforts surhumains pour fonder une société nouvelle, étaient en somme à bout de forces ; que la relève et le salut devaient venir de l’Occident […]. Je décidai de partir pour l’Europe centrale, qui semblait devoir être le foyer des prochains événements. »

Serge part donc pour Berlin, où il travaille à la rédaction de l’Inprekorr (La Correspondance internationale). Il assiste à l’écrasement de l’insurrection communiste d’octobre 1923, bureaucratiquement lancée par le Komintern en Saxe, en Thuringe et à Hambourg. « J’écris à Moscou, note Serge dans ses Mémoires, que si l’initiative du parti n’est pas liée au mouvement spontané des masses, elle est vaincue d’avance. Chaque jour, j’apprends la saisie de stocks d’armes. L’attente tendue des faubourgs va se détendre inexplicablement. Le chômeur passe, par des gradations brusques, d’une fièvre d’insurgé à une lassitude de résigné. » Passé à Vienne, Serge y respire « l’air orageux des Balkans », travaille à la révolution en Bulgarie, en Yougoslavie, mais les nouvelles de Moscou sont mauvaises. « Je voyais R. grimaçant de tristesse et de fureur rentrée quand les journaux de Moscou nous apportaient des pages entières d’affreuse polémique contre Trotski. Déjà le monopole de l’imprimé officiel avilissait incroyablement les esprits : les raisonnements tenaient debout comme des veaux à cinq pattes, le style était pâteux, l’ironie épaisse, la pauvre vérité toute nue livrée aux cuistres… Je n’ose pas encore penser que c’est la fin du parti, la fin de l’idéalisme ; à ce niveau de dégradation spirituelle, on ne peut plus vivre. Quand on me le dit, je me rebiffe pourtant ; quand un Souvarine me l’écrit de son stylo rempli de vitriol, je m’insurge, je suis prêt de crier à la trahison. Nous resterons ainsi, cramponnés à d’ultimes espoirs, pendant dix ans et plus, beaucoup jusqu’à la mort, la leur propre par éclatement du crâne, d’ordre du Bureau politique. Mais ce sont les limbes d’un lointain avenir tout à fait inimaginable. Trotski préside encore le Conseil supérieur de la Guerre, il écrit d’une plume fulgurante. Nous aimons le parti, nous ne concevons plus la vie hors du parti. Nous avons foi en son avenir comme en nous-mêmes, sûrs que nous sommes de ne jamais trahir. »

C’est dans ce climat que Victor Serge rédige en 1925 la seconde partie de l’ensemble qui deviendra Ce que tout révolutionnaire devrait savoir sur la répression. Intitulée « Le problème de la répression révolutionnaire » (chapitre 4), elle sera publiée à Paris à la Librairie du Travail. « Toute action, écrit Serge dans sa courte préface, tendant à la destruction des institutions capitalistes a besoin d’être complétée par une préparation, au moins théorique, de l’œuvre créatrice de demain. » Il s’agit donc de théoriser la répression comme partie de l’« œuvre créatrice », une fois la révolution victorieuse.

Dans ces pages, véritable défense et illustration de la répression à la soviétique, on trouve à peu près tous les arguments qui justifieront l’élimination des opposants et la terreur qu’on appellera bientôt stalinienne. La répression n’est qu’un juste retour des choses : « Hier, il fallait à la bourgeoisie, pour contraindre les exploités, un pesant appareil de coercition ; il faut aujourd’hui aux prolétaires et aux paysans, pour briser les suprêmes résistances des exploiteurs dépossédés, pour les empêcher de reprendre le pouvoir, pour les contraindre ensuite à l’abdication durable des privilèges, un puissant appareil de répression. La mitrailleuse ne disparaît pas, elle change de main. Lui préférer la charrue n’est pas de mise. » L’ennemi intérieur est partout : « Les cadets – constitutionnels démocrates – bourgeois conspirent ; les socialistes révolutionnaires conspirent ; les socialistes populistes conspirent ; les social-démocrates mencheviks conspirent ; les anarchistes conspirent ; les intellectuels conspirent ; les officiers conspirent ; chaque ville a ses états-majors secrets, ses gouvernements provisoires, accompagnés de préfets et de pendeurs prêts à sortir de l’ombre après le coup de force imminent. » La répression révolutionnaire n’a rien de commun avec la répression bourgeoise : « L’édification de la société nouvelle – qui se fera sans prisons – ne commence pas par l’aménagement de prisons idéales. Sans doute ; mais l’impulsion est donnée, une réforme profonde a commencé. […] Dès aujourd’hui – et nous sommes loin du but – notre conviction est que, contrairement aux apparences, l’État soviétiste use infiniment moins de la répression que tout autre. » En passant, un coup de patte sur les révoltés de Cronstadt : « Je me souviens de ces anarchistes qui, lorsque la flotte rouge défendait péniblement Cronstadt et Petrograd contre une escadre anglaise, continuaient imperturbablement à bord de quelques bateaux leur bonne vieille propagande antimilitariste ! » Avec, pour finir, un hommage-alibi au Lénine de L’État et la Révolution : « La suprême différence entre l’État capitaliste et l’État prolétarien, la voici : l’État des travailleurs travaille à sa propre disparition. La suprême différence entre la contrainte-répression exercée par la bourgeoisie et la contrainte-répression exercée par la dictature du prolétariat, c’est que cette dernière constitue une arme nécessaire de la classe qui travaille à l’abolition de toutes les contraintes. »

Ces pages désolantes, Victor Serge les écrit librement : il est à Vienne, on l’a vu, et nullement menacé dans l’immédiat. Comment ce révolutionnaire venu d’un anarchisme jamais renié, nettement engagé dans l’Opposition de gauche auprès de Trotski, Preobrajenski, Piatakov, Radek, comment un tel homme peut-il rédiger une apologie de la machine qui ne va pas tarder à le broyer ? Il ne s’agit certes pas d’inconscience : il sait ce qui va lui arriver – trois ans après avoir écrit Les Coulisses d’une Sûreté Générale : ce que tout révolutionnaire devrait savoir sur la répression, il sera exclu du parti pour « activités fractionnelles » et emprisonné, peu de temps avant que Trotski soit exilé à Alma-Ata.

Ce qui amène Victor Serge à écrire sans contrainte directe un tel texte, c’est peut-être le même mécanisme qui poussait aux aveux les accusés des procès de Moscou à la fin des années 1930 – aveux qui n’étaient pas simplement arrachés par les tortures physiques et morales lors de l’« instruction » : comme les vieux bolcheviks acceptant de reconnaître qu’ils étaient depuis toujours des agents de l’Intelligence Service, Serge fait sans doute là un dernier cadeau au parti pour montrer et se montrer qu’il reste fidèle à son idéal révolutionnaire. « Je serai avec les bolcheviks, écrit-il dans ses Mémoires, parce qu’ils accomplissaient tenacement, sans découragement, avec une ardeur magnifique, avec une passion réfléchie, la nécessité même […]. Ils se trompaient certainement sur plusieurs points essentiels : dans leur intolérance, dans leur foi en l’étatisation, dans leur penchant pour la centralisation et les mesures administratives. Mais s’il fallait combattre leurs fautes avec liberté d’esprit et avec esprit de liberté, c’était parmi eux. »

« L’ère des guerres civiles s’est ouverte », écrit Serge dans son introduction. Elle ne s’est certes pas refermée depuis, et ce texte, dans son clair-obscur même, reste d’une inquiétante actualité, qu’il s’agisse de déjouer les pièges de la police ou de réfléchir aux lendemains d’une insurrection victorieuse.

Eric Hazan

Paris, mai 2009.

Eric Hazan dirige les Éditions La Fabrique à Paris.

Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression

Note sur l’établissement du texte

L’édition « princeps » (procurée par la Librairie du Travail) était, malgré le sérieux et la ferveur de son animateur, Marcel Hasfeld (1889-1984), un peu altérée par la présence de quelques coquilles et d’erreurs de transcription (notamment pour des noms propres et des dates).

Le manuscrit originel ne figurant pas dans les archives de Marcel Hasfeld ni dans celles de Serge, les éditions postérieures – y compris les éditions « pirates » – ont toutes reproduit un texte présentant quelques défauts.

La présente édition est donc la première à offrir un texte revu et corrigé, conforme, pensons-nous, aux intentions de Serge.

Tous les noms propres ont été vérifiés, de même que les dates. La translittération adoptée pour les noms russes est celle admise et en vigueur depuis au moins deux décennies : ainsi les noms se terminant en « eff »/« ef » ou « off »/« of » (par ex. Azef, Bourtzef, etc.) le sont désormais en « ev », « ov » ; ceux en « sky » (Malinovsky, Trotsky, etc.) sont maintenant en « ski ».

Toutefois – pour les titres de livres ou d’articles –, l’ancienne translittération a été conservée.

Il va de soi que si, malgré les vérifications et les relectures, quelque erreur persistait, elle nous serait imputable.

Jean Rière
Morsang-sur-Orge, août 2009.


INTRODUCTION
Par Victor Serge

La victoire de la révolution en Russie a fait tomber entre les mains des révolutionnaires tout le mécanisme de la police politique la plus moderne, la plus puissante, la plus aguerrie, formée par plus de cinquante années d’âpres luttes contre les élites d’un grand peuple.

Connaître les méthodes et les procédés de cette police présente pour tout militant un intérêt pratique immédiat ; car la défense capitaliste emploie partout les mêmes moyens ; car toutes les polices, d’ailleurs solidaires, se ressemblent.

La science des luttes révolutionnaires que les Russes acquirent en plus d’un demi-siècle d’immenses efforts et de sacrifices, les militants des pays où l’action se développe aujourd’hui vont devoir, dans les circonstances créées par la guerre, par les victoires du prolétariat russe et les défaites du prolétariat international – crise du capitalisme mondial, naissance de l’Internationale communiste, développement très net de la conscience de classe chez la bourgeoisie : fascisme, dictatures militaires, terreur blanche, lois scélérates –, les militants vont devoir se l’assimiler en un laps de temps beaucoup plus court, elle leur devient nécessaire dès aujourd’hui. S’ils sont bien avertis des moyens dont l’ennemi dispose, peut-être subiront-ils des pertes moindres… Il y a donc lieu, dans un but pratique, de bien étudier l’instrument principal de toutes les réactions et de toutes les répressions, cette machine à étrangler toutes saines révoltes qui s’appelle la police. Nous le pouvons, puisque l’arme perfectionnée que l’autocratie russe s’était forgée pour défendre son existence – l’Okhrana (la Défensive), Sûreté générale de l’Empire russe – est tombée entre nos mains.

Cette étude, pour être poussée à fond, ce qui serait fort utile, exigerait des loisirs que n’a pas l’auteur de ces lignes. Les pages qu’on va lire n’ont pas la prétention d’y suppléer. Elles suffiront, je l’espère, à avertir les camarades et à dégager à leurs yeux une vérité importante qui me frappa dès la première visite aux archives de la police russe ; c’est qu’il n’est pas de force au monde qui puisse endiguer le flot révolutionnaire quand il monte, et que toutes les polices, quels que soient leur machiavélisme, leur science et leurs crimes, sont à peu près impuissantes…

Ce travail, publié une première fois par le Bulletin communiste
1 en novembre 1921, a été attentivement complété. Les problèmes pratiques et théoriques que l’étude du mécanisme d’une police ne peut manquer de soulever dans l’esprit du lecteur ouvrier, quelle que soit sa formation politique, ont été examinés dans deux essais nouveaux. Des Conseils au militant, de l’utilité desquels, malgré leur simplicité vraiment évidente, l’expérience ne permet pas de douter, esquissent les règles primordiales de la défense ouvrière contre la surveillance, le mouchardage et la provocation.

Depuis la guerre et la révolution d’Octobre, la classe ouvrière ne peut plus se contenter d’accomplir une œuvre uniquement négative, destructive. L’ère des guerres civiles s’est ouverte. Que leur actualité soit précisément quotidienne ou reculée à « des années » d’échéance, les multiples questions de la prise du pouvoir ne s’en posent pas moins, dès aujourd’hui, à la plupart des partis communistes. Au début de 1923, l’ordre capitaliste de l’Europe pouvait paraître d’une stabilité propre à décourager les impatients. L’occupation « paisible » de la Ruhr allait pourtant, avant la fin de l’année, faire planer sur l’Allemagne, puissamment réel, le spectre de la révolution2.

Désormais, toute action tendant à la destruction des institutions capitalistes a besoin d’être complétée par une préparation, au moins théorique, à l’œuvre créatrice de demain. « L’esprit destructeur, disait Bakounine, est aussi l’esprit créateur3. » Cette profonde pensée, dont l’interprétation littérale a lamentablement égaré bien des révoltés, vient de devenir une vérité pratique. Le même esprit de lutte de classe porte aujourd’hui les communistes à détruire et créer simultanément. De même que l’antimilitarisme actuel a besoin d’être complété par la préparation de l’Armée rouge, le problème de la répression posé par la police et la justice bourgeoises a un aspect positif d’une grosse importance. J’ai cru devoir le définir à grands traits. Nous devons connaître les moyens de l’ennemi ; nous devons aussi connaître toute l’étendue de notre propre tâche.

Victor Serge
Mars 1925.


1. L’OKHRANA RUSSE

I. LE POLICIER. SA PRÉSENTATION SPÉCIALE

L’Okhrana
1 succéda, en 1881, à la fameuse 3e Section du ministère de l’Intérieur. Mais elle ne se développa vraiment qu’à partir de 1900, date à laquelle une nouvelle génération de gendarmes fut mise à sa tête. Les anciens officiers de gendarmerie, surtout dans les grades supérieurs, considéraient comme contraire à l’honneur militaire de se ravaler à certaines besognes policières. La nouvelle école fit litière de ces scrupules et entreprit d’organiser scientifiquement la police secrète, la provocation, la délation, la trahison dans les partis révolutionnaires. Elle devait produire des hommes d’érudition et de talent, comme ce colonel Spiridovitch2, qui nous a laissé une volumineuse Histoire du Parti socialiste-révolutionnaire
3 et une Histoire du Parti social-démocrate.

Le recrutement, l’instruction et le dressage professionnel des officiers de cette gendarmerie faisaient l’objet de soins tout spéciaux. Chacun avait, à la Direction générale, sa fiche, document très complet où l’on trouve bien des détails amusants. Caractère, degré d’instruction, intelligence, états de service, tout y est noté dans un esprit d’utilité pratique. Un officier est, par exemple, qualifié de « borné » – bon pour les emplois subalternes, n’exigeant que de la fermeté – et un autre noté comme « enclin à courtiser les femmes ».

Au nombre des questions du formulaire, je remarque celle-ci : « Connaît-il bien le programme et les statuts des partis ? Desquels ? » Et je lis que notre ami des dames « connaît bien les idées socialistes-révolutionnaires et anarchistes – passablement le Parti social-démocrate – et superficiellement le Parti socialiste polonais ». Il y a là toute une érudition sagement graduée. Mais continuons l’examen de la même fiche. Notre policier « a-t-il suivi les cours d’histoire du mouvement révolutionnaire » ? « Combien et dans quels partis a-t-il eu d’agents secrets ? Intellectuels ? Ouvriers ? »

Car il va de soi que, pour former ses limiers, l’Okhrana organisait des cours où l’on étudiait chaque parti, ses origines, son programme, ses méthodes et jusqu’à la biographie de ses militants connus.

Notons ici que cette gendarmerie russe, dressée aux besognes les plus délicates de la police politique, n’avait plus rien de commun avec la maréchaussée des pays de l’Europe occidentale. Et qu’elle a certainement son équivalent dans les polices secrètes de tous les États capitalistes.

II. LA SURVEILLANCE EXTÉRIEURE. FILATURES

Toute surveillance est d’abord extérieure. Il s’agit toujours de filer l’homme, de connaître ses faits et ses gestes, ses connexions et ensuite de pénétrer ses desseins. Aussi les services de filature sont-ils particulièrement développés dans toutes les polices et l’organisation russe nous donne-t-elle sans doute le prototype de tous les services semblables.

Les « fileurs » russes (agents de surveillance extérieure) appartenaient, comme les « agents secrets » – en réalité mouchards et provocateurs – à l’Okhrana, ou Sûreté politique. Ils constituaient le Service de recherches, qui ne pouvait arrêter que pour un mois ; d’une façon générale, le service des recherches transmettait d’ailleurs ses captures à la Direction de la gendarmerie qui continuait l’instruction.

Le service de surveillance extérieure était le plus simple. Ses nombreux agents, dont nous possédons les photographies d’identité, payés 50 roubles par mois, avaient pour unique tâche de filer d’heure en heure, de nuit et de jour, sans interruption aucune, la personne qu’on leur désignait. Ils ne devaient connaître, en principe, ni son nom ni le but de la filature, par précaution sans doute contre une maladresse ou contre une trahison. La personne à filer recevait un surnom : le Blond, la Ménagère, Vladimir, le Cocher, etc. Nous retrouvons ce surnom en tête des rapports quotidiens, reliés et formant de gros cahiers, où les fileurs ont consigné leurs observations. Ces rapports sont d’une précision minutieuse et ne doivent pas contenir de lacune. Le texte en est généralement rédigé à peu près comme suit :

Le 17 avril, à 9 h 54 du matin, la Ménagère est sortie de chez elle, a mis deux lettres à la poste au coin de la rue Pouchkine ; est entrée dans plusieurs magasins du boulevard X ; est entrée à 10 h 30 rue Z, n° 13, en est ressortie à 11 h 20, etc.

Dans les cas les plus sérieux, deux agents filaient à la fois la même personne sans se connaître ; leurs rapports se contrôlaient et se complétaient.

Ces rapports quotidiens étaient remis à la gendarmerie pour y être analysés par des spécialistes. Ces fonctionnaires – limiers en chambre –, d’une dangereuse perspicacité, dressaient des tableaux synoptiques résumant les faits et les gestes d’une personne, le nombre de ses visites, leur régularité, leur durée, etc. ; par endroits, ces schémas permettaient d’apprécier l’importance des relations d’un militant et son influence probable.

Le policier Zoubatov4 – qui, vers 1905, tenta de s’emparer du mouvement ouvrier dans les grands centres en y créant des syndicats – avait porté la filature au plus haut degré de perfection. Ses brigades spéciales5 pouvaient filer un homme par toute la Russie, voire par toute l’Europe, se déplaçant avec lui de ville en ville ou de pays en pays. Les fileurs au reste ne devaient jamais s’embarrasser de frais. Le carnet de dépenses de l’un d’entre eux, pour le mois de janvier 1903, nous donne un chiffre de frais généraux s’élevant à 637,35 roubles. Pour concevoir l’importance du crédit ouvert de la sorte à un très ordinaire mouchard, que l’on veuille bien se souvenir qu’à cette époque un étudiant vivait facilement de 25 roubles par mois. Vers 1911, la coutume naquit d’envoyer des fileurs à l’étranger pour y surveiller les émigrés et prendre contact avec les polices européennes. Les mouchards de S. M. impériale furent dès lors chez eux dans toutes les capitales du monde.

L’Okhrana avait notamment pour mission constante de rechercher et de surveiller certains révolutionnaires jugés les plus dangereux, principalement terroristes ou membres du parti socialiste-révolutionnaire qui exerçaient le terrorisme. Ses agents devaient être constamment porteurs de carnets de photographies contenant 50 à 70 portraits parmi lesquels nous reconnaissons au hasard Savinkov6, feu Nathanson7, Argounov8, Avksentiev9 (hélas !), Kareline10, Ovsiannikov, Vera Figner11, Pechkova12 (Mme Gorki), Fabrikant13. Des reproductions du portrait de Karl Marx étaient aussi mises à leur disposition ; la présence de ce portrait dans un intérieur ou dans un livre constituait un indice.

Détail amusant : la surveillance extérieure ne s’exerçait pas que sur les ennemis de l’ancien régime. Nous possédons des carnets attestant que les faits et gestes des ministres de l’Empire n’échappaient pas à la vigilance de la police. Un carnet de surveillance des conversations téléphoniques du ministère de la Guerre, en 1916, nous apprend par exemple combien de fois par jour différents personnages de la cour s’enquéraient de la santé précaire de Mme Soukhomlinov14 !

III. LES ARCANES DE LA PROVOCATION

Le mécanisme le plus important de la police russe était à coup sûr son « agence secrète », nom décent du service de provocation dont les origines remontent aux premières luttes révolutionnaires et qui atteignit un développement tout à fait extraordinaire après la révolution de 1905.

Des policiers (dits : officiers de gendarmerie) spécialement formés, instruits et triés, procédaient au recrutement des agents provocateurs. Leurs succès plus ou moins grands dans ce domaine les classaient et contribuaient à leur avancement. Des instructions précises prévoyaient les moindres détails de leurs relations avec les collaborateurs secrets. Des spécialistes hautement rétribués réunissaient enfin en un faisceau tous les renseignements fournis par la provocation, les étudiaient, formaient et tenaient des dossiers.

Il y avait dans les bâtiments de l’Okhrana (Petrograd, Fontanka, 16)15 une chambre secrète où n’entraient jamais que le directeur de la police et le fonctionnaire chargé d’y classer les pièces. C’était celle de l’agence secrète. Elle contenait notamment l’armoire à fiches des provocateurs – où nous avons trouvé plus de 35 000 noms. Dans la plupart des cas, par un surcroît de précautions, le nom de l’« agent secret » est remplacé par un sobriquet, ce qui fait que le travail d’identification de certains misérables dont, après la révolution, les dossiers complets tombèrent entre les mains des camarades, fut singulièrement difficile. Le nom du provocateur ne devait être connu que du directeur de l’Okhrana et de l’officier de gendarmerie chargé d’entretenir avec lui des relations permanentes. Les reçus mêmes que signaient les provocateurs à chaque fin de mois – car ils émargeaient tout aussi paisiblement et normalement que les autres fonctionnaires, pour des sommes variant de 3, 10, 15 roubles par mois à 150 ou 200 roubles au maximum – ne portaient généralement que leur sobriquet. Mais l’administration, défiante envers ses agents et craignant que ses officiers de gendarmerie n’imaginassent des collaborateurs fictifs, procédait assez fréquemment à des révisions minutieuses des différentes branches de son organisation. Un inspecteur muni de larges pouvoirs enquêtait lui-même sur les collaborateurs secrets, les voyait au besoin, les congédiait ou les augmentait. Ajoutons que leurs rapports étaient soigneusement vérifiés – autant que faire se pouvait – les uns par les autres.

IV. UNE INSTRUCTION SUR LE RECRUTEMENT ET LE SERVICE DES AGENTS PROVOCATEURS

Ouvrons tout de suite un document que l’on peut considérer comme l’alpha et l’oméga de la provocation. Il s’agit de l’Instruction concernant l’agence secrète, brochure de 27 pages dactylographiées, petit format. Notre exemplaire (numéroté 35) porte à la fois, dans les deux coins du haut, ces trois mentions : « Très secrète », « Ne doit être ni transmise ni montrée », « Secret professionnel ». Que voilà d’insistance à recommander le mystère ! On comprendra bientôt pourquoi. Ce document, qui dénote des connaissances psychologiques et pratiques, un esprit méticuleusement prévoyant, un très curieux mélange de cynisme et d’hypocrisie morale officielle, intéressera quelque jour les psychologues.

Cela débute par des indications générales :

La Sûreté politique doit tendre à détruire les centres révolutionnaires au moment de leur plus grande activité et ne pas gâcher son travail en s’arrêtant à de moindres entreprises.

Ainsi le principe est : laisser se développer le mouvement pour mieux le liquider ensuite.

Les agents secrets reçoivent un traitement fixe proportionné aux services qu’ils rendent.

La Sûreté doit

éviter avec le plus grand soin de livrer ses collaborateurs. À cette fin, ne les arrêter et ne les libérer que lorsque d’autres membres d’égale importance appartenant aux mêmes organisations révolutionnaires pourront être arrêtés ou libérés.

La Sûreté doit

faciliter à ses collaborateurs l’acquisition de la confiance des militants.

Suit un chapitre sur le recrutement.

Le recrutement des agents secrets est le souci constant du directeur des Recherches et de ses collaborateurs. Ils ne doivent négliger aucune occasion, même donnant peu d’espoir, de se procurer des agents…

Cette tâche est extrêmement délicate. Il importe, afin de l’accomplir, de rechercher les contacts avec les détenus politiques…

Doivent être considérés comme prédisposés à prendre du service

les révolutionnaires d’un caractère faible, déçus ou blessés par le parti, vivant dans la misère, évadés des lieux de déportation ou désignés pour la déportation.

L’Instruction recommande d’étudier « avec soin » leurs faiblesses et de s’en servir ; de converser avec leurs amis et parents, etc. ; de multiplier « en toute occasion les contacts avec les ouvriers, avec les témoins, les parents, etc., sans jamais perdre de vue le but »…

Étrange duplicité de l’âme humaine ! Je traduis littéralement trois lignes déconcertantes :

On peut se servir des révolutionnaires dans la misère qui, sans renoncer à leurs convictions, consentent par besoin à fournir des renseignements…

Il y en avait donc ?

Mais continuons.

Placer des moutons auprès des détenus est d’un usage excellent.

Quand une personne paraît mûre pour prendre du service – c’est-à-dire quand, sachant un révolutionnaire aigri, matériellement gêné, ébranlé peut-être par ses mécomptes personnels, on possède en outre contre lui quelques chefs d’inculpation assez graves pour le bien tenir en main :

Arrêter tout le groupe dont elle fait partie et conduire la personne en question chez le directeur de la police ; avoir contre elle des motifs de poursuites sérieux et se réserver pourtant la possibilité de la relâcher en même temps que les autres révolutionnaires incarcérés, sans provoquer d’étonnement.

Interroger la personne en tête à tête. Tirer parti pour la convaincre des querelles de groupes, des fautes des militants, des blessures d’amour-propre.

On croit entendre, en lisant ces lignes, le policier paterne s’apitoyer sur le sort de sa victime :

– Ah oui, pendant que vous irez aux travaux forcés pour vos idées, votre camarade X…, qui vous a joué de si bons tours, fera bonne chère à vos dépens. Que voulez-vous ? Les bons paient pour les mauvais !

Ça peut prendre – quand il s’agit d’un faible – ou d’un affolé que menacent des années de déportation…

Autant que possible, avoir plusieurs collaborateurs dans chaque organisation.

La Sûreté doit diriger ses collaborateurs et non les suivre.

Les agents secrets ne doivent jamais avoir connaissance des renseignements fournis par leurs collègues.

Et voici un passage que Machiavel n’eût pas désavoué :

Un collaborateur travaillant obscurément dans un parti révolutionnaire peut être élevé dans son organisation par des arrestations de militants plus importants.

Assurer le secret absolu de la provocation est naturellement l’un des plus grands soucis de la police.

L’agent promet le secret absolu ; à son entrée en service, il ne doit modifier aucunement ses façons de vivre.

Les relations avec lui sont entourées de précautions qu’il serait difficile de surpasser.

Des rendez-vous peuvent être assignés à des collaborateurs dignes de toute confiance. Ils ont lieu dans des appartements clandestins, composés de plusieurs pièces ne communiquant pas directement entre elles, où l’on puisse en cas de nécessité isoler différents visiteurs. Le tenancier du logis doit être un employé civil. Il ne peut jamais recevoir de visites personnelles. Il ne doit ni connaître les agents secrets ni leur parler. Il est tenu de leur ouvrir lui-même et de s’assurer avant leur sortie que personne ne vient dans l’escalier. Les entretiens ont lieu dans des chambres fermées à clé. Aucun papier n’y doit traîner. Avoir soin de ne jamais faire asseoir le visiteur ni près d’une fenêtre ni près d’un miroir. Au moindre indice suspect, changer d’appartement.

Le provocateur « ne peut en aucun cas venir à la Sûreté. Il ne peut accepter aucune mission importante sans le consentement de son chef ».

Les rendez-vous sont pris par signes convenus à l’avance. La correspondance est adressée à des adresses conventionnelles.

Les lettres des collaborateurs secrets doivent être écrites d’une écriture méconnaissable et ne contenir que des expressions banales. Se servir du papier et des enveloppes correspondant au milieu social du destinataire. Employer les encres sympathiques. Le collaborateur poste lui-même ses lettres. Quand il en reçoit, il est tenu de les brûler aussitôt après les avoir lues. Les adresses conventionnelles ne doivent être inscrites nulle part.

Un problème grave était celui de la libération des agents secrets arrêtés avec ceux qu’ils livraient. À ce sujet l’instruction déconseille le recours à l’évasion car :

Les évasions attirent l’attention des révolutionnaires. Préalablement à toute liquidation d’une organisation, consulter les agents secrets sur les personnes à laisser en liberté en vue de ne pas trahir nos sources d’information.

V. UNE MONOGRAPHIE DE LA PROVOCATION À MOSCOU (1912)

Une autre pièce choisie dans les archives de la provocation va nous éclairer sur l’étendue de celle-ci. Il s’agit d’une sorte de monographie de la provocation à Moscou en 1912. C’est le rapport d’un haut fonctionnaire, M. Vissarionov, qui fut chargé cette année-là d’une tournée d’inspection à l’agence secrète de Moscou.

Ce M. Vissarionov remplit sa mission du 1er au 22 avril 1912. Son rapport forme un gros cahier dactylographié. À chaque provocateur, désigné bien entendu par un sobriquet, une notice détaillée est consacrée. Il en est de très curieuses.

Au 6 avril 1912, il y avait à Moscou 55 agents provocateurs officiellement en fonction. Ils se répartissaient comme suit :

Socialistes-révolutionnaires, 17 ; social-démocrates, 20 ; anarchistes, 3 ; étudiants (mouvement des écoles), 11 ; institutions philanthropiques, etc., 2 ; sociétés scientifiques, 1 ; zemstvos, 1. Et « l’agence secrète de Moscou surveille également la presse, les octobristes (parti K.D., constitutionnel démocrate), les agents de Bourtzev16, les Arméniens, l’extrême droite et les Jésuites ».

Les collaborateurs sont généralement caractérisés par de simples notices à peu près ainsi conçues :

« Parti social-démocrate. Fraction bolchevique. Portnoï (le Tailleur), tourneur sur bois, intelligent. En service depuis 1910. Reçoit 100 roubles par mois. Collaborateur très bien renseigné. Sera candidat à la Douma. A participé à la conférence bolchevique de Prague. Des 5 militants envoyés en Russie par cette conférence, 3 ont été arrêtés17… »

D’ailleurs, revenant à la conférence bolchevique de Prague, notre haut fonctionnaire de police se félicite des résultats que les agents secrets y ont obtenus. Certains ont réussi à s’introduire dans le comité central, et c’est l’un d’entre eux, c’est un mouchard, qui a été chargé par le parti du transport de littérature en Russie. « Nous tenons ainsi tout le ravitaillement de la propagande », constate notre policier.

Ici une parenthèse. – Eh oui, ils tenaient à ce moment-là le ravitaillement de la propagande bolchevique. L’efficacité de cette propagande en était-elle amoindrie ? La parole imprimée de Lénine perdait-elle quoi que ce soit de sa valeur, pour avoir passé par les mains sales des mouchards ? La parole révolutionnaire a toute sa force en elle-même : elle n’a besoin que d’être entendue. Peu importe qui la transmet. Le succès de l’Okhrana n’aurait été vraiment décisif que si elle avait pu empêcher le ravitaillement des organisations bolcheviques de Russie en littérature de provenance étrangère. Or elle ne pouvait le faire que dans une certaine mesure, sous peine de démasquer ses batteries.

VI. DOSSIERS D’AGENTS PROVOCATEURS

Qu’est-ce qu’un agent provocateur ? Nous avons des milliers de dossiers où nous trouverons sur la personne et les actes de ces misérables une documentation abondante. Parcourons-en quelques-uns.

Dossier 378. – Julie Orestovna Serova (dite Pravdivy – le Véridique – et Oulianova). À une question du ministre sur les états de service de ce collaborateur congédié (parce que « brûlé »), le directeur de la police répond en énumérant ses hauts faits. La lettre tient quatre grandes pages. Je la résume, mais en termes à peu près textuels :

Julie Orestovna Serova fut employée, de septembre 1907 à 1910, à la surveillance des organisations social-démocrates. Occupant des postes relativement importants dans le parti, elle put rendre de grands services, tant à Petrograd qu’en province. Toute une série d’arrestations ont été opérées d’après ses renseignements.

En septembre 1907, elle fait arrêter le député à la Douma Serge Saltykov.

Fin avril 1908, elle fait arrêter quatre militants : Rykov18, Noguine19, « Grégoire20 » et « Kamenev21 ».

Le 9 mai 1908, elle fait arrêter toute une assemblée du parti.

En automne 1908, elle fait arrêter « Innocent » Doubrovinski22, membre du comité central.

En février 1909, elle fait saisir le matériel d’une typographie clandestine et le bureau des passeports du parti.

Le 1er mars 1909, elle fait arrêter tout le comité de Pétersbourg.

Elle a, en outre, contribué à l’arrestation d’une bande d’expropriateurs (mai 1907), à la saisie de stocks de littérature et notamment du transport illégal de littérature par Vilna. En 1908, elle nous a tenus au courant de toutes les réunions du comité central et indiqué la composition des comités. En 1909, elle a participé à une conférence du parti à l’étranger, sur laquelle elle nous a informés. En 1909, elle a surveillé l’activité d’Alexis Rykov.

Ce sont de beaux états de service.

Mais Serova a fini par être brûlée. Son mari, député à la Douma, a publié dans les journaux de la capitale qu’il ne la considérait plus comme sa femme. On a compris. Comme elle ne pouvait plus rendre de services, ses supérieurs hiérarchiques l’ont remerciée. Elle est tombée dans la misère. Le dossier est rempli de ses lettres au directeur de la Sûreté : protestations de dévouement, rappels de services rendus, demandes de secours.

Je ne sais rien de plus navrant que ces lettres tracées d’une écriture nerveuse et pressée d’intellectuelle. Le « provocateur en retraite », comme elle se qualifie quelque part elle-même, semble aux abois, harcelé par la misère, dans un total désarroi moral. Il faut vivre. Serova ne sait rien faire de ses mains. Son détraquement intérieur l’empêche de trouver une solution, un travail simple et raisonnable.

Le 16 août 1912, elle écrit au directeur de la police : « Mes deux enfants, dont l’aînée a cinq ans, n’ont ni vêtements ni chaussures. Je n’ai plus de mobilier. Je suis trop mal vêtue pour trouver du travail. Si vous ne m’accordez pas un secours, je serai réduite au suicide… » On lui accorde 150 roubles.

Le 17 septembre, autre lettre, à laquelle est jointe une lettre pour son mari, que le directeur de la police voudra bien faire poster : « Vous verrez, dans la dernière lettre que j’écris à mon mari, qu’à la veille d’en finir avec la vie je me défends encore d’avoir servi la police. J’ai décidé d’en finir. Ce n’est plus ni comédie ni recherche d’effet. Je ne me crois plus capable de recommencer à vivre… »

Serova ne se tue cependant pas. Quelques jours plus tard, elle dénonce un vieux monsieur qui cache des armes.

Ses lettres forment à la fin tout un gros livre. En voici une qui est touchante : quelques lignes d’adieu à l’homme qui fut son mari :

J’ai souvent été coupable devant toi. Et maintenant encore je ne t’ai pas écrit. Mais oublie le mal, souviens-toi de notre vie commune, de notre travail commun et pardonne-moi. Je quitte la vie. Je suis fatiguée. Je sens que trop de choses se sont brisées en moi. Je ne voudrais maudire personne ; maudits soient pourtant les « camarades » !

Où commence, dans ces lettres, la sincérité ? Où finit la duplicité ? On ne sait. On est devant une âme complexe, mauvaise, douloureuse, polluée, prostituée, mise à nu.

La Sûreté n’est cependant pas insensible à ses appels. Chacune des lettres de Serova, annotée à la main du chef de service, porte ensuite la résolution du directeur : « Verser 250 roubles », « Accorder 50 roubles ». L’ancienne collaboratrice annonce la mort d’un enfant. « Vérifier », écrit le directeur. Puis elle demande qu’on lui procure une machine à écrire pour apprendre à dactylographier. La Sûreté n’a pas de machines disponibles. À la fin, ses lettres se font de plus en plus pressantes. « Au nom de mes enfants, écrit-elle le 14 décembre, je vous écris avec des larmes et du sang : accordez-moi un dernier secours de 300 roubles. Il me suffira à jamais. » Et on le lui accorde, à la condition qu’elle quitte Petrograd. Au total, en 1911, Serova reçoit 743 roubles en trois fois ; en 1912, 788 roubles en six fois. C’était, à cette époque, assez considérable.

Après un dernier secours délivré en février 1914, Serova reçoit un petit emploi dans l’administration des chemins de fer. Elle le perd bientôt pour avoir escroqué de petites sommes à ses camarades de travail. On note dans son dossier : « Coupable de chantage. Ne mérite plus aucune confiance. » Sous le nom de Petrova, elle réussit pourtant à prendre du service dans la police des chemins de fer qui, renseignée, la congédie. En 1915, elle sollicite encore un emploi d’indicatrice. Et le 28 janvier 1917, à la veille de la révolution, cette ancienne secrétaire d’un comité révolutionnaire écrivait à « Sa Haute Noblesse M. le Directeur de la Police », lui rappelait ses bons et loyaux services et lui proposait de l’informer sur l’activité du parti social-démocrate dans lequel elle peut faire entrer son second mari… « À la veille des grands événements que l’on sent venir, je souffre de ne pouvoir vous être utile23… »

– Dossier 383. « Ossipov », Nikolaï Nikolaïevitch Veretzki, fils d’un pope. Étudiant. Collaborateur secret depuis 1903, pour la surveillance de l’organisation social-démocrate et de la jeunesse des écoles de Pavlograd.

Envoyé à Pétersbourg par le parti en 1905, avec mission de faire entrer des armes en Finlande, se présente aussitôt à la direction de la police pour y recevoir des instructions.

Soupçonné par ses camarades, est arrêté, passe trois mois à la section secrète de l’Okhrana et en sort pour être envoyé à l’étranger « afin de se réhabiliter aux yeux des militants ».

Je cite textuellement la conclusion d’un rapport :

Veretzki donne l’impression d’un jeune homme tout à fait intelligent, cultivé, d’une grande modestie, consciencieux et honnête ; signalons à sa louange qu’il dispose de la plus grande partie de son traitement (150 roubles) en faveur de ses vieux parents.

En 1915, cet excellent jeune homme se retire du service et reçoit encore douze mensualités de 75 roubles.

– Dossier 317. « Le Malade ». Vladimir Ivanovitch Lorberg. Ouvrier. Écrit maladroitement. Travaille en usine et reçoit 10 roubles par mois.

Un prolétaire de la provocation.

– Dossier 81. – Sergueï Vassilievitch Praotsev, fils d’un membre de la Narodnaïa Volia, se flatte d’avoir grandi dans un milieu révolutionnaire et d’avoir de vastes et utiles relations…

Nous avons des milliers de dossiers semblables.

Car la bassesse et la misère de certaines âmes humaines sont insondables.

Nous n’avons pas eu connaissance des dossiers de deux collaborateurs secrets dont les noms suivent. Ils doivent pourtant être mentionnés ici, comme des cas types : un intellectuel de grande valeur, un tribun…

Stanislaw Brzozowski24, écrivain polonais d’un talent apprécié, aimé des jeunes, auteur d’essais critiques sur Kant, Zola, Mikhaïlovski25, Avenarius26, « héraut du socialisme en lequel il voyait la plus profonde synthèse de l’esprit humain et dont il voulait faire un système philosophique embrassant la nature et l’humanité » (Naprzod, 5 mai 1908), auteur d’un roman révolutionnaire, La Flamme, touchait à l’Okhrana de Varsovie, pour ses rapports sur les milieux révolutionnaires et « avancés », des appointements mensuels de 150 roubles.

Le pope Gapone27, l’âme, avant la révolution de 1905, de tout un mouvement ouvrier à Pétersbourg et Moscou, l’organisateur de la manifestation ouvrière de janvier 1905 ensanglantée, sous les fenêtres du Palais d’hiver, par les feux de salves tirées sur une foule de suppliants conduite par deux prêtres portant le portrait du tsar, le pope Gapone, incarnation véritable d’un moment de la révolution russe, finit par se vendre à l’Okhrana et, convaincu de provocation, fut pendu par le socialiste-révolutionnaire Rutenberg28.

VII. UN REVENANT. UNE PAGE D’HISTOIRE

Aujourd’hui encore, tous les agents provocateurs de l’Okhrana, dont nous avons les dossiers, sont loin d’être identifiés.

Il ne se passe pas de mois sans que les tribunaux révolutionnaires de l’Union soviétique n’aient à juger quelques-uns de ces hommes. On les retrouve, on les identifie par hasard. En 1924, un misérable nous est ainsi apparu, remontant vers nous d’un passé de cinquante années – comme dans un hoquet de dégoût –, qui était bien un revenant. Et ce revenant évoquait une page d’histoire, qu’il faut intercaler ici, ne serait-ce que pour projeter sur ces pages couleur de boue un peu du rayonnement de l’héroïsme révolutionnaire.

Cet agent provocateur avait fourni trente-sept ans de bons services (de 1880 à 1917), et, vieillard chenu, déjoué pendant sept années les recherches de la Tchéka.

… Vers 1879, l’étudiant de vingt ans, Okladski29, révolutionnaire depuis sa quinzième année, membre du parti de la Narodnaïa Volia (Volonté du Peuple), terroriste, préparait avec Jeliabov30 un attentat contre le tsar Alexandre II31. Le train impérial devait sauter. Il passa sur les mines sans encombre. La machine infernale n’avait pas fonctionné. Accident fortuit ? On le crut. Mais seize révolutionnaires, dont Okladski, eurent à répondre du « crime ». Okladski fut condamné à mort. Sa brillante carrière commençait-elle ? Était-elle déjà commencée ? La clémence de l’empereur lui accorda la vie dans un bagne, à perpétuité.

Là commence en tout cas la série des inappréciables services que devait rendre Okladski à la police du tsar. Dans la longue liste des révolutionnaires qu’il livra, il y a quatre des noms les plus beaux de notre histoire : Barannikov32, Jeliabov, Trigoni33, Vera Figner34. De ces quatre, Vera Nikolaevna Figner survit seule. Elle a passé vingt années à la forteresse de Schlüsselbourg. Barannikov y est mort. Trigoni, après avoir souffert vingt ans à Schlüsselbourg et passé quatre années en exil à Sakhaline, a vu avant de mourir, en juin 1917, s’effondrer l’autocratie. Jeliabov est mort sur l’échafaud.

Tous ces vaillants appartenaient aux cadres de la Narodnaïa Volia
35, premier parti révolutionnaire russe, qui, avant la naissance d’un mouvement prolétarien, déclara la guerre à l’autocratie. Son programme était celui d’une révolution libérale, dont l’accomplissement eût signifié pour la Russie un immense progrès. À une époque où nulle autre action n’était possible, il se servit du terrorisme, frappant sans relâche, à la tête, le tsarisme affolé par moments, décapité le 1er mars 1881. Dans cette lutte d’une poignée de héros contre toute une vieille société puissamment armée, se créèrent les mœurs, les traditions, les mentalités qui, perpétuées par le prolétariat, devaient tremper pour la victoire d’Octobre 1917 plusieurs générations de révolutionnaires. De tous ces héros, Andreï Jeliabov fut peut-être le plus grand, et rendit, à coup sûr, les services les plus grands au parti qu’il avait contribué à fonder. Dénoncé par Okladski, on l’arrêtait le 27 février 1881, dans un appartement du Nevski, en compagnie d’un jeune avocat d’Odessa, Trigoni, également membre du mystérieux comité exécutif de la Narodnaïa Volia. Deux jours plus tard, les bombes du parti déchiquetaient Alexandre II dans une rue de Saint-Pétersbourg36. Le lendemain, les autorités judiciaires recevaient de Jeliabov, enfermé à Pierre-et-Paul, une lettre stupéfiante. Rarement juges et monarque reçurent pareil soufflet. Rarement chef de parti sut accomplir avec telle fierté son dernier devoir. Cette lettre disait :

Si le nouveau souverain, recevant le sceptre des mains de la révolution, a l’intention de s’en tenir à l’égard des régicides à l’ancien système ; si l’on a l’intention d’exécuter Ryssakov37, l’injustice serait criante de me laisser la vie, à moi qui ai tant de fois attenté à la vie d’Alexandre II et qu’un hasard fortuit a empêché de participer à son exécution. Je me sens très inquiet à la pensée que le gouvernement pourrait accorder plus de prix à la justice formelle qu’à la justice réelle et orner la couronne du nouveau monarque du cadavre d’un jeune héros, uniquement à cause du manque de preuves formelles contre moi qui suis un vétéran de la révolution.

De toutes les forces de mon âme, je proteste contre cette iniquité.

Seule la lâcheté du gouvernement pourrait expliquer qu’on ne dressât qu’une potence au lieu de deux38.

Le nouveau tsar Alexandre III39 en dressa six pour les régicides. Au dernier moment, une jeune femme, Jessy Guelfman40, enceinte, fut graciée. Jeliabov mourut à côté de sa compagne Sophie Perovskaïa41, avec Ryssakov (qui avait inutilement trahi), Mikhaïlov42 et le chimiste Kibaltchitch43. Mikhaïlov subit trois fois le supplice. Deux fois, la corde du bourreau se rompit. Deux fois, Mikhaïlov tomba, déjà roulé dans son linceul et encapuchonné pour se relever lui-même

… Le provocateur Okladski, cependant, continuait ses services. Parmi la généreuse jeunesse qui « allait au peuple », à la pauvreté, à la prison, à l’exil, à la mort, inlassablement, pour frayer les chemins à la révolution, il était facile de faire des coupes sombres ! À peine Okladski était-il à Kiev qu’il livrait, au policier Soudeikine44, Vera Nikolaevna Figner. Puis il servit à Tiflis, professionnel habile de la trahison, expert dans l’art de se lier avec les hommes les meilleurs, de conquérir les sympathies, de partager l’enthousiasme, pour faire ensuite, quelque jour, d’un signe, ensevelir vivants ses camarades – et toucher, les gratifications attendues.

En 1889, la Sûreté impériale l’appelait à Saint-Pétersbourg. Le ministre Dournovo45, purifiant Okladski de tout passé indigne, en faisait le « citoyen honoraire » Petrovski, toujours révolutionnaire, bien entendu, et confident de révolutionnaires. Il devait rester « en activité » jusqu’à la révolution de mars 1917. Jusqu’à 1924, il réussit à n’être qu’un paisible habitant de Petrograd. Puis, enfermé à Leningrad, dans la prison même où plusieurs de ses victimes attendirent la mort, il consentit à écrire la confession de sa vie jusqu’à l’année 1890.

Passé cette date, le vieil agent provocateur ne voulut dire mot. Il ne consentait à parler que d’une époque dont presque personne – d’entre les révolutionnaires – ne survit, mais qu’il a, lui, peuplée de morts et de martyrs…

Le tribunal révolutionnaire de Leningrad jugea Okladski dans la première quinzaine de janvier 1925. La révolution ne se venge pas. Ce revenant appartenait à un passé trop lointain et trop mort. Le procès, conduit par des vétérans de la révolution, prit figure d’un débat scientifique d’histoire et de psychologie. Ce fut l’étude du plus navrant des documents humains. Okladski fut condamné à dix années d’emprisonnement.

VIII. MALINOVSKI46

Arrêtons-nous encore brièvement sur un cas de provocation comme l’histoire du mouvement révolutionnaire russe en connaît plusieurs : la provocation d’un chef de parti. Voici l’énigmatique figure de Malinovskinote.

Un matin de 1918 – lendemain de la révolution d’Octobre, année terrible : guerre civile, réquisitions dans les campagnes, sabotage des techniciens, complots, soulèvement des Tchécoslovaques, interventions étrangères, paix infâme (selon le mot de Lénine) de Brest-Litovsk, deux tentatives d’assassinat contre Vladimir Illitch47 –, un matin de cette année-là, un homme se présentait tranquillement chez le commandant du palais de Smolny (Petrograd) et lui disait : « Je suis le provocateur Malinovski. Je vous prie de m’arrêter. »

L’humour a sa place dans toutes les tragédies. Impavide, le commandant de Smolny faillit mettre à la porte cet importun. « Je n’ai pas d’ordres, moi ! Et ce n’est pas mon affaire de vous arrêter. » – « Alors, faites-moi conduire au comité du parti. » – Au comité, on reconnut avec stupéfaction l’homme le plus exécré, le plus méprisé du parti. On l’arrêta.

Sa carrière, en deux mots.

L’avers : une adolescence difficile ; trois condamnations pour vol. Très doué, très actif, militant de diverses organisations, si apprécié qu’en 1910 on lui offre d’entrer au comité central du Parti ouvrier social-démocrate russe et que la Conférence bolchevique de Prague (1912) l’y porte en effet. À la fin de la même année, député bolchevique à la IVe Douma d’Empire. Président en 1913 du groupe parlementaire bolchevik.

Le revers : indicateur de l’Okhrana (« Ernest », puis « le Tailleur ») dès 1907. À partir de 1910, appointements de 100 roubles par mois (c’est princier). L’ex-chef de la police Beletski48 dit : « Malinovski était l’orgueil de la Sûreté, qui s’attacha à en faire un des chefs du parti. » Fait arrêter des groupes bolcheviques à Moscou, Toula, etc. ; livre à la police Milioutine49, Noguine50, Maria Smidovitch, Staline51, Sverdlov52. Communique à l’Okhrana les archives secrètes du parti. Est élu à la Douma avec le concours aussi efficace que discret de la police…

Démasqué, reçoit du ministère de l’Intérieur une forte récompense et disparaît. Survient la guerre. Fait prisonnier aux armées, recommence à militer dans un camp de concentration. Rentre finalement en Russie, pour déclarer au tribunal révolutionnaire : « Faites-moi fusiller ! » Il soutint avoir énormément souffert de sa double existence, n’avoir vraiment compris la révolution que bien tardivement, s’être laissé entraîner par l’ambition et l’esprit d’aventure. Krylenko53 réfuta impitoyablement cette argumentation peut-être sincère : « L’aventurier joue sa dernière carte ! »

Une révolution ne peut s’attarder au déchiffrement des énigmes psychologiques. Elle ne peut pas non plus s’exposer au risque d’être une fois de plus trompée par un joueur trouble et passionné. Le tribunal révolutionnaire rendit le verdict réclamé à la fois par l’accusateur et l’accusé. Dans la même nuit, quelques heures plus tard, Malinovski, traversant une cour écartée du Kremlin, recevait à l’improviste une balle dans la nuque.

IX. MENTALITÉ DU PROVOCATEUR. LA PROVOCATION ET LE PARTI COMMUNISTE

Ici se pose devant nous le problème de la psychologie du provocateur. Psychologie morbide, assurément, mais qui ne doit pas trop nous surprendre. Nous avons vu, dans l’Instruction de l’Okhrana, quelles personnes la police « travaille » et par quels moyens. Une Serova, jugée faible de caractère, vivant dans la gêne, milite avec courage. On l’arrête. Brusquement arrachée à son milieu, elle se voit perdue ; les travaux forcés l’attendent, peut-être la potence. Ou bien il faut dire un mot, rien qu’un mot, sur untel, qui, précisément, lui a fait quelque mal… Elle trébuche. Il suffit d’un instant de lâcheté ; or il y a beaucoup de lâcheté au fond de l’être humain. Le plus terrible, c’est que, désormais, elle ne pourra plus se ressaisir. Désormais, on la tient. Si elle refuse de continuer, on lui jettera à la face, en plein tribunal, sa première délation. Au bout d’un certain temps, elle s’accoutume aux avantages matériels de cette odieuse situation, d’autant plus que, dans le secret de son activité, elle se sent parfaitement en sécurité…

Il n’y a pas que ces agents provocateurs par lâcheté ; il y a, beaucoup plus dangereux, les dilettanti, aventuriers qui ne croient en rien, blasés sur l’idéal qu’ils ont naguère servi, épris du danger, de l’intrigue, de la conspiration, d’un jeu compliqué où ils dupent tout le monde. Ceux-là peuvent avoir du talent, jouer un rôle à peu près indéchiffrable. Tel paraît bien avoir été Malinovski. La littérature russe de la période qui suivit la défaite de 1905 nous offre plusieurs cas psychologiques d’une perversion semblable. Le révolutionnaire illégal – surtout le terroriste – acquiert une trempe de caractère, une volonté, un courage, un amour du danger redoutables. Si, avec cela, il lui arrive, par suite d’une évolution mentale assez commune, de perdre, sous l’empire de menues expériences personnelles – échecs, déceptions, égarements intellectuels – ou de la défaite temporaire du mouvement, son idéalisme, que peut-il devenir ? S’il est réellement fort, il échappera à la neurasthénie et au suicide ; mais ce sera quelquefois pour devenir un aventurier sans foi, auquel tous les moyens peuvent paraître bons pour atteindre ses buts personnels. Et la provocation est un moyen que l’on tentera sûrement de lui proposer.

Tous les mouvements de masse, embrassant des milliers et des milliers d’hommes, entraînent de ces scories boueuses. Il ne faut pas s’en étonner. L’action de ces parasites n’a que peu de prise sur la vigueur et la santé morale du prolétariat. Nous croyons que plus le mouvement révolutionnaire sera prolétarien, c’est-à-dire nettement, énergiquement communiste, moins les agents provocateurs lui seront dangereux. Il y en aura vraisemblablement tant que durera le corps à corps des classes. Mais ce sont des individualités auxquelles l’habitude du travail et de la pensée collective, de la stricte discipline, de l’action calculée pour les masses et inspirée par une théorie scientifique de la situation sociale, offre le moins de possibilités d’exploit. Rien n’est plus contraire, en effet, à l’aventurisme, petit ou grand, que l’action ample, sérieuse, profonde, méthodique d’un grand parti marxiste-révolutionnaire, même illégal. L’illégalité communiste n’est pas celle des carbonari. La préparation communiste à l’insurrection n’est pas celle des blanquistes. Les carbonari et les blanquistes étaient des poignées de conspirateurs, dirigées par quelques idéalistes intelligents et forts. Un Parti communiste, même numériquement faible, représente toujours, de par son idéologie, la classe prolétarienne. Il incarne la conscience de classe de centaines de milliers ou de millions d’hommes. Son rôle est immense, puisque c’est celui d’un cerveau et d’un système nerveux, mais inséparable des besoins, des aspirations, de l’activité du prolétariat entier, de sorte que les desseins individuels, quand ils ne s’ajustent pas aux besoins du parti – c’est-à-dire du prolétariatnote – y perdent beaucoup de leur importance.

En ce sens, le Parti communiste est, parmi toutes les organisations révolutionnaires que l’histoire ait jusqu’à présent suscitées, la moins vulnérable aux coups de la provocation.

X. LA PROVOCATION, ARME À DEUX TRANCHANTS

Des dossiers spéciaux contiennent les offres de service adressées à la police. J’ai parcouru au hasard un volume de correspondance avec l’étranger où l’on peut voir successivement « un sujet danois possédant une instruction supérieure » et « un étudiant corse de bonne famille » solliciter emploi dans la police secrète de S. M. le Tsar de Russie…

Les multiples secours en argent accordés à Serova attestent la sollicitude de la police envers ses serviteurs, même sortis du cadre. L’administration ne mettait à l’index que les agents surpris en flagrant délit de mensonge ou d’escroquerie. Qualifiés de « maîtres chanteurs » et portés sur des listes noires, ils perdaient tout droit à la reconnaissance de l’État.

Les autres, en revanche, pouvaient tout obtenir. Sursis ou dispenses de service militaire, grâces, amnisties, faveurs diverses après des condamnations officielles, pensions temporaires ou viagères, tout, jusqu’à des mesures dépendant du tsar lui-même. On a vu le tsar accorder à d’anciens provocateurs des noms et des prénoms nouveaux. Le nom de famille et le nom patronymique ayant selon le rite orthodoxe une valeur religieuse, le chef spirituel de l’Église russe enfreignait ainsi les lois de la religion même. Mais que ne fait-on pour un bon mouchard !

La provocation finit par devenir une institution véritable. Le nombre total de personnes ayant participé au cours de vingt ans au mouvement révolutionnaire et rendu des services à la police peut varier entre 35 et 40 000. On estime que la moitié à peu près de cet effectif a été démasquée. Quelques milliers d’anciens indicateurs ou provocateurs survivent néanmoins impunément en Russie même, leur identification n’ayant pas encore été possible. Parmi cette foule, il y avait des hommes de valeur et de ceux mêmes qui ont joué dans le mouvement révolutionnaire un rôle appréciable.

À la tête du parti socialiste-révolutionnaire et de son organisation de combat, se trouvait, jusqu’en 1909, l’ingénieur Evno Azev54 qui, depuis 1890, signait tout bonnement de son nom ses rapports à la police. Azev fut l’un des organisateurs de l’exécution du grand-duc Serge, de celle du ministre Plehve55 et d’une foule d’autres. C’est lui qui dirigea avant de les envoyer à la mort des héros tels que Kaliaev56 et Egor Sazonovnote.

Au comité central bolchevique, à la tête de la fraction de la Douma, se trouvait, nous venons de le voir, l’agent secret Malinovski.

La provocation, en atteignant une telle ampleur, devint par elle-même un danger pour le régime qui s’en servait et surtout pour les hommes de ce régime. On sait, par exemple, que l’un des plus hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, le policier Ratchkovski, connut et sanctionna les projets des exécutions de Plehve et du grand-duc Serge. Stolypinenote, bien au courant de ces choses, se faisait accompagner dans ses sorties par le chef de la police Guerassimov57, dont la présence lui paraissait une garantie contre les attentats commis à l’instigation de provocateurs. Stolypine58 fut d’ailleurs tué par l’anarchiste Bogrov59 qui avait appartenu à la police.

La provocation, malgré tout, prospérait encore au moment où éclata la révolution. Des agents provocateurs touchèrent leurs dernières mensualités dans les derniers jours de février 1917 – une semaine avant l’écroulement de l’autocratie.

Des révolutionnaires dévoués furent tentés de se servir de la provocation. Petrov60, socialiste-révolutionnaire, qui a laissé des mémoires d’un tragique intense, entra dans l’Okhrana pour mieux la combattre. Emprisonné et ayant essuyé son premier refus du directeur de la police, il simula la folie afin d’être envoyé dans un asile d’où l’évasion fût possible, il réussit en tout, s’évada et revint, libre, offrir ses services. Mais convaincu bientôt qu’il avait affaire à trop forte partie et trahissait malgré lui, Petrov se suicida après avoir exécuté le colonel Karpov61 (1909).

Le maximalistenote Solomon Ryssnote (Mortimer)62, organisateur d’un groupe terroriste extrêmement audacieux (1906-1907), parvint à se jouer un moment de la Sûreté dont il était devenu le collaborateur secret. Le cas de Solomon Ryss constitue une exception remarquable, presque invraisemblable, qui ne s’explique que par les mœurs très particulières et le désarroi de l’Okhrana après la révolution de 1905. En règle générale, il est impossible de jouer la police, il est impossible à un révolutionnaire d’en pénétrer les secrets. L’agent secret jouissant de la plus grande confiance n’a jamais affaire qu’à un ou deux policiers dont il ne peut rien tirer, mais auxquels servent ses moindres paroles et jusqu’à ses mensonges, vite percés à jour.

Le développement de la provocation amena d’autre part maintes fois l’Okhrana à ourdir des intrigues compliquées où elle n’eut pas toujours le dernier mot. C’est ainsi qu’il fut, en 1907, nécessaire à ses desseins de faire évader le même Ryss. Le directeur de la Sûreté n’hésite pas à aller dans ce but jusqu’au crime. Deux gendarmes organisèrent par ordre l’évasion du révolutionnaire. L’enquête judiciaire, maladroitement conduite, révéla leur rôle. Traduits devant le conseil de guerre et désavoués officiellement par leurs supérieurs, ils furent condamnés aux travaux forcés.

XI. LES MOUCHARDS RUSSES À L’ÉTRANGER. M. RAYMOND RECOULY

Les ramifications de l’Okhrana s’étendaient naturellement à l’étranger. Ses dossiers recelaient des renseignements sur quantité de personnes habitant en dehors des frontières de l’empire et qui n’étaient même jamais venues en Russie. Bien que venu en Russie pour la première fois en 1919, j’y ai trouvé toute une série de fiches à mon nom. La police russe suivait avec la plus grande attention les affaires de révolutionnaires qui se produisaient à l’étranger. Sur l’affaire des anarchistes russes Troïanovski et Kiritchek, arrêtés pendant la guerre de Paris, j’ai trouvé à Petrograd un volumineux dossier. Les procès-verbaux des interrogatoires du Palais de justice de Paris y figuraient tous. Russes ou étrangers, les anarchistes étaient d’ailleurs tout spécialement surveillés partout, par les soins de l’Okhrana qui entretenait à leur sujet une correspondance suivie avec les services de sûreté de Londres, de Rome, de Berlin, etc.

Dans toutes les capitales importantes, un chef de police russe résidait en permanence. Pendant la guerre, M. Krassilnikov63, officiellement conseiller d’ambassade, occupait ce poste délicat à Paris.

Au moment où éclata la révolution russe, une quinzaine d’agents provocateurs étaient en fonction à Paris dans les différents groupes de l’émigration russe. Lorsque le dernier ambassadeur du dernier tsar dut transmettre la légation à un successeur désigné par le gouvernement provisoire, une commission composée de personnalités en vue de la colonie émigrée de Paris se chargea d’étudier les papiers de M. Krassilnikov. Elle identifia sans trop de peine les agents secrets. Elle eut, entre autres surprises, celle de constater qu’un membre de la presse française, journaliste d’un patriotisme bon ton, émargeait à la rue de Grenelle en qualité de mouchard et d’espion. Il s’agit de M. Raymond Recouly64, alors rédacteur au Figaro, où il tenait la rubrique de politique étrangère. Dans sa collaboration occulte avec M. Krassilnikov, M. Raymond Recouly, subissant le règlement imposé aux indicateurs, avait troqué son nom contre le sobriquet peu littéraire de Ratmir. À métier de chien nom approprié. Ratmir informait l’Okhrana sur ses collègues de la presse française. Il faisait au Figaro et ailleurs la politique de l’Okhrana. Il touchait 500 francs par mois. Ces faits sont notoires. On les trouvera tout au long, imprimés je crois dès 1918, à Paris, dans un volumineux rapport de M. Agafonov65, membre de la Commission d’enquête des émigrés parisiens, sur la provocation russe en France. Les membres de cette commission – quelques-uns doivent encore habiter Paris – n’ont certainement pas oublié Ratmir-Recouly. René Marchand a d’ailleurs publié en 1922, dans L’Humanité, les preuves, extraites des archives de l’Okhrana à Petrograd, de l’activité policière de M. Recouly. Ce monsieur s’est résigné à donner un démenti que personne ne croit et n’a pas été vomi par ses confrèresnote. Et pour cause. Son cas, dans la corruption de la presse par les gouvernements étrangers, est tout à fait banal.

XII. CABINETS NOIRS ET POLICE INTERNATIONALE

Krassilnikov avait aussi à ses ordres tout un service de détectives, d’informateurs, de vagues salariés employés à de basses besognes, telles que surveillance de la correspondance des révolutionnaires (cabinet noir privé, etc.).

En 1913-1914 (et je ne pense pas qu’elle subit jusqu’à la révolution des modifications importantes), l’agence secrète de l’Okhrana en France était pratiquement dirigée par un sieur Bittard-Monin, appointé à 1 000 francs par mois. J’ai relevé sur les reçus d’appointements de ses agents les noms et les lieux de résidence de ceux-ci. Leur publication pourra n’être pas tout à fait inutile. Les voici :

Agents secrets de la police à l’étranger, placés sous la direction de Bittard-Monin (Paris) : E. Invernitzi (Calvi, Corse), Henri Durin (Gênes), Sambaine (Paris), A. ou R. Sauvard (Cannes), Vogt (Menton), Berthold (Paris), Fontaine (Cap-Martin), Henri Neuhaus (Cap-Martin), Vincent Vizzardelli (Grenoble), Barthes (San Remo), Ch. Delangle (San Remo), Georges Coussonet (Cap-Martin), O. Rougeaux (Menton), E. Levêque (Cap-Martin), Fontana (Cap-Martin), Arthur Frumento (Alassis), Soustrov ou Sourkhanov et David (Paris), Dusossois (Cap-Martin), R. Gottlieb (Nice), Godard (Nice), Roselli (Zurich), Mme G. Richard (Paris), Jean Abersold (Londres), J. Bint (Cannes), Karl Voltz (Berlin), Mlle Drouchot, Mme Tiercelin, Mme Fagon, [François] Jollivet, Rivet.

Trois personnes étaient pensionnées par l’agence russe de Paris : veuve Farse (ou Farce ?), veuve Rigo (ou Rigault ?) et N.-N. Tchatchnikov.

La présence temporaire de nombreux agents au Cap-Martin ou dans d’autres localités peu importantes s’explique par la nécessité des filatures. Tous ces agents ne craignaient pas les déplacements.

Ils avaient réussi à organiser dans l’Europe entière un merveilleux cabinet noir privé. Nous possédons, à Petrograd, de pleines liasses de calques de lettres échangées entre Paris et Nice, Rome et Genève, Berlin et Londres, etc. Toute la correspondance de Savinkov et de Tchernov66, au moment où tous deux habitaient la France, a été conservée dans les archives de la police de Petrograd. Une correspondance entre Haasenote et Dan67 a de même été interceptée – comme quantité d’autres. Comment ? Le concierge ou le facteur du destinataire, ou enfin un postier, grassement rétribués sans nul doute, retenaient pendant quelques heures – le temps de les calquer – les lettres destinées aux personnes surveillées. Les calques étaient très souvent l’œuvre de gens ne connaissant pas la langue employée par les auteurs des lettres68 ; des maladresses, d’ailleurs insignifiantes, le décèlent. Ils portaient – calqués aussi – le timbre d’envoi et l’adresse. Ils étaient transmis à Petrograd avec la plus grande célérité.

La police russe à l’étranger collaboraitnote naturellement avec les polices locales69. Tandis que les agents provocateurs, ignorés, de tous, jouaient leur rôle de révolutionnaires, autour d’eux opéraient, officiellement ignorés, en réalité aidés et encouragés, les détectives de Krassilnikov. Des petits faits typiques montrent quelle était la nature du concours que leur prêtaient les autorités françaises. L’agent Francesco Leone, entré en relations avec Bourtzevnote, avait consenti à lui livrer, moyennant finance, quelques-uns des secrets de M. Bittard-Monin. Son collègue Fontana, dont il avait fait dérober la photographie, le blesse d’un coup de canne dans un café près de la gare de Lyon (Paris, 28 juin 1913). Arrêté, l’agresseur, trouvé porteur de deux cartes d’agent de la Sûreté française et d’un revolver, est envoyé au Dépôt sous la quadruple inculpation d’« usurpation de fonctions, port d’armes prohibées, coups et blessures, menaces de mort ». Vingt-quatre heures plus tard, il était relâché sur intervention de M. Krassilnikov – après que l’on eut officiellement démenti sa qualité d’agent de la Sûreté russe. Quant à l’indiscret Leone, l’ambassade russe obtint son expulsion de France. Une lettre de Krassilnikov relate au directeur de la Sûreté tous ces incidents et le met au courant de démarches entreprises en vue de faire expulser Bourtzev d’Italie.

Dans une autre lettre, le même Krassilnikov fait connaître à l’Okhrana qu’une interpellation socialiste sur les agissements de la police russe, dont il avait été question « n’est plus à craindre d’après les autorités françaises. Les parlementaires socialistes ont d’autres occupations en ce momentnote ».

XIII. LES CRYPTOGRAMMES. ENCORE LE CABINET NOIR

Mais si, dans leurs lettres, les révolutionnaires se servaient de chiffres convenus ?

L’Okhrana chargeait alors un investigateur génial de déchiffrer leurs messages. Et l’on me certifie qu’il n’y faillit jamais. Ce spécialiste hors ligne, nommé Zybine70, s’était acquis une telle réputation d’infaillibilité qu’à la révolution de mars… on le garda. Il passa au service du nouveau gouvernement, qui l’employa, je crois, au contre-espionnage.

Les chiffres les plus divers peuvent, paraît-il, être déchiffrés. Que l’on se serve de combinaisons géométriques ou arithmétiques, le calcul des probabilités permet de trouver quelques indices. Or il suffit d’un point de départ – de la moindre clé – pour déchiffrer. Des camarades se servaient, me dit-on, pour correspondre, de certains livres dans lesquels ils convenaient de marquer certaines pages. Bon psychologue, Zybine trouvait ces livres et ces pages. « Les chiffres basés sur des textes d’écrivains connus, sur des modèles fournis par les manuels des organisations révolutionnaires, sur la disposition verticale de noms ou de devises », ne valent rien, a écritnote l’ex-policier M. E. Bakaï71. Les chiffres des organisations centrales sont le plus souvent livrés par des provocateurs ou déchiffrés, à la longue, après un travail minutieux. Bakaï considère comme les meilleurs chiffres d’usage courant ceux que peuvent fournir des textes imprimés peu connus. Zybine s’était constitué une collection d’armoires à casiers et à fiches où l’on pouvait trouver instantanément le nom de toutes les villes de Russie où, par exemple, il y a une rue Saint-Alexandre ; le nom de toutes les villes où il y a telles écoles ou telles usines ; les sobriquets et les surnoms de toutes les personnes suspectes habitant l’empire, etc. Il avait des listes alphabétiques d’étudiants, de marins, d’officiers, etc. Trouvait-on dans une lettre, très innocente en apparence, ces simples mots : « Le Petit Brun est allé ce soir Grand-Rue » et plus loin une phrase concernant un « étudiant en médecine », il suffisait d’ouvrir quelques casiers pour savoir si Petit Brun était déjà repéré et dans quelle ville, possédant une faculté de médecine, il y a une Grand-Rue. Trois ou quatre indices semblables fournissaient déjà une probabilité sérieuse.

Dans toute la correspondance surveillée ou saisie, les moindres allusions à une personne définie étaient repérées sur des fiches dont les numéros renvoyaient au texte même des lettres. Des armoires entières sont pleines de ces lettres. Trois lettres parfaitement banales, émanant de militants dispersés dans une région et faisant incidemment allusion à un quatrième, pouvaient ainsi suffire à le livrer.

Soulignons-le : la surveillance de la correspondance par les cabinets noirs – dont c’est une tradition policière rigoureusement observée de nier l’existence, mais sans lesquels il n’y a pas de police – est d’une importance capitale. Le courrier de personnes suspectes ou connues est d’abord surveillé ; puis un tri, pratiqué au hasard, intercepte les lettres portant sur l’enveloppe des « prières de transmettre à », celles dont les suscriptions paraissent soulignées de façon conventionnelle, celles en un mot qui, de façon quelconque, retiennent l’attention. L’ouverture de lettres au hasard fournit une documentation aussi utile que la surveillance du courrier des militants qualifiés. Ceux-ci en effet cherchent à correspondre avec prudence (alors que la seule prudence réelle, le plus souvent impossible, serait de ne pas traiter par correspondance des choses se rapportant à l’action, fût-ce indirectement), tandis que le commun des membres des partis – les inconnus – néglige les précautions les plus élémentaires.

L’Okhrana faisait trois copies des lettres intéressantes : une pour la Direction de la censure, une pour la Direction de la sûreté générale, une pour la Direction de la police locale. La lettre parvenait à son destinataire. Dans certains cas – par exemple lorsqu’il avait fallu révéler chimiquement une encre sympathique –, la police gardait l’original et le destinataire recevait un faux, parfaitement imité, œuvre d’un spécialiste qui était un virtuose.

On employait pour ouvrir les lettres des procédés variant avec l’ingéniosité des fonctionnaires : décollage des enveloppes à la vapeur, enlèvement des cachets de cire – que l’on replace ensuite –, avec une lame de rasoir chauffée, etc. Le plus souvent, les coins de l’enveloppe ne sont pas parfaitement collés : on introduit alors dans l’ouverture un appareil fait d’une baguette métallique, autour de laquelle on roule doucement la lettre qu’il devient facile de retirer et de réintégrer sans ouvrir le pli.

Les lettres interceptées n’étaient jamais communiquées à la justice, afin de ne projeter aucune lumière, même indirecte, sur le travail du cabinet noir. On les utilisait à la confection de rapports de police.

Le cabinet du chiffre ne s’occupait pas que des cryptogrammes révolutionnaires. Il collectionnait aussi les photographies des chiffres diplomatiques des grandes puissances…

XIV. SYNTHÈSES DES RENSEIGNEMENTS. MÉTHODE DES GRAPHIQUES

Jusqu’à présent, nous n’avons examiné que le mécanisme d’observation de la Sûreté russe. Ses procédés sont en quelque sorte analytiques. On cherche, on fouille, on note. Qu’il s’agisse d’une organisation ou d’un militant, les procédés sont les mêmes. Au bout d’un certain temps – qui peut être très court –, la Sûreté dispose de quatre sortes de données sur l’adversaire :

1. celles de la surveillance extérieure (filature), dont les résultats sont résumés en tableaux synoptiques, éclairent sur ses faits et gestes, ses habitudes, ses accointances, ses alentours, etc. ;

2. celles de l’agence secrète ou des indicateurs renseignent sur ses idées, ses desseins, ses travaux, son activité clandestine ;

3. celles que peut fournir la lecture très attentive des journaux et des publications révolutionnaires ;

4. celles de sa correspondance ou de la correspondance de tiers à son sujet complètent le tout.

Le degré de précision des renseignements fournis par les agents secrets était naturellement variable. L’impression générale que donnent les dossiers est pourtant celle d’une assez grande exactitude, surtout lorsqu’il s’agit des organisations solidement établies. Les dossiers de la police contiennent un procès-verbal détaillé de chaque réunion clandestine, un résumé de chaque discours important, un exemplaire de chaque publication clandestine, même polycopiéenote.

Voici donc la Sûreté en possession d’une documentation abondante. Le travail d’observation et d’analyse est fait. Selon la méthode scientifique, un travail de classement et de synthèse commence alors.

Ses résultats s’expriment par des graphiques.

Déroulons celui-ci. Titre : Relations de Boris Savinkov.

Ce tableau, de 40 centimètres de hauteur sur 70 centimètres de largeur, résume, de façon à permettre de les embrasser d’un coup d’œil, toutes les données enregistrées sur les relations du terroriste.

Au centre, un rectangle, formant carte de visite, porte son nom calligraphié. De ce rectangle rayonnent des lignes qui le rattachent à de petits cercles de couleur. Souvent, ceux-ci sont à leur tour des centres dont rayonnent d’autres lignes les rattachant à d’autres cercles. Ainsi de suite. Les relations, même indirectes, d’un homme peuvent de la sorte être aperçues sur-le-champ, quel que soit le nombre des intermédiaires, conscients ou non, qui le rattachent à une personne donnée. Dans le tableau des relations de Savinkov, les cercles rouges représentant ses relations « de combat », se divisent en trois groupes de neuf, huit et six personnes, toutes indiquées par leurs noms et surnoms ; les cercles verts représentent des personnes avec lesquelles il est ou fut en relations directes, politiques ou autres : il y en a 37 ; les cercles jaunes représentent ses parents (9) ; les cercles bruns indiquent les personnes en relation avec ses amis et connaissances… Tout cela à Petrograd. D’autres signes indiquent ses relations à Kiev. Lisons, par exemple : B. S. connaît Varvara Edouardovna Varkhovskaïa, qui connaît, elle, 12 personnes à Petrograd (noms, prénoms, etc.) et 5 à Kiev. Peut-être B. S. ne sait-il rien de ces 12 et de ces 5 personnes : et la police connaît ainsi, mieux que lui-même, ses tenants et ses aboutissants !

S’agit-il d’une organisation ? Prenons une série de tableaux d’étude, visiblement des minutes, d’une organisation socialiste-révolutionnaire du gouvernement de Vilna. Des cercles rouges forment, çà et là, des sortes de constellations ; entre eux, des lignes s’enchevêtrent bizarrement. Déchiffrons : Vilna. Un cercle rouge : Ivanov, dit « le Vieux », rue, n°, profession. Une ligne formant flèche le rattache ici à Pavel (mêmes renseignements) et des dates nous indiquent que le 23 février (4 à 5 heures), le 27 (à 9 heures du soir) et le 28 (à 4 heures), Ivanov s’est rendu chez Pavel. Une autre ligne en flèche le rattache à Marfa, venue chez lui le 27 à midi. Ainsi de suite, ces lignes s’enchevêtrent comme les pas dans la rue. Ce tableau permet de suivre, heure par heure, l’activité d’une organisation.

XV. ANTHROPOMÉTRIE. SIGNALEMENTS. ET LIQUIDATION…

Mentionnons ici un moyen accessoire, fort utile, dont dispose la Sûreté : l’anthropométrie (le « bertillonnage », du nom de M. Bertillon72 qui a développé le système), précieuse aux services de l’identité judiciaire. Toute personne arrêtée est anthropométrée, c’est-à-dire photographiée plusieurs fois, de face, de profil, debout, assise ; mensurée à l’aide d’instruments de précision (forme et dimensions du crâne, de l’avant-bras, du pied, de la main, etc.), examinée par des spécialistes qui en dressent le signalement scientifique (forme du nez et de l’oreille, nuance des yeux, cicatrices et marques du corps). On lui prend les empreintes digitales ; l’étude des infimes sinuosités de l’épiderme pourra suffire par la suite à établir presque infailliblement, d’après une empreinte de doigts laissée sur un verre ou sur un loquet de porte, son identité. Dans toutes les recherches judiciaires, les fiches de l’anthropométrie, classées par indices caractéristiques, fournissent leur appoint de renseignements.

De simples signalements peuvent être non moins dangereux. La conformation de l’oreille, la teinte des prunelles, la forme du nez peuvent être observées dans la rue, sans éveiller l’attention. Ces données suffiront ensuite au policier expérimenté à identifier l’homme en dépit des changements qu’il aura réussi à apporter à son physique.

Quelques lettres conventionnelles transmettent par télégramme un signalement scientifique.

… Désormais, les principaux militants sont bien connus : la police est parfaitement éclairée sur l’organisation considérée dans son ensemble. Il reste à synthétiser, cette fois, au net. Faisons quelque chose de beau et de propre ! On le fait. Ce sont des graphiques en couleurs, au lavis, soignés comme des travaux d’architecte, artistement calligraphiés. Des légendes expliquent les signes. Et c’est le Schéma d’organisation du Parti socialiste-révolutionnaire, tel que les membres du comité central de ce parti ne le possèdent pas eux-mêmes ; ou le tableau de l’organisation du Parti socialiste polonais, du Bund juif, de la propagande dans les usines de Petrograd, etc. Tous les partis, tous les groupes sont étudiés à fond.

Pas platoniquement d’ailleurs ! Nous voici près du but. Un élégant dessin nous montre le « projet de liquidation de l’Organisation social-démocrate de Riga ». En haut, le comité central (4 noms) et le collège de propagande (2 noms) ; au-dessous, le comité de Riga, en relation avec 5 groupes, dont dépendent 26 sous-groupes. Au total, 76 noms de personnes pour une trentaine d’organisations. Il n’y a plus qu’à prendre tout ce monde dans un coup de filet pour extirper l’organisation social-démocrate de Riga tout entière…

XVI. ÉTUDE SCIENTIFIQUE DU MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE

L’ouvrage achevé, ses auteurs éprouvent un légitime orgueil à en conserver la mémoire. Ils éditent – presque luxueusement – un album de photographies des membres de l’organisation liquidée. J’ai sous les yeux l’album consacré à la liquidation du groupe anarchiste-communiste « Les Communards » par la police de Moscou, en août 1910. Quatre planches photographiques y représentent l’outillage et l’armement du groupe : dix-huit portraits suivent, accompagnés de notices biographiques.

Les matériaux – rapports, dossiers, graphiques, etc. – qui, jusqu’à ce moment, ont été utilisés dans un esprit pratique immédiat, vont l’être désormais dans un esprit en quelque sorte scientifique.

Chaque année, un volume est publié par les soins de l’Okhrana et pour ses seuls fonctionnaires, contenant l’exposé succinct mais complet, des principales affaires suivies et renseignant sur la situation actuelle du mouvement révolutionnaire.

De volumineux traités sont écrits sur le mouvement révolutionnaire pour servir à l’instruction des jeunes générations de gendarmes. On y trouve, pour chaque parti, son histoire (origine et développement), un résumé de ses idées et de son programme, une série de figures accompagnées de textes explicatifs donnant le schéma de son organisation, les résolutions de ses dernières assemblées et des notices sur ses militants les plus en vue. Bref, une monographie concise et complète. L’histoire du mouvement anarchiste en Russie sera, par exemple, particulièrement difficile à reconstituer à cause de l’éparpillement des hommes et des groupes, des pertes inouïes que ce mouvement a subies pendant la révolution et enfin de sa débâcle ultérieure. Mais nous avons eu le bonheur de trouver, dans les archives de la police, un excellent petit volume, très détaillé, où se trouve résumée cette histoire. Il suffira d’y ajouter quelques notices et une courte préface pour offrir au public un livre du plus grand intérêt…

Pour les grands partis, l’Okhrana publiait elle-même des travaux consciencieux, dont quelques-uns seraient dignes de la réimpression et qui, tous, serviront quelque jour. Sur le mouvement sioniste juif, 156 pages grand format. Notice rédigée au Département de la police. L’Activité de la social-démocratie pendant la guerre, 102 pages, texte serré. Situation du Parti socialiste-révolutionnaire en 1908, etc. Autant de titres relevés au hasard sur des brochures sorties des presses de la police impériale.

Le Département de la police éditait aussi, à l’usage de ses fonctionnaires supérieurs, des feuilles d’informations périodiques.

À l’intention du tsar, il confectionnait, en un exemplaire unique, une sorte de revue manuscrite paraissant dix à quinze fois par an, où les moindres incidents du mouvement révolutionnaire – arrestations isolées, perquisitions fructueuses, répressions, troubles – étaient enregistrés. Nicolas II savait tout. Nicolas II ne dédaignait pas les renseignements fournis par les cabinets noirs. Ces rapports sont fréquemment annotés de sa main.

L’Okhrana ne surveillait pas que les ennemis de l’autocratie. On y considérait qu’il était bon de tenir en main ses amis et surtout de savoir ce qu’ils pensaient. Le cabinet noir étudiait tout spécialement les lettres des hauts fonctionnaires, conseillers d’État, ministres, courtisans, généraux. Les passages intéressants de ces lettres, groupés par sujets et par dates, formaient à la fin d’un semestre un gros volume dactylographié que lisaient seuls deux ou trois puissants personnages. La générale Z… écrit à la princesse T… qu’elle désapprouve la nomination de M. Untel au Conseil de l’Empire et qu’on se moque du ministre Z… dans les salons. Cela est noté. Un ministre commente à sa façon une proposition de loi, un décès, un discours. Copié. Noté. À titre de « renseignements sur l’opinion publique »…

XVII. LA PROTECTION DE LA PERSONNE DU TSAR

La protection de la personne sacrée du tsar exigeait un mécanisme spécial. J’ai parcouru une trentaine de brochures consacrées à la façon de préparer les voyages de Sa Majesté impériale, par terre, par eau, en chemin de fer, en automobile, dans les campagnes, dans les rues, dans les camps. D’innombrables règles président à l’organisation de chaque déplacement du souverain. Lorsqu’il doit, au cours d’une solennité, passer dans les rues, on va jusqu’à étudier son itinéraire maison par maison, fenêtre par fenêtre, de façon à savoir exactement quelles sont les personnes logeant le long du parcours et qui elles reçoivent. Des plans de toutes les maisons, de toutes les rues où passera le cortège sont dressés ; des dessins représentant les façades et portant les numéros des appartements, ainsi que les noms des locataires, facilitent les repérages.

… Plusieurs fois pourtant, la vie de Nicolas II fut à la merci des terroristes. Des circonstances fortuites la sauvèrent : pas l’Okhrana…

XVIII. CE QUE COûTE UNE EXÉCUTION

Parmi toutes ces paperasses de la police du tsar, les tristes documents humains abondent, on l’a déjà vu. Bien que ce soit un peu en dehors du sujet, je crois devoir consacrer quelques lignes à une série de simples reçus de menues sommes d’argent, trouvés annexés à un dossier. Aussi bien ces petits papiers-là venaient-ils trop souvent, après la « liquidation » des groupes révolutionnaires, grossir et clore les dossiers déjà remplis par la surveillance et la délation. En guise d’épilogue…

Ceux-ci nous apprennent combien coûtait à la justice du tsar une exécution. Ce sont les reçus signés de tous ceux qui, directement ou non, prêtent la main au bourreau.

Frais d’exécution des frères Modat et Djavat Mustapha Ogli, condamnés par le tribunal militaire du Caucase :

Transfert des condamnés de la forteresse de Metek

à la prison, aux voituriers 4 roubles

Autres frais 4 –

Pour avoir creusé et rempli deux fosses 12 –

(Six fossoyeurs signent chacun un reçu de 2 roubles.)

Pour avoir dressé la potence 4 –

Pour avoir surveillé les travaux 8 –

Frais de voyage d’un prêtre (et retour) 2 –

Au médecin, pour le constat des décès 2 –

Le bourreau 50 –

Frais de déplacement du bourreau 2 –

En somme, tout cela n’est pas cher. Le prêtre et le médecin, surtout, sont modestes. Le sacerdoce de l’un, la profession de l’autre impliquent – n’est-ce pas ? – le dévouement à l’humanité.

… Peut-être devrions-nous ouvrir ici un nouveau chapitre, à intituler : La torture. Toutes les polices font en effet un usage plus ou moins fréquent de la « question » médiévale. On pratique aux États-Unis le terrible « 3e interrogatoire ». Dans la plupart des pays d’Europe, la torture s’est généralisée depuis l’aggravation de la lutte des classes au lendemain de la guerre. La Siguranza roumaine, la Défensive polonaise, les polices allemande, italienne, yougoslave, espagnole, bulgare – nous en oublions certainement – en usent assez couramment. L’Okhrana russe les avait précédées dans cette voie, mais avec une certaine modération. Bien qu’il y eût des cas, même nombreux, de châtiments corporels – le knout – dans les prisons, le traitement infligé par la police russe à ses prisonniers, avant la révolution de 1905, semble avoir généralement été plus humain que celui infligé aujourd’hui, dans les maisons d’arrêt, aux militants ouvriers d’une dizaine de pays d’Europe. Après 1905, l’Okhrana eut des chambres de torture à Varsovie, Riga, Odessa et, semble-t-il, dans la plupart des grands centres.

XIX. CONCLUSION. POURQUOI LA RÉVOLUTION DEMEURE INVINCIBLE

La police devait tout voir, tout entendre, tout savoir, tout pouvoir… La puissance et la perfection de son mécanisme apparaissent d’autant plus redoutables qu’elle trouvait dans les bas-fonds de l’âme humaine des ressources inattendues.

Et, pourtant, elle n’a rien su empêcher. Pendant un demi-siècle, elle a vainement défendu l’autocratie contre la révolution plus forte d’année en année.

Et puis, on aurait tort de se laisser impressionner par le schéma du mécanisme apparemment si perfectionné de la Sûreté impériale. Il y avait bien au sommet quelques hommes intelligents, quelques techniciens d’une haute valeur professionnelle : mais toute la machine reposait sur le travail d’une nuée de fonctionnaires ignares. Dans les rapports les mieux confectionnés, on trouve les énormités les plus réjouissantes. L’argent huilait tous les engrenages de la vaste machine ; le gain est un stimulant sérieux, mais insuffisant. Rien de grand ne se fait sans désintéressement. Et l’autocratie n’avait pas de défenseurs désintéressés.

S’il fallait encore, après l’écroulement du 26 mars 1917, démontrer, par des faits empruntés à l’histoire de la révolution russe, la vanité des efforts du Département de la police, nous pourrions produire quantité d’arguments comme celui-ci, que nous empruntons à l’ex-policier M. E. Bakaï73. En 1906, après la répression de la première révolution, au moment où le chef de la police, Troussievitch74, réorganisait l’Okhrana, les organisations révolutionnaires de Varsovie, principalement celles du Parti socialiste polonaisnote, « supprimèrent dans l’année 20 militaires, 7 gendarmes, 56 policiers et en blessèrent 92 ; bref, mirent hors de combat 179 agents de l’autorité. Elles détruisirent en outre 149 débits d’alcool de la régie. À la préparation de ces actes participèrent des centaines d’hommes restés dans la plupart des cas ignorés de la police ». M. E. Bakaï observe que, dans les périodes de succès de la révolution, les agents provocateurs faisaient souvent défaut ; mais ils reparaissaient dès que l’emportait la réaction. Comme les corbeaux sur les champs de bataille.

En 1917, l’autocratie s’est effondrée sans que ses légions de mouchards, de provocateurs, de gendarmes, de bourreaux, de sergents de ville, de cosaques, de juges, de généraux, de popes puissent retarder encore le cours inflexible de l’histoire. Les rapports de l’Okhrana rédigés par le général Globatchev75
constatent l’approche de la révolution et prodiguent au tsar des avertissements inutiles. De même que les plus savants médecins appelés au chevet d’un moribond ne peuvent que constater, minute à minute, les progrès de la maladie, les policiers omniscients de l’Empire voyaient, impuissants, le tsarisme rouler aux abîmes…

Car la révolution était le fruit des causes économiques, psychologiques, morales, situées au-dessus d’eux et en dehors de leur atteinte. Ils étaient condamnés à lui résister inutilement et à succomber. Car c’est l’éternelle illusion des classes gouvernantes de croire que l’on peut enrayer les effets sans atteindre les causes, légiférer contre l’anarchie ou le syndicalisme (comme en France et aux États-Unis), contre le socialisme (comme Bismarck le fit en Allemagne), contre le communisme comme on s’y évertue aujourd’hui un peu partout. Vieille expérience historique. L’Empire romain, lui aussi, persécuta vainement les chrétiens. Le catholicisme couvrit l’Europe de bûchers, sans réussir à vaincre l’Hérésie, la Vie.

À la vérité, la police russe était débordée. La sympathie instinctive ou consciente de l’immense majorité de la population allait aux ennemis de l’ancien régime. Leur martyre fréquent suscitait le prosélytisme de quelques-uns et l’admiration du grand nombre. Sur ce vieux peuple chrétien, la vie apostolique des propagandistes qui, renonçant au bien-être et à la sécurité, se vouaient, pour apporter aux misérables un évangile nouveau, à la prison, à l’exil des Sibéries, à la mort même, exerçait une influence irrésistible. Ils étaient bien le « sel de la terre » : les meilleurs, les seuls porteurs d’un immense espoir, et, pour cela, persécutés.

Ils avaient ainsi pour eux la seule puissance morale, celle des idées et des sentiments. L’autocratie n’était plus un principe vivant. Nul ne croyait à sa nécessité. Elle n’avait plus d’idéologues. La religion même, par la bouche de ses penseurs les plus sincères, condamnait un régime qui ne reposait plus que sur l’emploi systématisé de la violence. Les chrétiens les plus grands de la Russie moderne, doukhobors76 et tolstoïens, ont été des anarchistes. Or une société qui ne repose plus sur des idées vivantes, dont les principes fondamentaux sont morts, peut tout au plus se maintenir quelque temps par la force d’inertie.

Mais, dans la société russe des dernières années de l’ancien régime, les idées nouvelles – subversives – avaient acquis une puissance sans contrepoids. Tout ce qui, dans la classe ouvrière, dans la petite bourgeoisie, dans l’armée et la flotte, dans les professions libérales, pensait et agissait, était révolutionnaire, c’est-à-dire « socialiste » de façon ou d’autre. Il n’y avait pas, comme dans les pays de l’Europe occidentale, de moyenne bourgeoisie satisfaite. L’ancien régime n’était réellement défendu que par le haut clergé, la noblesse de cour, la finance, quelques politiciens, bref par une infime aristocratie. Les idées révolutionnaires trouvaient donc partout un terrain favorable. Pendant longtemps, la noblesse et la bourgeoisie donnèrent à la révolution la fleur de leurs jeunes générations. Quand un militant se cachait, il rencontrait de nombreux concours spontanés, désintéressés, dévoués. Quand on arrêtait un révolutionnaire, il arrivait – de plus en plus souvent – que les soldats chargés de le convoyer sympathisent avec lui et que, parmi ses geôliers, il y eût presque des « camarades ». Si bien que, dans la plupart des prisons, il était facile de correspondre clandestinement avec l’extérieur. Ces sympathies facilitaient aussi les évasions. Guerchouni, condamné à mort et transféré d’un cachot à un autre, rencontra des gendarmes qui étaient des « amis ». Bourtzev, dans sa lutte contre la provocation, trouva jadis des concours précieux chez un haut fonctionnaire de l’Intérieur, par hasard honnête homme, M. Lopoukhine77, et chez un ancien policier, Bakaï. J’ai connu une révolutionnaire qui avait été surveillante dans une prison ; les cas des « surveillants » convertis par les détenus n’étaient au reste pas rares… Quant à l’état d’esprit des éléments les plus arriérés – au point de vue révolutionnaire – de la population, ces faits sont symptomatiques.

Et ce ne sont là que des causes apparentes, superficielles, superposées à d’autres qui sont profondes. La puissance des idées, la force morale, l’organisation et la mentalité révolutionnaires n’étaient que les résultats d’une situation économique dont le développement s’acheminait vers la révolution. L’autocratie russe incarnait le pouvoir d’une aristocratie de grands propriétaires fonciers et d’une oligarchie financière, soumise à des influences étrangères que gênaient d’ailleurs des institutions peu propices au progrès de la bourgeoisie. Peu nombreuses, dépourvues d’influence politique, mécontentes, les classes moyennes des villes donnaient leurs enfants – jeunesse des écoles, intellectuels – à la révolution, à une révolution libérale, cela va de soi, ne voyant pas venir au-delà le moujik et l’ouvrier. La grande bourgeoisie industrielle, commerçante, financière frondait, souhaitant une monarchie constitutionnelle « à l’anglaise » où le pouvoir lui échoirait naturellement. Accablée d’impôts, en proie en temps de paix, à l’époque de la grande prospérité européenne, à des famines périodiques, démoralisée par le monopole de la vodka, brutalement exploitée par le pope, le policier, le bureaucrate et le gros propriétaire, la masse rurale accueillait avec faveur, depuis plus d’un demi-siècle, les appels des révolutionnaires déclassés : « Prends la terre, paysan ! » Et comme elle fournissait à l’armée l’immense majorité de ses effectifs, la chair à canon de Liaoyang78 et de Moukden79 comme les bourreaux de tous les soulèvements, l’armée, travaillée par les organisations militaires des partis clandestins, l’armée maintenue dans l’obéissance par les conseils de guerre et le « régime du poing sur la gueule », fermentait dans l’amertume. Une classe ouvrière jeune encore, grandissant aussi rapidement que se développait l’industrie capitaliste, privée du droit élémentaire de parler ses langues, [dont les] mises de conscience, d’association, de presse étaient inconnues de l’ancien régime russe – ignorant les leurres de la démocratie parlementaire, vivant dans des taudis, touchant de bas salaires, soumise à l’arbitraire policier, bref placée en face des réalités nues de la lutte de classe –, prenait de jour en jour plus nettement conscience de ses intérêts. Trente nationalités allogènes ou vaincues par l’Empire, privées du droit élémentaire de parler leurs langues, mises dans l’impossibilité d’avoir une culture nationale, russifiées à coups de knout, n’étaient maintenues sous le joug que par de constantes mesures de répression. En Pologne, en Finlande, en Ukraine, dans les pays baltes, au Caucase, des révolutions nationales couvaient, prêtes à se combiner avec la révolution agraire, l’insurrection ouvrière, la révolution bourgeoise… La question juive se posait partout.

Au sommet du pouvoir, une dynastie dégénérée entourée d’imbéciles. Le coiffeur Philippe80 soignant par l’hypnotisme la santé chancelante de l’héritier présomptif. Raspoutine faisant et défaisant les ministres dans des cabinets particuliers. Les généraux volant l’armée, les grands dignitaires pillant l’État. Entre ce pouvoir et la nation, une bureaucratie innombrable, vivant surtout de pots-de-vin.

Au sein des masses, des organisations révolutionnaires, vastes et disciplinées, sans cesse actives, bénéficiant d’une longue expérience, comme du prestige et de l’appui d’une tradition magnifique.

… Telles étaient les forces profondes qui travaillaient pour la révolution. Et c’est contre elles, dans l’espoir insensé d’empêcher l’avalanche, que l’Okhrana tendait ses minces fils de fer barbelés !

Dans cette situation déplorable, la police opérait savamment. Soit. Elle réussissait, par exemple, à « liquider » l’organisation social-démocrate de Riga. Soixante-dix arrestations décapitaient le mouvement dans la région. Supposons un instant la « liquidation » complète. Personne n’y a échappé. Et puis ?

D’abord, ces soixante-dix arrestations ne passaient pas inaperçues. Chacun des militants était en relation avec au moins une dizaine de personnes. Sept cents personnes au bas mot se trouvaient donc tout à coup en présence de ce fait brutal : l’arrestation de gens honnêtes et vaillants, dont tout le crime était de vouloir le bien commun… Les procès, les condamnations, les drames privés qui en résultent provoquaient envers les révolutionnaires une explosion de sympathie et d’intérêt. Si l’un d’entre eux réussissait à faire entendre du banc des accusés une voix énergique, on peut dire avec certitude que l’organisation devait, à l’appel de cette voix, renaître de ses cendres : ce n’était plus qu’une question de temps.

Ensuite, que faire des soixante-dix militants emprisonnés ? On ne peut que les enfermer pour assez longtemps ou les exiler dans les régions désertes de la Sibérie. Soit. En prison – ou en Sibérie –, ils trouvent des camarades, des maîtres et des élèves. Les loisirs forcés qu’on leur fait, ils les emploient à l’étude, à la culture théorique de leurs idées. À souffrir en commun, ils s’endurcissent, se trempent, se passionnent. Tôt ou tard, évadés, amnistiés – grâce à des grèves générales – ou libérés à terme, ils rentreront dans la vie sociale, vieux révolutionnaires, « illégaux » cette fois, singulièrement plus forts qu’ils n’en étaient sortis. Pas tous, assurément. Quelques-uns mourront en chemin : sélection douloureuse qui a son utilité. Et le souvenir des amis perdus rendra les survivants irréconciliables…

Enfin, une liquidation n’est jamais absolument complète. Les précautions des révolutionnaires en sauvent quelques-uns. Les intérêts de la provocation mêmes exigent qu’on laisse quelques personnes en liberté. Et le hasard intervient dans le même sens. Les « rescapés », bien que placés dans des situations très difficiles, se trouvent bientôt à même de profiter des dispositions favorables du milieu…

La répression ne spécule en définitive que sur la peur, Mais la peur peut-elle suffire à combattre le besoin, l’esprit de justice, l’intelligence, la raison, l’idéalisme, toutes forces révolutionnaires manifestant la puissance formidable et profonde des facteurs économiques d’une révolution ? En comptant sur l’intimidation, les réactionnaires perdent de vue qu’ils suscitent plus d’indignation, plus de haine, plus de soif de martyre que de crainte véritable. Ils n’intimident que les faibles : ils exaspèrent les meilleurs et trempent la résolution des plus forts.

Et les provocateurs ?…

À première vue, ils peuvent causer au mouvement révolutionnaire un préjudice terrible. Est-ce bien vrai ?

Grâce à leur concours, la police peut, certes, multiplier les arrestations et les « liquidations » de groupes. Dans certaines circonstances, elle peut contrecarrer les desseins politiques les plus profonds. Elle peut perdre des militants précieux. Les provocateurs ont souvent été les pourvoyeurs directs du bourreau. Tout cela est terrible, certes. Mais il n’en reste pas moins vrai que la provocation ne peut jamais nuire qu’à des individus ou à des groupes et qu’elle est à peu près impuissante contre le mouvement révolutionnaire considéré dans son ensemble.

Nous avons vu un agent provocateur se charger de faire entrer en Russie (1912) la littérature bolchevique ; un autre (Malinovski) prononcer à la Douma des discours rédigés par Lénine ; un troisième, organiser l’exécution de Plehve. Dans le premier cas, notre fourbe peut livrer à la police une quantité assez grande de littérature : il ne peut cependant, sous peine d’être « brûlé » immédiatement, ni lui livrer toute la littérature, ni même lui en livrer plus d’une quantité relativement restreinte. Bon gré, mal gré, il contribue donc à sa diffusion. Or, qu’une brochure de propagande soit répandue par les soins d’un agent secret ou par ceux d’un militant dévoué, le résultat est le même : l’essentiel est qu’elle soit lue. Que l’exécution de Plehve soit organisée par Azev ou par Savinkov, il n’importe à nos yeux. Peu nous chaut même qu’elle fasse peut-être le jeu d’une camarilla policière en lutte avec une autre ; l’essentiel est que Plehve disparaisse, et les intérêts de la révolution dans cette affaire sont autrement grands que ceux des Machiavel infimes et infâmes de l’Okhrana. Quand l’agent secret Malinovski fait retentir à la Douma la voix de Lénine, le ministère de l’Intérieur aurait bien tort de se réjouir du succès de son agent stipendié. La parole de Lénine a pour le pays beaucoup plus d’importance que la voix d’un misérable n’en a par elle-même. De sorte que l’on peut, me semble-t-il, donner de l’agent provocateur deux définitions qui se valent, mais dont la seconde est de beaucoup la plus significative :

1. l’agent provocateur est un faux révolutionnaire ;

2. l’agent provocateur est un policier qui sert malgré lui la révolution.

Car il faut toujours qu’il paraisse la servir. Mais, en cette matière, il n’y a pas d’apparence. Propagande, combat, terrorisme, tout est réalité. On ne milite pas à demi ou superficiellement.

Des misérables, qu’un moment de lâcheté avait précipités dans cette fange, l’ont senti. Maxime Gorki a naguère publié, dans ses Considérations inactuelles
81, une curieuse lettre d’agent provocateur. L’homme écrivait à peu près ceci : « J’avais conscience de mon infamie, mais je savais bien qu’elle ne pouvait pas retarder d’une seconde le triomphe de la révolution. »

La vérité, c’est que la provocation envenime la lutte. Elle incite au terrorisme, même lorsque les révolutionnaires préféreraient s’en abstenir. Que faire, en effet, d’un traître ? L’idée de l’épargner ne peut venir à personne. Au duel entre la police et les révolutionnaires, la provocation ajoute un élément d’intrigue, de souffrance, de haine, de mépris. Est-ce plus dangereux pour la révolution que pour la police ? Je crois le contraire. À d’autres points de vue, la police et la provocation ont un intérêt immédiat à ce que le mouvement révolutionnaire qui fait leur raison d’être soit toujours menaçant. Au besoin, plutôt que de renoncer à une seconde source de profits, ils ourdiront eux-mêmes des complots : cela s’est vu. Ici, l’intérêt de la police est nettement en contradiction avec celui du régime qu’elle a pour mission de défendre. Le jeu de tels agents provocateurs d’une certaine envergure peut créer un danger à l’État même. Azev organisa jadis un attentat contre le tsar, attentat qui n’échoua que par une circonstance tout à fait fortuite et imprévue (la défaillance de l’un des révolutionnaires). À ce moment, l’intérêt personnel d’Azev – qui lui était beaucoup plus cher, n’en doutons point, que la sécurité de l’Empire – exigeait une action d’éclat : une suspicion pesait sur lui, dans le parti socialiste-révolutionnaire, qui mettait sa vie en danger. On s’est, d’autre part, demandé si les attentats qu’il a fait réussir ne servaient pas les desseins de quelque Fouché. Il se peut. Mais de semblables intrigues parmi les détenteurs du pouvoir n’attestent que la gangrène d’un régime et ne contribuent pas peu à sa chute.

La provocation est plus dangereuse par la défiance qu’elle sème entre les militants. Aussitôt que quelques traîtres ont été démasqués, la confiance disparaît au sein des organisations. Chose terrible, car la confiance en le parti est le ciment de toute force révolutionnaire. Des accusations sont murmurées, puis formulées tout haut, le plus souvent impossibles à tirer au clair. Il en résulte des maux infinis, plus graves à certains égards que les maux infligés par la provocation réelle. Que l’on se souvienne de ces choses navrantes : Barbès accusa l’héroïque Blanqui82 – et Blanqui, malgré ses quarante années de réclusion, malgré toute sa vie exemplaire, sa vie d’indomptable, ne put jamais se laver d’une indigne calomnie. Bakounine fut accusé de même83. Et que de victimes moins connues – non moins atteintes pourtant : Girier-Lorion84, anarchiste, est accusé de provocation par le député « socialiste » Delory85 ; pour se laver d’un intolérable soupçon, il tire sur les agents et va mourir au bagne. Presque semblable, la fin, en Belgique, d’un autre vaillant, anarchiste lui aussi, Hartenstein-Sokolov86 (procès de Gand, 1909), que toute la presse socialiste salit ignoblement et qui en est mort en prison… Car c’est une tradition : les ennemis de l’action, les lâches, les bien installés, les opportunistes ramassent volontiers leurs armes dans les égouts ! Le soupçon et la calomnie leur servent à discréditer les révolutionnaires. Ce n’est pas fini.

Ce mal – le soupçon, la défiance entre nous – ne peut être circonscrit que par un grand effort de volonté. Il faut – et c’est d’ailleurs la condition préalable de toute lutte victorieuse contre la provocation véritable dont chaque accusation calomnieuse portée contre un militant fait le jeu – que jamais un homme ne soit accusé à la légère, et que jamais une accusation formulée contre un révolutionnaire ne soit classée. Chaque fois qu’un homme aura été effleuré d’un pareil soupçon, un jury de camarades doit statuer et se prononcer sur l’accusation ou sur la calomnie. Règles simples à observer avec une inflexible rigueur si l’on veut préserver la santé morale des organisations révolutionnaires.

Et, d’ailleurs, bien qu’il puisse être dangereux pour les individus, il ne faut pas surestimer les forces de l’agent provocateur : car il dépend dans une large mesure de chaque militant de se défendre efficacement.

Les révolutionnaires russes, dans leur longue lutte contre la police de l’ancien régime, avaient acquis une connaissance pratique très sûre des méthodes et des procédés de la police. Et si elle était très forte, ils lui étaient néanmoins supérieurs… Quelle que soit la perfection des graphiques dressés par les spécialistes de l’Okhrana sur l’activité d’une organisation donnée, on peut être à l’avance certain d’y constater des lacunes. Rarement, disais-je, une « liquidation » de groupe était complète : car, à force de précautions, quelqu’un y échappait toujours. Dans le tableau, si laborieusement dressé, des relations de B. Savinkov, des noms manquent certainement ; et je ne sais pas si ce ne sont pas les plus importants. Les militants russes considéraient, en effet, que l’action clandestine (illégale) est soumise à de rigoureuses lois. À tout propos, ils se posaient cette question : « Ceci est-il conforme aux règles de la conspirationnote ? » Le « Code de la conspiration » a eu parmi les plus grands adversaires de l’autocratie et du capital, en Russie, des théoriciens et des praticiens remarquables. Le bien étudier serait d’une grande utilité. Il doit comprendre les règles les plus simples, auxquelles, précisément peut-être à cause de leur simplicité, on ne songe pas toujours…

Grâce à cette science de la conspiration, des révolutionnaires ont pu vivre illégalement dans les capitales russes pendant des mois et des années. Il leur arrivait de se transformer, pour les besoins de la cause, en marchands ambulants, en cochers, en « riches étrangers », en domestiques, etc. Dans tous ces cas, il fallait qu’ils vécussent leurs rôles. Pour faire sauter le Palais d’hiver, l’ouvrier Stepan Khaltourine y vécut des semaines de la vie des ouvriers attachés au palaisnote. Kaliaev, surveillant Plehve à Petrograd, fut cocher. Lénine et Zinoviev, traqués par la police de Kerenski, réussirent à se cacher à Petrograd ; ils ne sortaient que grimés. Lénine fut ouvrier d’usine.

L’action illégale crée à la longue des mœurs et une mentalité où l’on peut voir la meilleure des garanties contre les méthodes de la police. Quels policiers de génie, quels fourbes habiles peuvent se mesurer avec des révolutionnaires sûrs d’eux-mêmes, circonspects, réfléchis et braves, obéissant à un mot d’ordre commun ?

Quelle que soit la perfection des méthodes mises en œuvre pour les surveiller, n’y aura-t-il pas toujours, dans leurs faits et gestes, une inconnue irréductible ? N’y aura-t-il pas toujours, dans les équations le plus laborieusement élaborées par leur ennemi, un grand X redoutable ? Traître, mouchard, limier sagace, qui déchiffrera l’intelligence révolutionnaire, qui mesurera la puissance de la volonté révolutionnaire ?

Quand on a pour soi les lois de l’histoire, les intérêts de l’avenir, les nécessités économiques et morales qui conduisent à la révolution ; quand on sait clairement ce qu’on veut, de quelles armes on dispose et quelles sont celles de l’adversaire ; quand on a pris son parti de l’action illégale ; quand on a confiance en soi et quand on ne travaille qu’avec ceux en qui l’on a confiance ; quand on sait que l’œuvre révolutionnaire exige des sacrifices et que toute semence de dévouement fructifie au centuple, on est invincible.

… La preuve en est que les milliers de dossiers de l’Okhrana : les millions de fiches du service de renseignements, les merveilleux graphiques de ses techniciens, les ouvrages de ses savants – tout ce mirifique arsenal est aujourd’hui entre les mains des communistes russes. Les « flics », un jour d’émeute, se sont sauvés sous les huées de la foule ; et ceux qu’on a pris au collet ont fait un plongeon – définitif – dans les canaux de Petrograd ; la plupart des fonctionnaires de l’Okhrana ont été fusillésnote ; tous les provocateurs que l’on a pu identifier ont subi le même sort ; et nous avons un jour, un peu pour l’édification des camarades étrangers, réuni dans une sorte de musée un certain nombre de pièces particulièrement curieuses prises dans les archives secrètes de la Sûreté de l’Empire… Notre exposition avait lieu dans une des plus belles salles du Palais d’hiver ; les visiteurs pouvaient, en s’approchant d’une fenêtre située entre deux colonnes de malachite, feuilleter le livre d’écrou de la forteresse Pierre-et-Paul, ténébreuse bastille du tsar, sur les vieilles casemates de laquelle ils voyaient, de l’autre côté de la Neva, flotter le drapeau rouge.

Ceux qui ont vu cela savent que la Révolution, bien avant même d’avoir vaincu, est invincible.

2. LE PROBLÈME DE L’ILLÉGALITÉ

I. N’ÊTRE PAS DUPE

Sans une vue claire de ce problème, la connaissance des méthodes et des procédés de la police ne serait d’aucune utilité pratique.

Le fétichisme de la légalité fut et reste un des traits les plus marquants du socialisme acquis à la collaboration des classes. Il implique la croyance en la possibilité de transformer l’ordre capitaliste sans entrer en conflit avec ses privilégiés. Mais plutôt que l’indice d’une candeur peu compatible avec la mentalité des politiciens, c’est celui de la corruption des leaders. Installés dans une société qu’ils feignent de combattre, ils recommandent le respect des règles du jeu. La classe ouvrière, elle, ne peut respecter la légalité bourgeoise qu’à la condition d’ignorer le rôle véritable de l’État, le caractère trompeur de la démocratie ; bref, les premiers principes de la lutte des classes.

S’il sait que l’État est le faisceau des institutions destinées à défendre les intérêts des possédants contre les non-possédants, c’est-à-dire à maintenir l’exploitation du travail ; que la loi, toujours édictée par les riches contre les pauvres, est appliquée par des magistrats invariablement pris dans la classe dirigeante ; que la loi est invariablement appliquée dans un rigoureux esprit de classe ; que la coercition – qui commence à la paisible injonction de l’agent de police et finit au déclic de la guillotine, en passant par les bagnes et les maisons centrales – est l’exercice systématique de la violence légale contre les exploités, le travailleur ne peut désormais considérer la légalité que comme un fait, dont il faut connaître les aspects, les applications, les pièges, les conséquences – et aussi les avantages ; dont il faut quelquefois savoir tirer parti, mais qui ne doit jamais être devant sa classe plus qu’un obstacle purement matériel.

Devons-nous démontrer ce caractère antiprolétarien de toute légalité bourgeoise ? Peut-être. Dans notre lutte inégale contre le vieux monde, les plus simples démonstrations sont à refaire chaque jour. Le rappel sommaire d’un petit nombre de faits bien connus nous suffira. Dans tous les pays, le mouvement ouvrier a dû conquérir, au prix de combats prolongés plus d’un demi-siècle, le droit de coalition et de grève. Ce droit est encore contesté en France même, aux fonctionnaires et aux travailleurs des entreprises d’utilité publique (comme si toutes ne l’étaient pas !), tels que les cheminots. – Dans les conflits entre le capital et le travail, l’armée est souvent intervenue contre le travail, jamais contre le capital. – Devant les tribunaux, la défense des pauvres est à peu près impossible, en raison des frais de l’action judiciaire ; l’ouvrier ne peut à vrai dire ni intenter ni soutenir un procès. – L’immense majorité des crimes et délits ont pour cause directe la misère et rentrent dans la catégorie des attentats à la propriété ; l’immense majorité de la population des prisons est composée de pauvres. – Jusqu’à la veille de la guerre, le suffrage censitaire existait en Belgique : un capitaliste, un curé, un officier, un avocat contrebalançait seul les votes de deux ou trois travailleurs selon le cas. Au moment où nous écrivons, il est question du rétablissement du suffrage censitaire en Italie.

Respecter cette légalité, c’est en être dupe.

… La dédaigner ne serait d’ailleurs pas moins funeste. Ses avantages pour le mouvement ouvrier sont d’autant plus réels qu’on en est moins dupe. Le droit à l’existence et à l’action légale est, pour les organisations du prolétariat, à reconquérir et à étendre sans cesse. Nous le soulignons parce que le travers contraire du fétichisme de la légalité se manifeste quelquefois chez de bons révolutionnaires enclins, par une sorte de tendance au moindre effort en politique – il est plus facile de conspirer que de diriger une action de masses – à un certain dédain de l’action légale. Il nous semble que, dans les pays où la réaction n’a pas encore triomphé en déchirant les constitutions démocratiques de naguère, les travailleurs devront défendre pied à pied leur statut légal – et dans les autres pays lutter pour le reconquérir. En France même, la légalité dont jouit le mouvement ouvrier demande à être élargie et ne le sera que par la lutte. Le droit de coalition et de grève est encore refusé ou contesté aux fonctionnaires de l’État et à certaines catégories de travailleurs ; la liberté de manifestation est bien moindre que dans les pays anglo-saxons ; les centuries de défense ouvrière n’ont pas encore, comme en Allemagne et en Autriche, conquis la légalité et la rue.

II. EXPÉRIENCE D’APRÈS GUERRE : NE PAS SE LAISSER SURPRENDRE

On avait déjà vu, pendant la guerre, tous les gouvernements des pays belligérants substituer aux institutions démocratiques la dictature militaire (état de siège, suppression pratique du droit de grève, prorogation et vacance des assemblées, toute-puissance des généraux, régime des conseils de guerre). Les nécessités exceptionnelles de la défense nationale leur fournissaient une justification plausible. Depuis qu’au lendemain de la guerre, la vague rouge partie de Russie a déferlé sur l’Europe, presque tous les États capitalistes – belligérants, cette fois, de la guerre des classes –, menacés par le mouvement ouvrier, ont déchiré comme « chiffons de papier » les textes, naguère sacrés, de leurs propres législations…

Les États baltes (Finlande, Estonie, Lituanie, Lettonie), la Pologne, la Roumanie, la Yougoslavie se sont forgé contre la classe ouvrière des lois scélérates que n’entache aucune hypocrisie démocratique. La Bulgarie complète les effets de sa législation scélérate par des violences extra-légales. La Hongrie, l’Italie, l’Espagne se sont contentées d’abolir, en ce qui concerne les ouvriers et les paysans, toute légalité. Plus cultivée, mieux organisée, l’Allemagne a établi chez elle, sans recourir à des lois d’exception, un régime que nous proposons d’appeler de terrorisme judiciaire et policiernote. Les États-Unis appliquent brutalement les lois sur le « syndicalisme criminel », le sabotage et… l’espionnage : des milliers d’ouvriers y ont été emprisonnés en vertu d’un Espionage Act promulgué pendant la guerre contre les sujets allemands habitant l’Amérique1.

Il ne reste en Europe que les pays scandinaves, l’Angleterre, la France et quelques petits pays où le mouvement ouvrier jouisse encore du bénéfice de la légalité démocratique. On peut affirmer, sans la moindre crainte d’être démenti par les événements, qu’à la première crise sociale réellement grave ce bénéfice lui sera promptement et vigoureusement retiré. Des indices précis s’imposent à notre attention. En novembre 1924, les élections britanniques se sont faites sur une campagne anticommuniste, dans laquelle une fausse lettre de Zinoviev2, que l’on prétendait adressée au Parti communiste anglais et interceptée par un cabinet noir, fournissait l’argumentation principale. – En France, il a été à diverses reprises question de dissoudre la CGT. Si nous nous en souvenons bien, cette dissolution aurait même été formellement prononcée. M. Briand alla, en son temps, pour briser la grève des chemins de fer jusqu’à la mobilisation – illégale – des cheminots. Le clemencisme n’appartient pas à un passé bien reculé ; et M. Poincaré a témoigné, lors de l’occupation de la Ruhr, d’une velléité assez nette de l’imiter.

Or, pour un parti révolutionnaire, se laisser surprendre par une mise hors la loi, c’est disparaître. Par contre, être préparé à l’illégalité, c’est avoir la certitude de survivre à toutes les mesures de répression. Trois exemples saisissants, empruntés à l’histoire la plus récente, illustrent cette vérité.

1. Un grand Parti communiste se laisse surprendre par la mise hors la loi : le PC de Yougoslavie, parti de masse, comptant, en 1920, plus de 120 000 membres et 60 députés à la Skouptchina, est dissous en 1921 par application de la loi sur la Défense de l’État. Sa défaite est instantanée, complète. Il disparaît de la scène politiquenote.

2. Un Parti communiste n’est surpris qu’à demi : le Parti communiste italien était, dès avant l’avènement de Mussolini au pouvoir, contraint par la persécution fasciste à une existence plus qu’à demi illégale. Une répression forcenée – 4 000 arrestations d’ouvriers dans la première semaine de février 1923 – ne réussit, à aucun moment, à briser le PCI qui s’est, au contraire, fortifié et développé, passant de 10 000 membres environ en 1923 à près de 30 000 membres au début de 1925.

3. Un grand Parti communiste n’est nullement surpris : à la fin de 1923, après la préparation révolutionnaire d’octobre et l’insurrection de Hambourg, le PC allemand est dissous par le général von Seeckt3. Pourvu depuis longtemps de souples organisations illégales, il poursuit néanmoins son existence normale. Le gouvernement doit bientôt revenir sur une mesure dont l’inanité apparaît avec évidence. Le PCA sort de l’illégalité avec ses effectifs à peine entamés pour recueillir aux élections de 1924 plus de trois millions et demi de suffrages.

III. LES LIMITES DE L’ACTION RÉVOLUTIONNAIRE LÉGALE

La légalité a, d’ailleurs, dans les démocraties capitalistes les plus « avancées », des limites que le prolétariat ne peut pas respecter sans se condamner à la défaite. Elle ne tolère pas la propagande à l’armée, qui est une nécessité vitale. Sans défection d’une partie au moins de l’armée, pas de révolution victorieuse. C’est la loi de l’histoire. Dans toute armée bourgeoise, le parti du prolétariat doit faire naître et cultiver des traditions révolutionnaires, avoir des organisations ramifiées, tenaces au travail, plus vigilantes que l’ennemi. La légalité la plus démocratique ne tolérerait pas davantage l’existence de comités d’action où précisément il en faut : aux nœuds de voies ferrées, dans les ports, dans les arsenaux, aux centres d’aviation. La légalité la plus démocratique ne tolère pas de propagande communiste aux colonies ; à preuve la persécution des militants hindous et égyptiens par les autorités anglaises ; et aussi le régime de tracasseries policières institué par les autorités françaises en Tunisie. Enfin, il va sans dire que les services de liaison internationale doivent être en tout temps soustraits à la curiosité de la Sûreté générale.

Nul n’a soutenu avec plus de tenace fermeté que Lénine, au temps de la fondation du parti bolchevique russe et plus tard lors de la fondation des partis communistes européens, la nécessité de l’organisation révolutionnaire illégale. Nul n’a mieux combattu le fétichisme de la légalité. Au IIe Congrès de la social-démocratie russe (Bruxelles-Londres 1903), la division entre mencheviks et bolcheviks se précisa notamment sur la question de l’organisation illégale. La discussion du paragraphe 1 des statuts en fut l’occasion. L. Martov4, qui allait être pendant vingt ans le leader du menchevisme, voulait accorder la qualité de membre du parti à quiconque rendrait des services au parti (sous le contrôle du parti), c’est-à-dire en réalité à des sympathisants, surtout nombreux dans les milieux intellectuels, qui se fussent efforcés à ne pas se compromettre au point de collaborer à l’action illégale. Intraitable, Lénine, soutint qu’il fallait, pour appartenir au parti, « participer au travail de l’une de ses organisations » (illégales). Cette discussion parut vétilleuse. Mais Lénine avait immensément raison. On n’est pas un révolutionnaire à demi ou au tiers ; le parti de la révolution doit certes utiliser tous les concours ; il ne peut néanmoins pas se contenter, de la part de ses membres, d’une vague sympathie, discrète, verbale, inactive. Ceux qui ne consentent pas à risquer pour la classe ouvrière une situation matérielle privilégiée ne doivent pas être mis à même d’exercer une influence marquante dans son sein. L’attitude envers l’illégalité fut pour Lénine la pierre de touche servant à distinguer les vrais révolutionnaires des… autresnote.

IV. POLICES PRIVÉES

Un autre facteur doit encore entrer en ligne de compte : l’existence de polices privées, extra-légales, susceptibles de fournir à la bourgeoisie d’excellentes armes d’appoint.

Pendant le conflit mondial, les services de renseignement de l’Action française se firent avec un succès marquant les pourvoyeurs des conseils de guerre de M. Clemenceau. On sait que Marius Plateau5 fut à la tête de la police privée de l’A. F. Par ailleurs, un M. Jean Maxe, compilateur et divagateur intempérant des Cahiers de l’anti-France
6, s’est consacré à l’espionnage des mouvements d’avant-gardenote. Il est fort probable que les formations réactionnaires inspirées de l’exemple du fascio italien ont toutes des services d’espionnage et de police.

En Allemagne, les forces vitales de la réaction se concentrent, depuis le désarmement officiel du pays, dans les organisations plus qu’à demi secrètes. La réaction a compris que même aux partis secondés par l’État, la clandestinité est une ressource précieuse. Contre le prolétariat, il va de soi que toutes ces organisations assument plus ou moins les fonctions d’une police occulte.

En Italie, le parti fasciste, disposant de la police d’État, ne s’en contente pas. Il a ses services propres d’espionnage et de contre-espionnage ; il a répandu en tous lieux ses indicateurs, ses agents secrets, ses agents provocateurs, ses sbires. Et c’est cette mafia à la fois policière et terroriste qui a « supprimé » Matteotti7 – après bien d’autres…

Aux États-Unis, la participation des polices privées aux conflits entre le capital et le travail a revêtu une redoutable ampleur. Les bureaux de fameux détectives privés fournissent à volonté aux capitalistes des mouchards discrets, des provocateurs experts, des riflemen (bons tireurs), des gardes, des contremaîtres et aussi des « militants de trade-unions » corrompus à souhait. Les firmes Pinkerton, Burns et Thiel8 ont 100 bureaux et près de 10 000 succursales ; elles occupent, dit-on, 135 000 personnes. Leur recette annuelle se monte à 65 millions de dollars. Elles ont établi l’espionnage industriel, l’espionnage à l’usine, à l’atelier, au chantier, au bureau, partout où travaillent des salariés. Elles ont créé le type de l’ouvrier-mouchardnote.

Un système analogue, dénoncé par Upton Sinclair9, fonctionne dans les universités et les écoles de la grande démocratie que chanta Walt Whitman…

V. CONCLUSIONS

Résumons-nous. L’étude du mécanisme de l’Okhrana nous a appris que le but immédiat de la police est beaucoup plus de connaître que de réprimer. Connaître afin de réprimer à l’heure choisie, dans la mesure voulue, sinon intégralement. Devant cet adversaire sagace, puissant et dissimulé, un parti ouvrier dépourvu d’organisation clandestine, un parti qui ne cache rien, fait penser à un homme désarmé, sans abri, tenu au bout du fusil par un tireur bien abrité. Le sérieux du labeur révolutionnaire ne s’accommode pas d’une maison de verre. Le parti de la révolution doit s’organiser de manière à se soustraire le plus possible à la surveillance de l’ennemi ; de manière à lui soustraire absolument ses ressorts les plus importants ; de manière – dans les pays encore démocratiques – à n’être pas à la merci d’un coup de barre à droite de la bourgeoisie ou d’une déclaration de guerrenote ; de manière à inculquer à nos camarades des habitudes conformes à ces nécessités.

3. SIMPLES CONSEILS AU MILITANT

Les grands bolcheviks russes se qualifient volontiers de « révolutionnaires professionnels ». À tous les vrais ouvriers de la transformation sociale, cette appellation convient parfaitement. Elle exclut de l’activité révolutionnaire le dilettantisme, l’amateurisme, le sport, la pose ; elle situe irrévocablement le militant dans le monde du travail, où il n’est question ni d’« attitudes », ni d’emploi plus ou moins intéressant des loisirs, ni de l’agrément moral et spirituel de professer des opinions « avancées ». Le métier (ou la profession) remplit la plus grande partie de l’existence de ceux qui travaillent. Ils savent que c’est chose sérieuse dont dépend le pain quotidien ; ils savent aussi plus ou moins consciemment que toute la vie sociale et tout l’avenir des hommes en dépendent.

Le métier de révolutionnaire exige un long apprentissage, des connaissances purement techniques, l’amour de la tâche autant que l’intelligence de la cause, fins et moyens. Si, comme c’est le plus souvent le cas, il se superpose à l’exercice – pour vivre – d’un autre métier, c’est lui qui remplit la vie, et l’autre n’est qu’un accessoire. La révolution russe a pu vaincre parce que vingt-cinq années d’action politique lui avaient formé de fortes équipes de révolutionnaires professionnels préparées à l’accomplissement d’une œuvre presque surhumaine.

Cette expérience et cette vérité devraient être sans cesse présentes à l’esprit de tout révolutionnaire digne de ce nom. Dans la complexité actuelle de la guerre des classes, il faut pour former un militant des années d’efforts, d’épreuves, d’études, de préparation consciente. Tout ouvrier animé du désir de n’être pas dans la masse exploitée un passant insignifiant, mais de servir sa classe et de vivre d’une vie plus haute en participant au combat pour la transformation sociale, devrait s’efforcer d’être – dans la mesure du possible, aussi faible soit-elle –, lui aussi, un révolutionnaire professionnel… Et, dans le travail du parti, du syndicat ou du groupe, il devrait notamment – c’est ce qui nous occupe aujourd’hui – se montrer assez averti de la surveillance policière, même invisible, même inoffensive comme elle paraît l’être dans les périodes de calme, pour la déjouer.

Les quelques recommandations qui suivent peuvent l’y aider.

Elles ne constituent certes pas un code complet de la clandestinité ni même de la circonspection révolutionnaire. On n’y trouvera aucune recette sensationnelle. Ce ne sont que règles élémentaires. Le bon sens suffirait à la rigueur à les suggérer. Bien des expériences montrent, malheureusement, qu’il n’est pas superflu de les énumérer.

L’imprudence des révolutionnaires a toujours été le meilleur auxiliaire de la police.

I. LA FILATURE

La filature, base de toutes les surveillances, est presque toujours facile à déjouer. Tout militant devrait se considérer en permanence comme filé ; et ne jamais cesser de prendre par principe les précautions voulues pour empêcher la filature. Dans les grandes villes où la circulation est intense, où les moyens de locomotion sont variés, le succès des filatures est exclusivement dû à la coupable négligence des camarades.

Les règles les plus simples sont : ne pas se rendre directement où l’on va ; faire un détour, par une rue peu fréquentée, pour s’assurer que l’on n’est pas suivi ; dans le doute, revenir sur ses pas ; en cas de filature, user d’un moyen de locomotion et en changer.

Il est peu malaisé de « semer » des fileurs dans une petite ville ; mais leur surveillance perd, en devenant ostensible, une grande partie de sa valeur.

Se défier de l’image préconçue de l’« agent en bourgeois ». Il a souvent une physionomie assez caractéristique. Mais les bons fileurs savent s’adapter à la variété de leurs tâches. Le passant le plus banal, l’ouvrier en blouse, le camelot, le chauffeur, le soldat peuvent être des policiers. Prévoir l’utilisation des femmes, des jeunes gens et des enfants dans les filatures. Nous connaissons une circulaire de la police russe recommandant d’employer des écoliers à des missions que les agents ne rempliraient pas sans se faire remarquer.

Se garder aussi de la fâcheuse manie de voir en tout passant un mouchard.

II. LA CORRESPONDANCE ET LES NOTES

Écrire le moins possible. Ne pas écrire est mieux. Ne pas prendre de notes sur les sujets délicats : mieux vaut parfois oublier certaines choses que les noter par écrit… À cette fin, s’exercer à retenir par des procédés mnémotechniques les adresses, et particulièrement les numéros des rues.

Le calepin

Au besoin, prendre des notes inintelligibles à tout autre que vous-même. À chacun d’inventer ses procédés d’abréviations, d’inversions ou d’interversions de chiffres (24 pour 42 ; 1 signifiant g, g signifiant l, etc.). Donner soi-même aux rues, aux places, etc., des noms ; pour diminuer les chances d’erreur, user des associations d’idées (la rue Lenoir deviendra Le Nègre ; la rue Lepic… hérisson ou épingle, etc.).

Les lettres

Dans la correspondance, tenir compte du cabinet noir. Dire le minimum de ce qu’il faut dire en s’efforçant de n’être compris que du destinataire. Ne pas désigner de tiers sans nécessité. En cas de nécessité, se souvenir qu’un prénom vaut mieux qu’un nom, et une initiale – surtout conventionnelle – mieux qu’un prénom.

Varier les désignations conventionnelles.

Se défier de toutes les précisions (de lieu, de travail, de date, de caractère, etc.).

Savoir recourir, même sans entente préalable, à des stratagèmes qui doivent toujours être très simples et banaliser l’information. Ne pas dire, par exemple : « le camarade Pierre est arrêté », mais dire « l’oncle Peter est brusquement tombé malade… »

Recevoir sa correspondance chez des tiers.

Bien cacheter les lettres. Ne pas considérer les cachets de cire comme une garantie absolue ; les faire très minces ; les gros sont plus faciles à enlever.

Un procédé assez bon consiste à coudre la lettre au verso de l’enveloppe et à recouvrir le fil d’un élégant cachet de cire.

Ne jamais oublier le :

« Donnez-moi trois lignes de l’écriture d’un homme et je vous le ferai pendre », expression d’un axiome familier à toutes les polices.

III. LA CONDUITE GÉNÉRALE

– Se défier des téléphones. Rien n’est plus facile que de les surveiller.

La conversation téléphonique entre deux appareils mis à la disposition du public (cafés, appareils automatiques, gares) présente le moins d’inconvénients.

Ne prendre de rendez-vous par téléphone qu’en termes conventionnels.

– Bien connaître les localités. Les étudier au besoin à l’avance sur un plan. Retenir les maisons, les passages, les lieux publics (gares, musées, cafés, grands magasins) présentant plusieurs issues.

– Dans un lieu public, en chemin de fer, dans un rendez-vous privé, tenir compte des possibilités d’observation et, à cette fin, de l’éclairage. Tâcher de bien voir sans être bien vu. Il est raisonnable de s’asseoir de préférence à contre-jour : on voit mieux, et l’on est moins bien vu. Il n’est pas raisonnable de s’exposer à une fenêtre.

IV. ENTRE CAMARADES

Poser en principe que, dans l’action illégale, un militant ne doit savoir que ce qu’il est utile qu’il sache ; et qu’il est souvent dangereux d’en savoir ou d’en faire connaître davantage.

Moins un travail est connu, et plus il offre de sécurité et de chances de succès.

Se défier du penchant aux confidences. Savoir se taire : se taire est un devoir envers le parti, envers la révolution.

Savoir ignorer volontairement ce que l’on ne doit pas connaître.

C’est une faute, qui peut devenir grave, que de confier à l’ami le plus intime, à la compagne, au camarade le plus sûr, un secret du parti qu’il ne leur est pas indispensable de connaître. C’est parfois un tort envers eux ; car on est responsable de ce que l’on sait, et cette responsabilité peut être lourde.

Ne pas être choqué ni vexé du silence d’un camarade. Ce n’est pas l’indice d’un manque de confiance, mais plutôt celui d’une estime fraternelle et d’une conscience – qui doit être commune – du devoir révolutionnaire.

V. EN CAS D’ARRESTATION

Garder absolument tout son sang-froid. Ne se laisser ni intimider ni provoquer.

Ne répondre à aucun interrogatoire sans être assisté d’un défenseur et avant de s’être entretenu avec ce dernier qui doit être, autant que possible, un camarade de parti. Ou, à défaut, sans avoir mûrement réfléchi. Tous les journaux révolutionnaires russes portaient autrefois, en caractères gras, cette recommandation invariable : « Camarades, ne faites pas de déposition ! Ne dites rien ! »

En principe : ne rien dire.

S’expliquer est dangereux ; on est aux mains de professionnels habiles à tirer parti du moindre mot. Toute « explication » leur fournit une riche documentation.

Mentir est extrêmement dangereux : car il est difficile de construire un système sans défauts trop apparents. Il est presque impossible de l’improviser.

Ne pas tenter de jouer au plus fin : la disproportion des forces est trop grande.

Les récidivistes inscrivent sur les murs des prisons cette recommandation énergique dont le révolutionnaire peut faire son profit :

« N’avouez jamais ! »

Quand on nie, nier inébranlablement.

Savoir que l’adversaire est capable de toutnote. Ne pas se laisser surprendre ni décontenancer par le :

– « Nous savons tout ! »

Ce n’est jamais vrai. C’est un cliché impudent servi par tous les policiers et tous les magistrats instructeurs à tous les inculpés.

Ne pas se laisser intimider par la menace sempiternelle :

– « Ça vous coûtera cher ! »

Les aveux, les explications maladroites, les chutes dans les traquenards, les moments de panique peuvent en effet coûter cher ; mais, quelle que soit la situation d’un accusé, une défense ferme et fermée, faite de beaucoup de silence et de peu de négations et d’affirmations inébranlables, ne peut que l’améliorer.

N’en rien croire – c’est aussi un argument classique – si l’on vous affirme : « Nous savons tout par votre camarade Untel ! »

N’en rien croire, même si l’on tente de vous le prouver. Avec quelques indices habilement réunis, il est aisé à l’ennemi de feindre une connaissance approfondie des choses. Et si même Untel avait « tout dit », ce ne serait qu’une raison de plus de redoubler de circonspection.

Ne pas connaître ou ne connaître que le moins possible ceux sur lesquels on est interrogé.

Dans les confrontations : garder tout son sang-froid. Ne pas manifester d’étonnement. Encore : ne rien dire.

Ne jamais signer une pièce sans l’avoir lue attentivement et bien comprise. Au moindre doute, refuser de signer.

Si l’accusation se fonde sur un faux – c’est fréquent –, ne pas s’en indigner : la laisser plutôt s’enferrer avant de la réduire à néant. N’en rien faire du reste sans le concours d’un défenseur, qui doit être un camarade.

VI. DEVANT LES POLICIERS ET LES JUGES

Ne pas céder au penchant, inculqué par l’éducation idéaliste bourgeoise, d’établir ou de rétablir la « vérité ».

Il n’y a pas dans la mêlée sociale de vérité commune aux classes exploiteuses et aux classes exploitées.

Il n’y a pas de vérité – ni petite ni grande – impersonnelle, suprême, planant au-dessus de la guerre des classes.

Pour la classe possédante, la Vérité c’est son Droit : son droit d’exploiter, de spolier, de légiférer ; de traquer ceux qui veulent un avenir meilleur ; de frapper sans merci les porteurs de la conscience de classe du prolétariat. Elle appelle vérité le mensonge utile. Vérité scientifique, disent ses sociologues, l’éternité de la propriété individuelle (abolie par les Soviets). Vérité légale, ce mensonge révoltant : l’égalité des pauvres et des riches devant la loi. Vérité officielle, l’impartialité de la Justice, arme d’une classe contre les autres.

Leur vérité n’est pas la nôtre.

Aux juges de la classe bourgeoise, le militant ne doit aucun compte de ses actes, aucun respect d’une prétendue vérité. La contrainte l’amène devant eux. Il subit la violence. Son seul souci doit être de servir ici encore la classe ouvrière. Pour elle, il peut parler, se faisant du banc des accusés une tribune, et d’accusé accusateur. Pour elle, il doit savoir se taire. Ou se défendre utilitairement de manière à reconquérir avec la liberté ses possibilités d’action.

La vérité, nous ne la devons qu’à nos frères et camarades, à notre classe, à notre parti.

Devant les policiers et les juges, ne jamais oublier qu’ils sont les domestiques, préposés aux plus viles besognes, des riches :

– que, s’ils sont les plus forts, c’est pourtant nous qui, sans appel, avons raison contre eux ;

– qu’ils défendent servilement un ordre inique, malfaisant, condamné par le cours même de l’histoire ;

– tandis que nous travaillons pour la seule grande cause de ce temps : pour la transformation du monde par la libération du travail.

VII. L’INGÉNIOSITÉ

L’application de ces quelques règles exige une qualité que tout militant devrait s’attacher à cultiver : l’ingéniosité.

… Un camarade se rend dans une maison surveillée, à un appartement sis au 4e étage. À peine s’est-il engagé dans l’escalier que trois messieurs de mine patibulaire l’y suivent. Ils vont au même endroit. Au 2e étage, le camarade s’arrête, sonne à la porte d’un médecin et s’enquiert des heures de consultation. Les argousins passent.

Pourchassé dans une rue de Petrograd, sur le point d’être empoigné par la foule, un révolutionnaire se retourne tout à coup au seuil d’une porte, brandissant au bout du poing un objet noir. « Gare à la bombe ! » Les poursuivants ont un mouvement de recul. Le poursuivi disparaît dans le corridor : la maison a deux issues, il file. La bombe, ce n’était que son chapeau roulé en boule !

Dans un pays où toute littérature communiste est prohibée, un libraire introduit par ballots les mémoires de John Rockefeller1 : Comment je suis devenu milliardaire. À partir de la quatrième page, le texte est de Lénine : Sur la route de l’insurrection
2.

VIII. UNE SUPRÊME RECOMMANDATION

Se garder de la manie de la conspiration, des airs initiés, des airs mystérieux, de la dramatisation des choses simples, des attitudes « conspiratives ». La plus grande vertu du révolutionnaire, c’est la simplicité, le dédain de toute pose même… « révolutionnaire » – et surtout conspirative.

4. LE PROBLÈME DE LA RÉPRESSION RÉVOLUTIONNAIRE

I. MITRAILLEUSE, MACHINE À ÉCRIRE, OU… ?

– Que pensez-vous de la mitrailleuse ? Ne lui préféreriez-vous pas une machine à écrire ou un appareil photographique ?

D’honnêtes gens, et qui se piquent de sociologie, posent quelquefois, à propos des réalités de la révolution, des questions de ce… calibre.

Il en est qui réprouvent avec lyrisme toute violence, toute dictature, ne se fiant, pour amener la fin des oppressions, des misères, des prostitutions et des guerres, qu’à l’intervention, surtout littéraire, de l’Esprit. Jouissant en réalité d’un appréciable confort, dans la société telle qu’elle est, ils se situent hautainement « au-dessus de la mêlée sociale »1. Aux mitrailleuses, ils préfèrent tout particulièrement les machines à écrire.

D’autres, sans répudier la violence, répudient formellement la dictature. La révolution leur apparaît comme une miraculeuse libération. Ils rêvent d’une humanité que la chute de ses liens rendrait instantanément paisible et bonne. Ils rêvent, en dépit de l’histoire, de la vraisemblance, du sens commun et de leurs propres actes, une révolution totale, pas uniquement idyllique sans doute, mais courte, décisive, définitive, aux lendemains radieux. « Fraîche et joyeuse », voudrait-on dire, tant cette conception de la lutte finale ressemble au fond au mythe officiel de la « dernière guerre », imaginé en 1914 par les bourgeoisies alliées. Pas d’époque de transition ; pas de dictature du prolétariat (« Contre toutes les dictatures ! ») ; pas de répression après la victoire des travailleurs ; pas de tribunaux révolutionnaires, pas de Tchéka ! – surtout, grands dieux ! pas de Tchéka ! – plus de prisons… L’entrée de plain-pied dans la libre cité communiste, l’arrivée tout de suite après l’orage aux îles Fortunées. À la mitrailleuse, ces révolutionnaires – nos frères libertaires – préfèrent… les guirlandes de roses, de roses rouges.

Des troisièmes enfin professent qu’il faut pour l’heure laisser le monopole de l’usage des mitrailleuses aux classes possédantes et tâcher de les amener doucement, par la persuasion, à y renoncer… En attendant, ces réformateurs se donnent des peines infinies pour obtenir de conférences internationales la réglementation du tir ultra-rapide… Ils se divisent, semble-t-il, en deux catégories : ceux qui préfèrent sincèrement à l’usage de la mitrailleuse celui du tapis vert ; et ceux qui, pratiques et dépourvus d’illusions, lui préfèrent in petto celui des gaz asphyxiants.

À la vérité, nul – sauf peut-être quelque fabricant d’armes et munitions – n’a de prédilection spéciale pour la mitrailleuse. Mais la mitrailleuse existe. C’est une réalité. L’ordre de mobilisation reçu, on a le choix d’être devant ce fait ou derrière, de servir la symbolique machine à tuer ou de lui servir de cible. Nous préconisons aux travailleurs une troisième solution : prendre l’outil de meurtre et le retourner contre ceux qui l’ont fait. Les bolcheviks russes disaient dès 1915 : « Transformer la guerre impérialiste en guerre civile. »

Tout ce que nous venons de dire de la mitrailleuse s’applique à l’État et à son appareil de contrainte : prisons, tribunaux, police, services de Sûreté. La révolution n’a pas le choix des armes. Elle ramasse sur son arène ensanglantée celles que l’histoire a forgées, celles qui viennent de choir des mains d’une classe dirigeante vaincue. Hier, il fallait à la bourgeoisie, pour contraindre les exploités, un pesant appareil de coercition ; il faut aujourd’hui aux prolétaires et aux paysans, pour briser les suprêmes résistances des exploiteurs dépossédés, pour les empêcher de reprendre le pouvoir, pour les contraindre ensuite à l’abdication durable des privilèges, un puissant appareil de répression. La mitrailleuse ne disparaît pas, elle change de main. Lui préférer la charrue n’est pas de mise…

Méfions-nous pourtant des métaphores et des analogies simplistes. Le propre de la mitrailleuse est de ne point se modifier, quel que soit l’usage qu’on en fait. Qu’on l’installe, muselée par un écriteau de carton, dans un musée ; qu’on l’emploie, inoffensive, à des exercices d’école ; que, tapie dans un trou d’obus, elle serve entre les mains d’un cultivateur beauceron à perforer les chairs de cultivateurs westphaliens ses frères ; qu’installée au seuil d’un palais exproprié, elle tienne une contre-révolution en respect, pas une vis, pas un écrou ne s’y modifie…

Une institution par contre se modifie selon les hommes, et plus encore, infiniment plus, selon les classes qui s’en servent. L’armée de la monarchie féodale, avant la révolution française de 1789-1793, petite armée de métier, formée de mercenaires achetés et de pauvres diables recrutés par force, commandée par des nobles, ne ressemble guère à l’armée du lendemain de la révolution bourgeoise, nation en armes, spontanément accourue à l’appel de « la patrie en danger », commandée par d’anciens sergents et par des conventionnels. Aussi profonde, la différence entre l’armée de l’ancien régime russe, impériale, qu’un grand-duc Nicolas mène à la défaite, avec une caste d’officiers, un service durement imposé, le régime du « poing sur la gueule » – et l’Armée rouge organisée par le Parti communiste, avec ce grand animateur Trotski, avec ses commissaires ouvriers, ses services de propagande, ses appels quotidiens à la conscience de classe du soldat, ses épiques victoires… Aussi profonde, sinon plus, est la différence entre l’État bourgeois détruit – de fond en comble – par la révolution russe d’octobre 1917, et l’État prolétarien édifié sur ses décombres. Nous posons le problème de la répression. Nous verrons que l’analogie entre l’appareil de répression de l’État bourgeois et celui de l’État prolétarien est beaucoup plus apparente que réelle.

II. L’EXPÉRIENCE DE DEUX RÉVOLUTIONS

À la mi-novembre 1917, les Soviets, détenteurs exclusifs du pouvoir depuis peu de jours, ayant remporté par toute la Russie une complète victoire insurrectionnelle, voyaient s’ouvrir l’ère des difficultés. Continuer la révolution allait leur être cent fois plus malaisé qu’il ne l’avait été de la faire et de prendre le pouvoir. Dans les grandes villes pas un service public, pas une administration qui fonctionnât. La grève des techniciens menaçait les agglomérations les plus denses de calamités sans nom. L’eau, l’électricité, les vivres pouvaient manquer dans les trois jours ; le service de voirie ne fonctionnant pas, il fallait s’attendre à des épidémies ; les transports étaient plus que précaires, le ravitaillement problématique. Les premiers commissaires du peuple qui vinrent prendre possession des ministères y trouvèrent des bureaux vides, fermés, aux armoires closes, où quelques huissiers hostiles et obséquieux attendaient que les nouveaux maîtres fissent fracturer les tiroirs vides des secrétaires… Ce sabotage de la bureaucratie et des techniciens, organisé par les capitalistes (les fonctionnaires « en grève » recevaient des appointements d’un comité de ploutocrates), dura plusieurs semaines, à l’état aigu, et des mois, des années même, sous des formes atténuées. La guerre civile cependant s’allumait avec lenteur. La révolution victorieuse, point encline à verser le sang, témoignait plutôt à ses ennemis une indulgence périlleuse. Libérés sur parole (ce fut le cas du général Krasnov2) ou ignorés, les officiers monarchistes, se rassemblaient hâtivement dans le sud, y formant les premiers noyaux des armées de Kornilov, d’Alexeïev, de Krasnov, de Denikine, de Wrangel3. La magnanimité de la jeune république des Soviets allait lui coûter, pendant des années, des flots de sang. Les historiens se demanderont certainement quelque jour – et les théoriciens communistes feraient sans doute bien d’anticiper sur les travaux des historiens – si la Russie rouge ne se fût pas, avec une plus grande rigueur à ses débuts, avec une dictature qui se fût efforcée de réduire sans délai à l’impuissance par mesure de sécurité publique les classes ennemies, même lorsque celles-ci paraissaient passives –, si la Russie rouge ne se fût pas ainsi épargné une partie des horreurs de la guerre civile et de la double terreur blanche et rouge. Ce fut, semble-t-il, la pensée de Lénine, qui s’attacha de très bonne heure à combattre les hésitations et les demi-mesures dans la répression comme ailleurs. C’est la conception de Trotski, précisée par certains ordres draconiens à l’Armée rouge et dans Terrorisme et Communisme
4. – C’était celle de Robespierre disant à la Convention, le 16 janvier 1793 : « La clémence qui compose avec la tyrannie est barbare5. » – La conclusion théorique qui nous paraît se dégager de l’expérience russe, c’est qu’une révolution ne doit être à ses débuts ni clémente ni indulgente, mais plutôt dure. Dans la guerre des classes, il faut frapper fort, remporter des victoires décisives, pour n’avoir pas à reconquérir sans cesse, avec sans cesse de nouveaux risques et de nouveaux sacrifices, le même terrain.

Entre octobre et décembre 1917, la justice révolutionnaire ne fait procéder qu’à 22 exécutions capitales, en majorité celles d’écumeurs sociaux. La Commission extraordinaire pour la répression de la contre-révolution et de la spéculation, par abréviation Tchéka, est fondée le 7 décembre, en présence des entreprises de plus en plus hardies de l’ennemi intérieur. Quelle est en ce moment la situation ? À grands traits : les ambassades et les missions militaires des Alliés sont des foyers de conspiration permanente. Les contre-révolutionnaires de toute nuance y trouvent des encouragements, des subsides, des armes, une direction politique. Les industriels placés sous le contrôle ouvrier ou dépossédés sabotent, avec les techniciens, la production, De l’outillage, des matières premières, des stocks, des secrets du travail, tout ce qui se peut cacher est caché, tout ce qui se peut voler est volé. Le syndicat des transports et la coopération dirigés par les mencheviks accroissent par leur résistance les embarras du ravitaillement. La spéculation aggrave la disette, l’agio aggrave l’inflation. Les cadets – constitutionnels démocrates – bourgeois conspirent ; les socialistes révolutionnaires conspirent ; les socialistes populistes conspirent ; les social-démocrates mencheviques conspirent ; les anarchistes conspirent ; les intellectuels conspirent ; les officiers conspirent ; chaque ville a ses états-majors secrets, ses gouvernements provisoires, accompagnés de préfets et de pendeurs prêts à sortir de l’ombre après le coup de force imminent. Les ralliés sont douteux. Au front tchécoslovaque, le commandant en chef de l’Armée rouge, Mouraviev6, trahit, veut passer à l’ennemi. Les socialistes révolutionnaires préparent l’assassinat de Lénine et de Trotski. Ouritski et Volodarski7 sont tués à Petrograd. Nakhimson8 est tué à Iaroslavl. Soulèvement des Tchécoslovaques9 ; soulèvements à Iaroslavl, Rybinsk, Mourom, Kazan… Complot de l’Union pour la Patrie et la Liberté ; complots des socialistes révolutionnaires de droite ; coup de force des socialistes révolutionnaires de gauche ; affaire Lockhart10 (ce consul général de Grande-Bretagne a moins de chance que M. Noulens11). Les complots vont se suivre pendant des années ; c’est la sape à l’intérieur, concordant avec l’offensive à l’extérieur des armées blanches et de l’intervention étrangère. Il y aura l’affaire du Centre tactique à Moscou, les entreprises de l’Anglais Paul Dukes12 et l’affaire Tagantsev13 à Petrograd ; l’attentat du Leontievsky péreoulok à Moscou14 (affaire des « anarchistes clandestins ») ; les trahisons du fort de Krasnaïa-Gorka et du régiment de Semenovskinote ; la contre-révolution économique et la spéculation. Pendant des années, des directeurs d’entreprises nationalisées resteront en réalité au service des capitalistes expropriés, les renseignant, exécutant leurs ordres, sabotant dans leur intérêt la production ; il y aura, innombrables, les abus et les excès de toutes sortes, l’infiltration dans le parti dirigeant des pêcheurs en eau trouble, les fautes des uns, la corruption des autres ; il y aura l’individualisme petit-bourgeois lâché dans des luttes chaotiques… Pas de problème de la répression. La Tchéka n’est pas moins indispensable que l’Armée rouge et que le Commissariat du ravitaillement.

Cent vingt ans auparavant, la Révolution française avait dans des situations analogues, réagi de façon presque identique. Les révolutionnaires de 1792 eurent le Comité de salut public, le Tribunal révolutionnaire, Fouquier-Tinville15, la guillotine. N’oublions pas non plus Jourdan-coupe-tête et Carrier de Nantes16.

Journées de Septembre, proscription des émigrés, loi des suspects, chasse aux prêtres réfractaires, dépeuplement de la Vendée, destruction de Lyon… « Il faut tuer tous les ennemis intérieurs, disait simplement Danton à la Convention, pour triompher des ennemis extérieurs17. » Et, devant le Tribunal révolutionnaire, accusé, lui, le « ministre de la Révolution », des massacres de Septembre, accusé de vouloir la clémence, il criait : « Que m’importe d’être appelé buveur de sang ? Eh bien, buvons le sang des ennemis de l’humanité, s’il le faut… » Nous ne citerons pas Marat, dont les révolutionnaires prolétariens pourraient avec quelque raison se réclamer, mais le grand orateur du parti modéré de la révolution bourgeoise, Vergniaud18 ; réclamant à l’Assemblée législative, le 25 octobre 1791, une procédure sommaire – terroriste – contre les émigrés, le tribun de la Gironde disait :

Des preuves légales ! Vous comptez donc pour rien le sang qu’elles vous coûteront ! Des preuves légales ! Ah ! Prévenons plutôt les désastres qui pourraient nous les procurer ! Prenons enfin des mesures vigoureuses !…

Par quelle étrange aberration les bourgeois de la IIIe République, dont les aïeux vainquirent par la terreur la monarchie, la noblesse, le clergé féodal, l’intervention étrangère, se sont-ils si véhémentement indignés contre la terreur rouge ?

III. LA TERREUR A DURÉ DES SIÈCLES

Nous ne nierons pas que la terreur soit terrible. Menacée de mort, la révolution prolétarienne y a recouru en Russie pendant trois années, de 1918 à 1921. On oublie trop volontiers que la société bourgeoise, en dehors même des révolutions qui ont achevé de la former, a eu besoin, pour naître et grandir, de siècles de terreur. La grande propriété capitaliste s’est formée au cours des siècles par la dépossession implacable des cultivateurs ; le capital manufacturier puis industriel s’est accumulé par l’exploitation implacable, aidée d’une législation sanguinaire, des paysans dépossédés, réduits au vagabondage. Cette effroyable page de l’histoire est passée sous silence dans les manuels scolaires et même dans les grands ouvrages. Nous n’en connaissons qu’un exposé d’ensemble, concis mais magistral, celui de Karl Marx, au chapitre XXIV du Capital : l’accumulation primitive. « Vers la fin du XVe
et durant tout le XVIe
siècle, écrit Marx, il y eut dans toute l’Europe occidentale une législation sanguinaire contre le vagabondage. Les ancêtres des ouvriers actuels furent d’abord punis pour s’être laissés transformer en vagabonds et miséreux. » L’un des buts de cette législation très précise était de fournir l’industrie de main-d’œuvre. Peine du fouet contre les vagabonds, esclave quiconque refuse de travailler (édit d’Édouard VI, roi d’Angleterre, 1547), la marque au fer rouge à ceux qui tentent de s’évader, la mort en cas de récidive ! Le vol puni de mort. D’après Thomas More19, « 72 000 petits ou grands voleurs furent exécutés sous le règne de Henri VIII » qui régna vingt-quatre ans, de 1485 à 1509. L’Angleterre avait alors trois à quatre millions d’habitants. « Du temps de la reine Élisabeth, les vagabonds étaient pendus par séries, et chaque année en voyait pendre 300 à 400. » Sous cette grande reine, les vagabonds de plus de 18 ans que personne ne consentait à embaucher pour deux ans au moins étaient mis à mort. En France, « sous Louis XVI (ordonnance du 13 juillet 1777) tout homme valide de 16 à 60 ans, s’il était sans moyens d’existence et n’exerçait pas de profession, devait être envoyé aux galères ». Dans une de ses lettres si goûtées des lettrés, Madame de Sévigné20 parle avec une charmante simplicité des « penderies » coutumières de paysans.

Des siècles durant, la justice n’a été que la terreur, utilitairement organisée par les classes possédantes. Voler un riche a toujours été un plus grand crime que de tuer un pauvre. La falsification de l’histoire, prescrite par les intérêts de classe de la bourgeoisie, étant de règle dans l’enseignement des pays démocratiques, il n’existe pas encore, que nous sachions, en langue française, d’histoire sérieuse des institutions sociales mise à la disposition des écoles ou du grand public. Aussi sommes-nous dans la nécessité de recourir à une documentation concernant la Russie. L’historien marxiste M.-N. Pokrovski21 a consacré à la justice, dans sa remarquable Histoire de la culture russe, un chapitre d’une vingtaine de pages. Sous Ivan III, au XVe
siècle, la justice est rendue par les boyards, les dvoriane – noblesse, caste privilégiée de propriétaires fonciers – et les « bons » (c’est-à-dire, bien exactement, les riches) paysans. L’opinion de quelques « honnêtes gens » suffit pleinement à justifier un arrêt de mort, lorsqu’il s’agit bien entendu d’un pauvre. « À la fin du XVe
siècle, écrit M. N. Pokrovski, il apparaît déjà que la suppression des éléments suspects est l’essence de ce droit. » Suspects à qui ? Suspects aux riches. – Un document datant de 1539 confère le droit de rendre la justice aux nobles (boyards), assistés des « honnêtes gens » (des paysans riches). Le statut prescrit la mise à mort des « brigands pris en flagrant délit ou non », et autorise la mise des « mauvaises gens » à la question. L’aveu obtenu, le « coupable » sera d’ailleurs pendu ; s’il n’avoue pas, on peut néanmoins l’emprisonner à vie. Les ordonnances qui précisent ce droit n’admettent pas qu’un noble puisse être jugé : la justice ne commence à s’appliquer qu’aux paysans, aux marchands, aux artisans, et ne devient rigoureuse qu’aux pauvres. Il suffirait, pour se convaincre de la férocité de cette justice, de parcourir l’histoire des révolutions paysannes – guerres des paysans en Allemagne, jacqueries en France – qui ont signalé l’apparition de la propriété capitaliste. Des institutions semblables ont existé dans tous les pays de servage. Cette justice de classe de la propriété foncière, féodale n’a disparu, et pas complètement, que peu à peu, cédant la place à celle – plus complète mais non moins féroce – des monarchies absolues, caractérisées par l’importance grandissante du commerce. Jusqu’à la révolution bourgeoise, jusqu’aux périodes les plus récentes de l’histoire, aucune égalité même purement formelle n’a existé devant la « justice » entre les pauvres et les riches…

On le voit : les révolutions n’innovent rien en matière de répression et de terreur ; elles ne font que ressusciter, sous la forme de mesures extraordinaires, les normes de justice et de droit qui ont été, des siècles durant, celles des classes possédantes contre les classes dépossédées…

IV. DE GALLIFET À MUSSOLINI

Toutes les fois que les crises sociales ont posé devant elle avec une subite ampleur le problème de la répression, la bourgeoisie moderne n’a pas hésité à revenir aux procédés les plus sommaires de la justice de classe, traitant ses ennemis comme on traitait les vagabonds au XVe
siècle. On les pendait ; on mitraille par milliers, en 1848, les insurgés parisiens du faubourg Saint-Antoine, qui n’étaient que des sans-travail poussés à bout par d’habiles provocations. Il ne faut pas se lasser de rappeler ces grands faits historiques. La justification anticipée de la terreur rouge, la bourgeoisie l’a deux fois écrite, avec le plus beau sang humain, au livre de l’histoire : en décapitant, pour prendre le pouvoir, les aristocraties féodales et deux rois – Charles Ier d’Angleterre (1649), Louis XVI – et en réprimant les soulèvements prolétariens. Laissons parler un moment les dates et les chiffres.

La Commune de Paris, répondant aux exécutions sommaires de ses soldats faits prisonniers par les Versaillais, passa par les armes 60 otages. Les Versaillais décimèrent le peuple de Paris. D’après des estimations modérées, la répression fit à Paris plus de 100 000 victimes. Vingt mille communards au bas mot furent mitraillés, non pendant la bataille, mais après. Trois mille moururent dans les bagnes.

La révolution soviétique de Finlande, réprimée en 1918 par les gardes blanches de Mannerheim22 alliées aux reîtres allemands de von der Goltz23, frappa-t-elle avant de tomber quelques-uns de ses ennemis ? C’est probable ; mais le nombre en est si réduit que la bourgeoisie elle-même n’en a pas fait état. Par contre, dans ce pays de 3 500 000 habitants, où le prolétariat n’est pas en forte proportion, 11 000 ouvriers furent fusillés par les gens de l’ordre et plus de 70 000 internés dans des camps de concentration.

La république des Soviets de Hongrie (1919) se fonda presque sans effusion de sang, grâce à l’abdication spontanée du gouvernement (bourgeois) du comte de Karoli24. Quand les commissaires du Peuple de Budapest jugèrent la situation désespérée, ils abdiquèrent à leur tour, transmettant le pouvoir aux sociaux-démocrates. Pendant les trois mois qu’elle dura, la dictature du prolétariat hongrois, bien que sans cesse menacée par les complots à l’intérieur et par les invasions tchécoslovaque et roumaine à ses frontières, frappa au total 350 de ses ennemis : sont compris dans ce nombre les contre-révolutionnaires tombés les armes à la main au cours de soulèvements locaux. Les bandes d’officiers et les tribunaux de Horthy ont fait périr en « représailles » plusieurs milliers de personnes et en ont interné, emprisonné, molesté des dizaines de milliers…

Le Soviet de Munich (1919) fit passer par les armes, en réponse au massacre de 23 prisonniers rouges par l’armée « régulière », 12 otages. Après l’entrée de la Reichswehr à Munich, 505 personnes furent fusillées dans la ville, dont 321 sans le moindre simulacre de justice. De ce nombre une soixantaine de Russes raflés par hasard.

Sur les victimes de la terreur blanche qui sévit en Russie dans les régions où la contre-révolution et l’intervention étrangère triomphèrent momentanément, aucune statistique probante ne nous renseigne. On a pourtant estimé à un million le nombre total des victimes des seuls pogroms antisémites de l’Ukraine, au temps du général Denikine. La population juive de villes entières (Fastov) fut systématiquement égorgée.

On estime à 15 000 le nombre des ouvriers qui ont péri, au cours de la répression des insurrections ouvrières d’Allemagne, de 1918 à 1921.

Nous ne rappellerons ici ni noms de martyrs ni épisodes symboliques. Nous ne cherchons qu’à étayer rapidement sur des faits quelques principes. Trop d’expériences douloureuses devraient avoir éclairé le prolétariat sur ce point, trop de dictatures, trop de régimes de terreur blanche sont encore à l’œuvre pour qu’il faille des démonstrations minutieuses…

De Galliffet25 à Mussolini26 en passant par Noske27, la répression des mouvements révolutionnaires prolétariens, même lorsque les sociaux-démocrates acceptent d’y présider, comme il est arrivé en Allemagne, est caractérisée par la volonté très nette de frapper les classes laborieuses dans leurs forces vives : en d’autres termes d’exterminer physiquement, aussi complètement que possible, leurs élites.

V. LOI BOURGEOISE ET LOI PROLÉTARIENNE

La répression est l’une des fonctions essentielles de tout pouvoir politique. L’État révolutionnaire, dans la première phase de son existence tout au moins, en a besoin plus que nul autre. Or il semble que, dans ses trois éléments fondamentaux – police, armée, tribunaux et prisons –, le mécanisme de la répression et de la coercition ne varie guère. Nous venons d’étudier une police de Sûreté. Nous sommes descendus dans ses réduits les plus secrets, les plus malpropres. Et nous avons constaté son impuissance. Cette arme, avons-nous dit, aux mains de l’ancien régime, ne pouvait ni le sauver ni tuer la révolution. Nous admettons pourtant l’efficacité décisive de cette même arme entre les mains de la révolution. L’arme n’est la même qu’en apparence ; une institution, répétons-le, subit des transformations profondes selon la classe qu’elle sert et les fins qu’elle poursuit.

De bas en haut, la révolution russe a détruit l’appareil coercitif de l’ancien régime. Sur ses ruines allègrement accumulées, elle a créé le sien propre.

Efforçons-nous d’esquisser les différences fondamentales entre la répression telle que l’exerce la classe capitaliste et la répression telle que l’exerce la classe révolutionnaire. Des principes généraux qu’une sommaire analyse nous révélera se déduiront quelques corollaires sur le rôle de la police ici et là.

Dans la société bourgeoise, le pouvoir est exercé par les minorités riches contre les majorités pauvres. Un gouvernement n’est jamais qu’un comité exécutif d’une oligarchie de financiers appuyés par les classes privilégiées. La législation destinée à maintenir dans l’obéissance l’ensemble des salariés – la majorité de la population – doit forcément être très complexe et très sévère. Il faut que tout attentat sérieux à la propriété entraîne de façon ou d’autre la suppression du coupable. On ne pend plus le voleur ; non que les « principes humanitaires » soient « en progrès », mais parce que la proportion des forces entre les classes possédantes et non possédantes ainsi que le développement de la conscience de classe des pauvres ne permettent plus au juge de jeter de tels défis à la misère. Mais – nous nous bornons à suivre la législation française qui est d’une férocité moyenne – le vol qualifié est puni de travaux forcés ; et la peine de travaux forcés s’accomplit dans de telles conditions, s’aggrave de telles « peines accessoires », que la vie du coupable est à coup sûr brisée. Toute peine de cinq ans de travaux forcés implique le doublage : le libéré est astreint à résider dans la colonie un temps égal à la durée de son séjour au bagne ; les condamnés à plus de huit ans de travaux forcés sont astreints à la résidence perpétuelle en Guyane. Il s’agit de la plus malsaine des colonies françaises ! La relégation, peine « accessoire » perpétuelle, également accomplie en Guyane, peine très voisine en fait de celle des travaux forcés, est surtout le lot des récidivistes du vol non qualifié. Quatre condamnations pour vol, escroqueries, etc. – le vol successif de 4 pièces de cent sous constituerait un cas idéal ; j’ai feuilleté assez de dossiers de relégués pour savoir qu’il est des cas de ce genre – peuvent entraîner la relégation ; ou sept condamnations pour vagabondage : en d’autres termes, se trouver sept fois successives sans pain ni gîte sur le pavé de Paris est un crime puni d’une peine perpétuelle. En Angleterre et en Belgique, où existent des workhouses (maisons de travail forcé) et des dépôts de mendicité, la répression de la mendicité et du vagabondage n’est pas moins implacable. Un autre trait. Le patronat a besoin de main-d’œuvre et de chair à canon : la loi punit implacablement l’avortement.

L’éternité de la propriété privée et du salariat étant posée en principe, aucun remède efficace ne peut être appliqué aux maladies sociales telles que la criminalité. Une bataille permanente s’institue entre l’Ordre et le Crime, l’« armée du Crime », dit-on, armée de misérables, armée de victimes, armée d’irresponsables inutilement et indéfiniment décimée. Ce fait n’a pas encore été relevé avec une vigueur suffisante : la lutte contre la criminalité est un aspect de la lutte des classes. Les trois quarts au moins des criminels de droit commun appartiennent aux classes exploitées.

Le code pénal de l’État prolétarien n’admet pas, en règle générale, la peine de mort en matière criminelle (encore que la suppression physique de certains détraqués incurables et dangereux soit parfois la seule solution). Il n’admet pas non plus de peines perpétuelles. La peine la plus forte y est de dix années d’emprisonnement. La privation de liberté, mesure de sécurité sociale et de rééducation, y est conçue comme excluant l’idée médiévale du châtiment, souffrance imposée en expiation. Dans ce domaine et dans la situation actuelle de l’Union des Soviets, les possibilités matérielles sont naturellement très inférieures aux desseins. L’édification de la société nouvelle – qui sera sans prisons – ne commence pas par l’aménagement de prisons idéales. Sans doute ; mais l’impulsion est donnée, une réforme profonde a commencé. Comme le législateur, les tribunaux tiennent compte, avec le parti pris de classe le plus net, des causes sociales du délit, des origines et de la condition sociales du délinquant. Le fait d’être sans pain ni gîte constitue à Paris un délit grave, nous l’avons vu ; à Moscou, c’est, en concomitance avec un autre délit, une importante circonstance atténuante.

Devant la loi bourgeoise, être pauvre est souvent un crime, toujours une circonstance aggravante ou une présomption de culpabilité. Devant la loi prolétarienne, être riche – même dans les limites très strictes où, à l’époque de la NEP, l’enrichissement individuel est toléré – est toujours une circonstance aggravante.

VI. LES DEUX SYSTÈMES. COMBATTRE LES EFFETS OU REMONTER AUX CAUSES ?

La grande doctrine libérale de l’État à laquelle les gouvernants capitalistes n’ont sérieusement dérogé qu’en temps de guerre – ils ont eu alors leur capitalisme de guerre, caractérisé par l’étatisation de la production, le contrôle rigoureux du commerce et de la répartition des produits (cartes de consommation), l’état de siège, etc. – préconise la non-ingérence de l’État dans la vie économique. Elle se rattache en économie politique au laisser-faire, au laissez-passer de l’école manchestérienne. Elle considère surtout l’État comme l’instrument de défense collective des classes possédantes ; machine de guerre contre les groupes nationaux concurrents, machine à réprimer contre les exploités. Les fonctions administratives de l’État, elle les réduit au minimum ; c’est sous l’influence du socialisme et la pression des masses que l’État moderne a assumé il n’y a pas si longtemps la direction de l’enseignement public. Les fonctions économiques de l’État se réduisent, autant que possible, à l’établissement de tarifs douaniers destinés à protéger les industriels contre la concurrence étrangère. (La législation du travail est toujours une conquête du mouvement ouvrier.) En un mot, le respect de l’anarchie capitaliste est la règle de l’État. Qu’on produise, vende, revende, spécule, sans mesure, sans souci de l’intérêt général : c’est bien. La concurrence est la loi du marché. Les crises deviennent ainsi les grandes régulatrices de la vie économique ; elles réparent, aux dépens des travailleurs, des classes moyennes inférieures et des capitalistes les plus faibles, les erreurs des chefs d’industrie. Même lorsque de grands trusts faisant la loi au pays entier suppriment de fait la concurrence dans de vastes domaines de la production et du commerce, la vieille doctrine de l’État, si conforme aux intérêts des rois de l’Acier, de la Houille, du Cochon salé ou des Transports maritimes, reste généralement intangible : c’est le cas aux États-Unis.

Ce rappel des faits que chacun devrait connaître s’impose à nous, pour mieux définir l’État ouvrier et paysan, tel que le réalise l’Union des Soviets, avec la nationalisation du sol, du sous-sol, des transports, de la grande industrie, du commerce extérieur. L’État soviétique gouverne la vie économique. Il agit chaque jour directement sur les facteurs essentiels de la vie économique. Dans les limites mêmes où il admet l’initiative capitaliste, il la contrôle et la régularise, exerçant sur elle une double tutelle : par la loi et par l’action que nous appellerons directe sur le marché, le crédit, la production. La prévision des crises est un des traits les plus caractéristiques de la politique de l’État soviétique. On s’efforce d’enrayer les crises dès les premiers symptômes ; il n’est pas déraisonnable de prévoir, à un certain degré de développement social, leur élimination complète.

Où l’État capitaliste se contente par principe de combattre les effets ultimes de causes sociales auxquelles il s’interdit de toucher, l’État soviétique agit sur ces causes. L’indigence, la prostitution, l’état précaire de la santé publique, la criminalité, la dégénérescence de populations, la dénatalité ne sont que les effets de profondes causes économiquesnote. Après chaque crise économique, la criminalité augmente ; il ne peut en être autrement. Et les tribunaux capitalistes de redoubler de sévérité. Aux troubles provoqués par le fonctionnement normal de l’économie capitaliste – anarchique, irrationnelle, régie par les égoïsmes individuels et par l’égoïsme collectif des classes possédantes – la bourgeoisie ne connaît d’autre remède que la répressionnote. L’État soviétique s’attaquant aux causes du mal a évidemment beaucoup moins besoin de la répression. Plus il se développera, plus son action économique sera efficace, concertée, prévoyante, moins la répression lui sera nécessaire, jusqu’au jour où l’intelligente gestion de production supprimera, par la postérité, les maladies sociales telles que la criminalité – dont la coercition s’efforce de circonscrire la contagion… On volera beaucoup moins quand nul n’aura plus faim ; on ne volera plus guère quand l’aisance pour tous sera réalisée.

Dès aujourd’hui – et nous sommes loin du but ! – notre conviction est que, contrairement aux apparences, l’État soviétique use infiniment moins de la répression que tout autre. Qu’on y songe : dans la situation économique actuelle de la Russie, un gouvernement bourgeois ne serait-il pas tenu de gouverner par la force infiniment plus que les Soviets ? Le paysan est souvent mécontent. Il trouve l’impôt trop élevé, les articles industriels trop chers. Son mécontentement se traduit quelquefois par des actes qu’il faut bien qualifier de contre-révolutionnaires. L’ensemble des paysans a pourtant donné aux Soviets la victoire militaire – l’Armée rouge était surtout composée de ruraux – et leur continue son appui. Un gouvernement capitaliste restituant les terres aux propriétaires fonciers aurait à contenir – et ne pourrait la contenir que par une répression incessante et impitoyable – la colère de cent millions de ruraux. C’est précisément pourquoi tous les régimes blancs soudoyés par la finance étrangère sont tombés.

Dans son dénuement actuel, après des années de guerre impérialiste, de guerre civile, de blocus et de famine, cernée par des États capitalistes, objet de blocus financier, d’intrigues diplomatiques, de préparatifs belliqueux, l’Union soviétique, demeurée un camp retranché, assiégé par l’ennemi, aux prises en outre avec les contradictions internes inhérentes à une période de transition aussi difficile, a encore grandement besoin de la répression. Ce serait se leurrer à l’excès que de croire close l’ère des tentatives contre-révolutionnaires. Mais quelles que soient les difficultés actuelles de la révolution russe et ses façons d’y réagir, les caractères essentiels de l’État soviétique n’en sont pas modifiés – ni par conséquent le rôle qu’y joue la répression.

VII. LA CONTRAINTE ÉCONOMIQUE : PAR LA FAIM

On perd trop souvent de vue cette autre vérité que la société soviétique, dans sa huitième année d’existence, ne peut être équitablement comparée à la société bourgeoise, qui bénéficie d’une tradition d’autorité de plusieurs siècles et de plus d’un siècle d’expériences politiques. Longtemps avant 1789, le tiers état était, contrairement à l’affirmation véhémente de Sieyès, une force respectée dans l’État. Les cinquante premières années de développement économique de la bourgeoisie n’en ont pas moins été des années d’atroce dictature de classe. Les falsificateurs de l’histoire officielle vouent sciemment à l’oubli la vérité sur la première moitié du XIXe
siècle. Le capitalisme moderne marchant à l’opulence a passé sur le corps de plusieurs générations de travailleurs qui vécurent dans des taudis, trimèrent de l’aube à la nuit tombée, ne connurent aucune liberté démocratique, livrèrent à l’usine dévoratrice jusqu’aux muscles débiles des gosses de 8 ans… Sur les os, la chair, le sang, la sueur de ces générations sacrifiées s’est bâtie toute la civilisation moderne. La science bourgeoise les ignore. Force nous est de nouveau de renvoyer le lecteur au Capital de Karl Marx. Il y trouvera au chapitre XXIII des pages terribles sur l’Angleterre de 1846 à 1866. Nous ne résistons pas à la tentation d’en citer quelques lignes. Un médecin, chargé d’une enquête officielle, constate que, « même chez les ouvriers de la ville, le travail qui leur assure à peine de quoi ne pas mourir de faim est prolongé d’ordinaire au-delà de toute mesure… On n’a guère le droit de dire que le travail nourrit son homme ». Un autre enquêteur constate qu’il y a « à Londres vingt grands quartiers peuplés chacun d’environ 10 000 individus ; leur misère dépasse tout ce qui se peut voir ailleurs en Angleterre ». – « Newcastle, dit le Dr Hunter, offre l’exemple d’une des plus belles races de nos compatriotes tombée dans une dégénérescence presque sauvage par suite de circonstances purement extérieures, l’habitation et la rue. » Le Standard, journal conservateur anglais, écrit, le 5 avril 1866, à propos des sans-travail de Londres : « Rappelons-nous ce que cette population souffre. Elle meurt de faim. Ils sont 40 000. Et cela à notre époque, dans un quartier de cette merveilleuse métropole, tout à côté de la plus énorme accumulation de richesses que le monde ait jamais vue. » – « En 1846, la famine fit mourir en Irlande plus d’un million d’individus… Elle ne porta pas la moindre atteinte à la richesse du pays » (K. Marx).

Pour transformer en guinées sonnantes et trébuchantes, à l’effigie de la reine Victoria, le sang et la sueur de ce peuple de misérables ; pour que les inutiles condamnés par le développement du machinisme et les crises à mourir de misère consentissent à mourir sans révolte comme des bêtes à l’attache, quelle contrainte formidable ne fallait-il pas ? Mais nous apercevons avec netteté l’un des principaux moyens de la contrainte capitaliste : la faim. Ce fut un demi-siècle qu’on pourrait appeler de terreur économique. L’ouvrier forçat menacé de chômage, menacé de mourir de faim, travailla dans la chiourme industrielle, travailla comme une brute pour ne mourir de faim qu’à la longue : en quinze ans. (Nous n’avons pas de données sur la durée moyenne de la vie des salariés à cette époque ; nous le déplorons : ces chiffres-là résumeraient tout.) Il en est encore ainsi de nos jours : à la contrainte économique – par la faim – de beaucoup la plus importante la seule efficace en définitive, la répression ne fait qu’ajouter le complément réclamé par la défense de l’« ordre » capitaliste contre certaines catégories particulièrement inquiétantes de victimes (les malfaiteurs) et contre les révolutionnaires.

VIII. LA DÉCIMATION. ERREURS ET ABUS. CONTRÔLE

Répétons-le : la terreur est terrible. Dans la guerre civile il y va, pour tout combattant – et cette guerre ignore à peu près les neutres –, de la vie. Instruite à l’école des réactionnaires, la classe ouvrière, sur laquelle les complots suspendent une menace d’assassinat, doit elle-même frapper ses ennemis à mort. La prison n’intimide personne ; l’émeute défonce trop facilement les portes verrouillées que la corruption ou l’ingéniosité des conspirateurs savent aussi ouvrir.

Une autre nécessité contribue à étendre, au paroxysme de la lutte, les ravages de la terreur. Depuis les armées antiques, la décimation est le moyen classique de maintenir les troupes dans l’obéissance. On la pratiqua pendant la Grande Guerre, notamment au front français après les mutineries d’avril 1917. Ce ne devrait pas être oublié. Elle consiste à passer par les armes un homme sur dix, sans souci de l’innocence ou de la culpabilité individuelle. À ce propos, une observation d’ordre historique. En 1871, les Communards furent plus que décimés par les Versaillais. Nous avons déjà cité l’estimation moyenne du nombre des fusillés de Galliffet : 20 000 ; or la Commune avait eu 160 000 combattants. La redoutable logique de la guerre des classes, la bourgeoisie française, la plus éclairée du monde – celle de Taine et de Renan ! –, nous l’enseigne jusque par ces chiffres. Une classe ne s’avoue pas vaincue, une classe n’est pas vaincue, tant qu’un pourcentage assez élevé de pertes ne lui est pas infligé. Supposons – la Russie connut dans les années héroïques de la révolution bien de ces situations – une cité de 100 000 âmes divisée en 70 000 prolétaires (nous simplifions : prolétaires et éléments voisins du prolétariat) et 30 000 personnes appartenant à la bourgeoisie et aux classes moyennes, habituées à se considérer comme formant la classe légitimement dirigeante, instruite, point dépourvue de moyens matériels. N’est-il pas évident, surtout si la lutte est circonscrite à la cité, que la résistance plus ou moins organisée de cette force de contre-révolution ne sera pas brisée tant qu’elle n’aura pas subi des pertes assez impressionnantes ? Et n’est-il pas moins dangereux pour la révolution de frapper trop fort que de ne pas frapper assez fort ?

La bourgeoisie a prodigué aux exploités de sanglants avertissements. Voici qu’ils se retournent contre elle. L’histoire l’en avertit : plus elle aura infligé aux classes laborieuses de souffrances et de misères, plus âprement elle leur résistera le jour du règlement de comptes et plus cher elle le payera.

Comme le Tribunal révolutionnaire de la Révolution française, mais avec une procédure en général un peu moins sommaire, la Tchéka
28 de la révolution russe jugeait sans appel, implacablement, des ennemis de classe ; comme le Tribunal révolutionnaire elle jugeait moins sur des inculpations et des charges précises que d’après les origines sociales, l’attitude politique, la mentalité, la capacité de nuire de l’ennemi. Il s’agissait beaucoup plus de frapper une classe à travers des hommes que de peser des actes bien définis. La justice de classe ne s’arrête à l’examen de cas individuels que dans les périodes de calme.

Les erreurs, les abus, les excès nous paraissent surtout funestes vis-à-vis de milieux sociaux que le prolétariat doit chercher à se rallier : paysannerie moyenne, couches inférieures des classes moyennes, intellectuels sans fortune ; et aussi à l’égard des dissidents de la révolution, révolutionnaires sincères auxquels des idéologies fort éloignées de l’intelligence des réalités de la révolution font adopter des attitudes objectivement contre-révolutionnaires. Je me souviens de ces anarchistes qui, lorsque la flotte rouge défendait péniblement Cronstadt et Petrograd (1920) contre une escadre anglaise, continuaient imperturbablement à bord de quelques bateaux leur bonne vieille propagande antimilitariste ! Je pense aussi aux socialistes révolutionnaires de gauche qui, en 1918, s’évertuaient à jeter la République des Soviets, dépourvue d’armée et de ressources d’aucune sorte, dans une nouvelle guerre contre l’impérialisme allemand encore vigoureux. Entre ces « révolutionnaires » égarés et les hommes de l’ancien régime, la répression révolutionnaire s’efforça et devra toujours s’efforcer de distinguer ; y parvenir n’est pas toujours possible.

Dans toute bataille sociale, un certain pourcentage d’excès, d’abus, d’erreurs ne saurait être évité. Le devoir du parti et de tout révolutionnaire est de travailler à le restreindre. Son importance ne dépend en définitive que des facteurs suivants :

1. la proportion des forces en présence et le degré d’acharnement de la lutte ;

2. le degré d’organisation de l’action ; celui de l’efficacité du contrôle du parti du prolétariat sur l’action ;

3. le degré de culture des masses prolétariennes et paysannes.

Une certaine cruauté résulte des circonstances matérielles de la lutte : encombrées, les prisons d’une révolution prolétarienne ne supportent pas, sous le rapport de l’hygiène, la comparaison avec les « bonnes prisons » de la bourgeoisie… en temps normal. Dans les cités assiégées où règnent la famine et le typhus, on en meurt, à la prison, un peu plus que dehors. Qu’y faire ? – Quand la geôle est bondée de prolétaires et de paysans, cette question oiseuse ne tarabuste guère les philanthropes. Au temps où les communards prisonniers au camp de Satory couchaient à ciel ouvert sur la dure et dans la boue, grelottant d’affreuses nuits, sous des pluies battantes – avec défense de se lever, ordre aux sentinelles de tirer sur quiconque se lève –, un grand philosophe, Taine, écrivait : « Ces misérables se sont mis hors de l’humanité29… »

Au lendemain de la prise du pouvoir, le prolétariat, sollicité par des tâches sans nombre, résout d’abord les plus importantes : ravitaillement, organisation urbaine, défense extérieure et intérieure, inventaire des biens expropriés, saisie des richesses. Ses meilleures forces, il les leur consacre. Il ne reste à la répression révolutionnaire – et c’est une cause d’erreurs et d’abus – qu’un personnel de seconde zone sous des chefs à prendre absolument parmi les hommes les plus fermes et les plus purs (ce que fit la dictature du prolétariat en Russie – Dzerjinski30 – et en Hongrie – Otto Korvin31). Les besognes de la défense intérieure d’une révolution sont souvent des plus délicates, des plus difficiles, des plus douloureuses et parfois des plus effroyables. Quelques-uns des révolutionnaires les meilleurs – hautes consciences, esprits scrupuleux et caractères indéfectibles – doivent s’y consacrer.

Par leur entremise s’exerce le contrôle du parti. Ce contrôle politique et moral, incessant dans ce domaine ainsi que dans tous les autres, manifeste à la fois l’intervention de l’élite la plus consciente de la classe ouvrière et celle, à peine moins directe, des masses populaires sous le contrôle effectif desquelles le parti est placé dans tous les actes de sa vie. Il garantit l’esprit de classe de la répression. À lui de réduire les possibilités d’erreurs et d’abus proportionnellement aux forces que l’avant-garde du prolétariat peut jeter dans ce secteur.

IX. RÉPRESSION ET PROVOCATION

Nous nous sommes, au cours de notre étude de l’Okhrana, longuement arrêtés sur la provocation. Celle-ci n’est pas un élément nécessaire de la technique de toute police. La tâche d’une police est de surveiller, de connaître, de prévenir : non de provoquer, de cultiver et de susciter. Dans les États bourgeois, la provocation policière, à peu près inconnue aux époques de vigueur, acquiert une importance grandissante au fur et à mesure que le régime décline, se débilite, glisse vers l’abîme. L’actualité suffit à nous en convaincre. Pratiquement insignifiante en ce moment dans le mouvement ouvrier de France, de Belgique, d’Angleterre, pays de relative prospérité capitaliste, la provocation n’a pas eu en Allemagne, au lendemain de la crise révolutionnaire de fin 1923, une importance moindre de celle qui fut la sienne en Russie, après la révolution vaincue de 1905. Le procès de Leipzig, dit de la Tchéka allemande, au cours duquel on vit la police berlinoise monter, chez l’un des défenseurs, le socialiste Kurt Rosenfeld32, un cambriolage nocturne (avril-mars 1925), révèle, à la Sûreté générale du Reich, des coulisses très semblables à celles de l’ancienne Okhrana. Dans un autre pays, où la réaction se mesure depuis bientôt deux ans avec une révolution populaire – la Bulgarie – même phénomène, mais plus accentué encore. En Pologne, la provocation est devenue l’arme par excellence de la réaction contre le mouvement ouvrier. Bornons là ces exemples.

La provocation policière est surtout l’arme – ou le mal – des régimes en décomposition. Consciente de son impuissance de prévenir et d’empêcher, leur police suscite des initiatives qu’elle réprime ensuite. La provocation est aussi un fait spontané, élémentaire, résultant de la démoralisation d’une police aux abois, débordée par les événements, qui ne peut s’acquitter d’une tâche infiniment au-dessus de ses forces et veut néanmoins justifier l’attente et la dépense de ses maîtres.

X. QUAND LA RÉPRESSION EST-ELLE EFFICACE ?

L’Okhrana n’a pas su empêcher la chute de l’autocratie.

Mais la Tchéka a fortement contribué à empêcher le renversement du pouvoir des Soviets.

L’autocratie russe est en effet tombée plutôt qu’elle n’a été renversée. Une secousse a suffi. Ce vieil édifice vermoulu, dont l’immense majorité des populations souhaitait la destruction, s’est écroulé. Le développement économique de la Russie nécessitait la révolution. Qu’y pouvait la Sûreté générale ? Lui appartenait-il de remédier aux conflits d’intérêts qui campaient face à face, mortellement ennemis, prêts à tout pour sortir d’une situation sans autre issue que la guerre des classes, la bourgeoisie industrielle et financière, la grande propriété, la noblesse, les intellectuels, les déclassés, le prolétariat, les masses paysannes ? Son action ne pouvait procurer à l’ancien régime, et encore à la condition de concorder avec d’habiles mesures de politique générale, qu’un sursis limité. Ce cordon de gendarmes et d’agents provocateurs travaillant, aveugles, à enrayer la ruée des vagues contre la vieille falaise crevassée, branlante, prête à les ensevelir sous son écroulement, quelle dérision !

La Tchéka n’a pas d’aussi absurdes fonctions. Dans un pays divisé en blancs et rouges, où les rouges sont forcément la majorité, elle cherche l’ennemi, le désarme, le frappe. Elle n’est qu’une arme aux mains de la majorité contre la minorité, une arme parmi beaucoup d’autres, accessoire après tout, et qui n’acquiert de grosse importance qu’en raison du danger pour la révolution d’être touchée, par la balle de l’ennemi, à la tête. On raconte qu’au lendemain de la prise du pouvoir, Lénine passa une nuit blanche à rédiger le décret sur l’expropriation des terres. « Pourvu, disait-il, que nous ayons le temps de le promulguer. Qu’on essaie après de nous arracher ça ! » L’expropriation des domaines seigneuriaux procurait instantanément aux bolcheviks l’appui de cent millions de paysans.

La répression est efficace lorsqu’elle complète l’effet d’efficaces mesures de politique générale. Avant la révolution d’Octobre, lorsque le cabinet Kerenski refusait de satisfaire les revendications des paysans, l’arrestation des agitateurs révolutionnaires ne faisait qu’augmenter dans les villages le trouble et l’exaspération. Après le déplacement de forces sociales opéré dans les campagnes par l’expropriation des domaines, l’intérêt des ruraux les portant désormais à défendre le pouvoir des Soviets, l’arrestation des agitateurs socialistes révolutionnaires ou monarchistes désireux les uns d’exploiter dans les campagnes leur popularité passée, les autres de spéculer sur l’esprit religieux, supprimait une cause de troubles.

La répression est une arme efficace entre les mains d’une classe énergique, consciente de ce qu’elle veut, servant les intérêts du plus grand nombre. Aux mains d’une aristocratie dégénérée, dont les privilèges constituent un obstacle au développement économique de la société, elle est historiquement inefficace. Ne nous le dissimulons d’ailleurs pas : à une bourgeoisie forte elle peut, dans les périodes décisives, rendre à peu près les mêmes services qu’au prolétariat pendant la guerre civile.

La répression est efficace quand elle agit dans le sens du développement historique ; elle est en fin de compte impuissante quand elle va à l’encontre du développement historique.

XI. CONSCIENCE DU PÉRIL ET CONSCIENCE DU BUT

En vingt circonstances, au plus fort de la guerre civile comme avant la prise du pouvoir, Lénine s’attacha à rétablir l’enseignement de Marx sur la disparition de l’État et l’abolition finale de la contrainte dans la société communiste. Une des raisons qu’il invoque en préconisant la substitution du mot communiste au mot social-démocrate dans l’appellation du parti bolchevique est que « le terme social-démocrate est scientifiquement inexact. La démocratie est une des formes de l’État. Or, marxistes, nous sommes contre tout Étatnote ». Nous nous souvenons aussi d’un article qu’il écrivit, en des temps cruels, à l’occasion du 1er mai (1920, croyons-nous). La poigne de fer du parti prolétarien maintenait encore le communisme de guerre. La terreur rouge n’était qu’assoupie. Par-delà ce présent héroïque et terrible, les hommes de la révolution gardaient les yeux calmement fixés sur le but. Fermé à tout utopisme, dédaigneux des rêves, mais inébranlablement attaché à la poursuite des fins essentielles de la révolution, Lénine, chef incontesté du premier État prolétarien, Lénine, animateur d’une dictature, évoquait l’avenir où le travail et la répartition de ses produits seront régis par la règle « de chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins ».

La suprême différence entre l’État capitaliste et l’État prolétarien, la voici : l’État des travailleurs travaille à sa propre disparition. La suprême différence entre la contrainte-répression exercée par la dictature du prolétariat, c’est que cette dernière constitue une arme nécessaire de la classe qui travaille à l’abolition de toutes les contraintes.

Il ne faut jamais l’oublier. Cette conscience des buts les plus hauts est aussi une force.

On pouvait, à la fin du siècle dernier, cultiver le grand rêve d’une transformation sociale idyllique. De généreux esprits s’y adonnèrent, dédaignant ou déformant la science de Marx. La révolution sociale, ils la rêvèrent comme l’expropriation à peu près indolore d’une infime minorité de ploutocrates. Et pourquoi le prolétariat magnanime, brisant les vieux glaives et les fusils modernes, n’accorderait-il pas une indemnité à ses exploiteurs de la veille dépossédés ? Les derniers riches s’éteindraient paisiblement, oisifs, entourés d’un mépris railleur. L’expropriation des trésors accumulés par le capitalisme, jointe à la réorganisation rationnelle de la production, procurerait sur l’heure à la société entière l’aisance et la sécurité. Toutes les idéologies ouvrières d’avant guerre sont plus ou moins pénétrées de ces idées fausses. Le mythe radical du progrès les domine. Les impérialismes cependant mettaient au point leurs artilleries. Dans la IIe Internationale, une poignée de marxistes révolutionnaires discernaient seuls les grandes lignes du développement historique. En France, sur la question de la violence prolétarienne, quelques syndicalistes révolutionnaires voyaient clair…

Or le capitalisme, auparavant inique et cruel sans doute mais créateur de richesses, est devenu, en cet apogée de son histoire qui commence le 2 août 1914, le destructeur de sa propre civilisation, l’exterminateur de ses peuples… Prodigieusement développée en un siècle de découvertes et de labeur acharné, la technique scientifique, aux mains des grands bourgeois, chefs de banques et de trusts, s’est retournée contre l’homme. Tout ce qui servait à produire, étendre le pouvoir humain sur la nature, enrichir la vie, a servi à détruire et tuer avec une puissance soudainement accrue. Il suffit d’une matinée de bombardement pour détruire une cité, œuvre de siècles de culture. Il suffit d’une balle de 6 millimètres pour arrêter net le fonctionnement du cerveau le mieux organisé. Nous ne pouvons pas ignorer qu’une nouvelle conflagration impérialiste pourrait blesser à mort la civilisation européenne déjà bien touchée. Il est raisonnable de prévoir, en présence des progrès de l’« art militaire », le dépeuplement de pays entiers par l’aviation munie de l’arme chimique dont la Société des Nations – qu’on n’accusera pas de démagogie révolutionnaire ! – a dénoncé en 1924, dans un document officiel, les dangers sans nom. La chair et les os des millions de morts de 1914-1918 n’ont pas encore achevé de se résorber sous les monuments patriotiques que cette menace se suspend sur l’humanité. Il faut, en regardant en face les dures réalités de la révolution, se souvenir de ces choses. Les sacrifices imposés par la guerre civile, l’implacable nécessité de la terreur, les rigueurs de la répression révolutionnaire, l’inéluctabilité d’erreurs douloureuses apparaissent alors réduits à leurs justes proportions. Ce sont celles de maux infimes comparés à d’immenses calamités. Si ce n’était superflu, le seul ossuaire de Verdun les justifierait amplement.

« La Révolution ou la Mortnote. » Ce mot d’un combattant de Verdun33 reste d’une vérité profonde. Aux prochaines heures noires de l’histoire, tel sera le dilemme. Le moment sera venu pour la classe ouvrière d’accomplir cette dure mais salutaire, mais salvatrice besogne : la révolution.

POSTFACE. LA RÉPRESSION POLICIÈRE, ENCORE ET TOUJOURS
Par Francis Dupuis-Déri

« Notre boulot, à la police, c’est la répression. Nous n’avons pas besoin d’un agent sociocommunautaire comme directeur, mais d’un général. Après tout, la police est un organisme paramilitaire, ne l’oublions pas. »

Yves Francœur, président de la Fraternité des policiers et policières de Montréal

« Mais allons : un caillou contre un hélicoptère, un bâton contre un véhicule blindé, et ils nous traitent de violents ? En toute honnêteté, c’est incomparable : ce sont eux les vrais bouchers, ce sont eux qui ont les mains couvertes de sang… »

Un manifestant anonyme1

« Sous un gouvernement qui emprisonne n’importe qui injustement, la vraie place d’un homme juste est aussi en prison. »

Henry David Thoreau

Face à la répression policière, trois attitudes communes en milieu militant de gauche et d’extrême gauche : l’indifférence, la paranoïa ou l’incrédulité. L’indifférence consiste à ne pas tenir compte des policiers et de leurs amis, comme si leur existence n’avait pas d’effet sur les actions militantes. La paranoïa fait craindre que chaque activiste soit un agent infiltré ou un informateur, que toute ligne téléphonique soit sur écoute, que chaque courriel soit intercepté par le grand fichier d’une agence mondiale de renseignements et que toute action militante se termine par une arrestation de masse. L’incrédulité consiste à penser que la répression policière a existé à l’époque de nos parents ou lorsque Victor Serge écrivait Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression, mais qu’elle appartient au passé, ou qu’elle n’existe qu’ailleurs, dans des pays aux mœurs autoritaires.

Or la répression policière d’activités militantes existe encore aujourd’hui dans tous les pays, y compris en Europe et en Amérique du Nord. Parler de cette répression, la documenter et l’analyser, c’est toujours prendre le risque de nourrir la paranoïa des activistes et de jouer le jeu des forces de l’État. Cela dit, étudier la répression permet de mieux identifier les risques réels et de les distinguer des risques imaginaires, qui paralysent l’action inutilement. En discuter permet aussi de se rappeler que les policiers ne sont pas omniscients ni omnipotents, qu’ils restent faillibles et parfois simplement bêtes et incompétents.

L’expression « répression policière » peut désigner un très vaste champ d’action contre les populations marginalisées ou exclues, comme les nomades volontaires ou forcés, les sans-abri et les sans-papiers, les prostituées salariées, les pauvres, les Amérindiens en Amérique, et les immigrants un peu partout.

À l’image du travail proposé par Victor Serge, il ne sera ici question que de la répression s’exerçant contre l’extrême gauche, en particulier contre les anarchistes, plus spécifiquement visés par les policiers dans le sillage de la turbulence altermondialiste qui a émergé à la fin des années 1990. Contrairement à l’époque de Victor Serge, ces activistes ne sont pas dans un contexte révolutionnaire et ne manœuvrent pas en fonction d’une stratégie révolutionnaire ; au mieux, ces activistes s’agitent bruyamment pour résister et contester l’État, le capitalisme, la guerre et… la répression policière.

La simple mobilisation policière constitue en soi une affirmation de la force de l’État. Six mille policiers avaient été mobilisés à Québec lors du Sommet des Amériques en 2001, sans compter les 500 militaires tenus en réserve ; en 2003, l’État grec mobilisa 16 000 militaires et policiers pour maintenir l’ordre lors du Sommet de l’Union européenne, à Thessalonique ; 12 000 policiers protègent le Sommet du G8 en Écosse, en juillet 2005 ; environ 10 000 policiers et gendarmes côté français et 14 000 côté allemand, sans compter les militaires, sont mobilisés lors du Sommet de l’OTAN à Strasbourg, en avril 2009 ; en juillet 2009, 15 000 policiers défendent le Sommet du G8 en Italie2. C’est surtout le nombre d’arrestations qui étonne depuis une dizaine d’années : 603 arrestations à Seattle en 1999 (Conférence de l’Organisation mondiale du commerce – OMC) ; 859 arrestations à Prague en septembre 2000 (réunion du Fonds monétaire international – FMI – et de la Banque mondiale) ; 481 arrestations à Québec en avril 2001 (Sommet des Amériques) ; 539 arrestations à Göteborg en juin 2001 (Sommet de l’Union européenne) ; 310 arrestations à Gênes en juin 2001 (Sommet du G8) ; 500 arrestations (environ) à Montréal en avril 2002, avant même le début d’une manifestation (réunion ministérielle du G8) ; 1 821 arrestations à New York en août et septembre 2004 (convention du Parti républicain) ; 700 arrestations (environ) en Écosse en 2005 (Sommet du G8) ; 464 arrestations à Strasbourg en avril 2009 (Sommet de l’OTAN).

Le jour où la guerre contre l’Irak fut déclenchée, en mars 2003, des milliers d’activistes sont descendus dans les rues de San Francisco, bloquant des intersections routières et des autoroutes, manifestant devant des sièges sociaux de compagnies engagées dans l’industrie de l’armement et saccageant des centres de recrutement. La police a annoncé en fin de soirée avoir procédé au plus grand nombre d’arrestations de l’histoire de la ville.

La répression prend aussi la forme du blocage et du refoulement d’activistes aux frontières, pratique facilitée et justifiée par un processus de fichage et de partage d’information entre les appareils policiers de divers pays. En décembre 2000, policiers et douaniers ont bloqué à la frontière environ 2 000 Italiens et 2 000 Espagnols qui voulaient atteindre Nice pour manifester contre un Sommet de l’Union européenne. Parfois, ce sont des trains qui sont stoppés sur la voie, comme lors de manifestations contre le Forum économique de Davos, ou même des bateaux qui sont renvoyés à leur port de départ, comme lors des mobilisations contre le Sommet du G8 à Gênes3.

La répression provoque aussi des blessures plus ou moins sévères, et des morts. À Seattle, un médecin témoigna avoir vu des personnes ensanglantées, avec des dents cassées, des os fracturés. À Québec, en avril 2001, un manifestant eut le larynx fracassé par une balle de caoutchouc. En Suisse, un policier coupa sur un pont la corde à laquelle était suspendu un manifestant contre le G8, qui se cassa les deux jambes dans sa chute. La violence policière a atteint son paroxysme avec l’assassinat d’un manifestant lors des mobilisations contre le Sommet du G8 à Gênes en 2001. La police grecque a également tué dans la rue à deux reprises des activistes anarchistes, en 1985 et en 2008, provoquant à chaque fois des émeutes. Enfin, la police de Londres a provoqué la mort par arrêt cardiaque d’un passant matraqué, lors des manifestations contre le Sommet du G20 en avril 2009.

Dans tous les cas, les policiers adaptent leurs pratiques selon l’état des connaissances acquises. Après la bataille de Seattle, trois policiers à la retraite ont produit un rapport pour la firme McCarthy and Associates, financé par la municipalité. Ils ont recommandé, dans l’éventualité de manifestations à venir, de prévoir une zone de sécurité interdite aux manifestations, d’empêcher toute manifestation au moindre signe de tension, de muscler la dispersion des manifestants et d’encourager les policiers à procéder à un maximum d’arrestations4. Ces recommandations annonçaient les choix des polices du monde entier face aux grandes manifestations altermondialistes. Dans un souci de partage d’expérience, les forces de police qui font face à une mobilisation d’importance invitent des collègues d’autres villes ou pays qui auront à gérer à leur tour de grandes manifestations dans les mois suivants. Ainsi, Richard Saint-Denis, directeur général adjoint de la Sûreté du Québec, avait été invité par des policiers français à assister aux opérations de maintien de l’ordre à Nice, en décembre 2000. Responsable de la sécurité lors du Sommet des Amériques à Québec quelques mois plus tard, Richard Saint-Denis avait retenu de son expérience européenne que les Niçois avaient reproché aux policiers de ne pas avoir procédé à suffisamment d’arrestations5. Un pénitencier sera donc vidé de ses prisonniers lors du Sommet des Amériques pour accueillir les centaines d’activistes arrêtés. Les forces de police effectuent enfin des va-et-vient entre les méthodes répressives appliquées aux manifestations altermondialistes et celles développées pour faire face aux « émeutes de banlieues », aux agissements des hooligans6, voire au militantisme islamiste7. La répression politique policière des dernières années a eu recours à tous les outils à sa disposition : gaz lacrymogène, gaz au poivre, canon à eau, taser, matraque et coups de botte, lâché de chiens, charge de cavalerie, tir à balles réelles.

Quelques moments contestataires sont plus fermement réprimés que d’autres. Lors du Sommet du G8 à Gênes, du 19 au 21 juillet 20018, la police a chargé les manifestants à bord de véhicules blindés et investi en pleine nuit le Centre de convergence, situé dans l’école Diaz. Quatre-vingt-douze activistes s’y trouvaient qui préparaient des émissions de radio ou des articles de journaux ou qui se reposaient, tout simplement. Les policiers intervinrent avec une telle violence que soixante-deux activistes furent transportés à l’hôpital plutôt qu’en prison, une dizaine restant hospitalisés plus de vingt jours.

Les policiers sont parfois pris d’étranges compulsions, comme à Vancouver avant le Sommet de l’Asian Pacific Economic Cooperation, en novembre 1997, alors qu’ils poussent au sol, arrêtent et détiennent pendant quatorze heures un résident du Green College qui avait brandi des pancartes sur lesquelles on pouvait lire : « Démocratie », « Droits humains » et… « Liberté d’expression9 » ; ou encore à Strasbourg, avant le Sommet de l’OTAN en 2009, alors qu’ils menaçaient d’interpeller des habitants s’ils ne décrochaient pas de leur balcon un drapeau frappé du slogan « Paix ». Aux États-Unis, des policiers ciblent les marionnettes géantes qui égaillent les manifestations altermondialistes. Le 1er août 2000, à Philadelphie, peu avant la Convention du Parti républicain, cent quatre-vingts policiers ont envahi l’entrepôt où étaient fabriquées les marionnettes, procédant à l’arrestation des soixante-dix-neuf activistes et détruisant les marionnettes10. « Mais pourquoi l’entrepôt de marionnettes a-t-il été attaqué par la police ? », a-t-il été demandé au tribunal par une chaussette transformée en marionnette, lors du procès des activistes. Question restée sans réponse… Dans les années suivantes, des municipalités ont tout simplement interdit les marionnettes dans les manifestations. Lors des mobilisations contre le Sommet des Amériques à Miami, à l’automne 2003, des activistes du Black Bloc ont manœuvré en vain pour protéger les marionnettes contre les attaques des policiers. Après avoir dispersé la foule, des policiers ont consacré une trentaine de minutes à détruire les marionnettes abandonnées sur Seaside Plaza11.

La répression ne se limite pas aux manifestations. Elle les précède parfois ou cible directement des activistes radicaux. Du côté de l’Italie, par exemple, l’été 2005 a vu s’intensifier une répression antianarchiste, avec plus de cent quatre-vingt-dix perquisitions, au moins vingt-deux arrestations et des dizaines d’inculpations de personnes identifiées comme « anarchistes12 ». Les autorités ont également l’habitude de cibler ceux qu’ils identifient comme les « chefs » anarchistes. En France, Julien Coupat a été mis sous surveillance par la Sous-direction antiterroriste (SDAT) de la police judiciaire, qui l’associait à la « mouvance anarcho-autonome », tout comme un petit groupe établi à Tarnac, et dont il était membre. Prenant prétexte du sabotage de l’alimentation électrique d’une ligne de train, la police française a arrêté tout le groupe en 2008. La police a également interrogé le directeur des éditions La Fabrique pour savoir qui se cachait sous l’étiquette du Comité invisible, qui avait signé en 2007 le livre L’insurrection qui vient. Coupat a passé plusieurs mois en prison, malgré un dossier à peu près vide. Au Canada, la cible favorite des policiers s’appelle Jaggi Singh. Il fut arrêté à Vancouver en 1997, avant même le début des manifestations contre l’Asia-Pacific Economic Cooperation (APEC)13, puis à nouveau lors de manifestations contre le G20 à Montréal en octobre 2000, au tout début des manifestations contre le Sommet des Amériques à Québec (il passera alors plusieurs semaines en prison), en marge de manifestations contre l’OMC à Montréal en 2003, et à plusieurs autres reprises, mais sans qu’il soit jamais reconnu coupable d’un délit sérieux14.

La répression peut aussi se moduler selon des critères discriminants, comme le sexe ou l’orientation sexuelle des activistes. Lorsqu’elles sont la cible de la répression policière, les femmes subissent souvent une double agression, physique et sexuelle15. Ainsi, en certains soirs de Mai 68 à Paris, les policiers s’appliquaient à matraquer les femmes et à les faire courir dans la rue, vêtements arrachés, leur criant : « Espèce de salope, on va te faire défiler dans les rues de Paris, à poil16 ! » À Strasbourg, lors des manifestations contre le Sommet de l’OTAN en 2009, des femmes arrêtées ont été fouillées par des hommes, ou forcées d’uriner devant des policiers qui les observaient et blaguaient entre eux à leur sujet : « Tu connais celle-là ? Elle est vraiment bonne, j’enlèverais bien mon uniforme pour la sauter17. » Les gais et lesbiennes ont aussi été la cible de brutalité policière exacerbée par l’homophobie. Récemment, les manifestations de la Fierté gaie et lesbienne ont été attaquées par des activistes homophobes d’extrême droite en Serbie, et par les policiers en Russie, qui ont procédé à des arrestations d’activistes homosexuels en 2009 à Moscou.

LA RÉPRESSION POLICIÈRE : ÉTAT DES CONNAISSANCES EN SOCIOLOGIE POLITIQUE

Les universitaires qui s’intéressent à l’interaction entre la police et les mouvements sociaux abordent l’enjeu en le définissant soit de façon limitative, se contentant d’analyser l’utilisation de la force contre une manifestation ou des activistes, soit de manière englobante, étudiant toute manœuvre pour accroître le coût de la mobilisation et de l’engagement politique ou pour en réduire les bénéfices, y compris par le discours public et médiatique. Cette conception plus englobante permet d’inclure comme acteurs de la répression, aux côtés des policiers, des politiciens, leurs attachés de presse, les journalistes et même certains intellectuels et universitaires18. Cette répression peut s’exprimer selon cinq dynamiques :

– la réduction des ressources dont disposent les mouvements sociaux et les activistes (les policiers visitent un propriétaire de salle pour le convaincre de ne pas la louer à tel groupe pour ses activités militantes ; les policiers manœuvrent pour qu’un activiste perde son emploi ; les procès coûtent cher et consomment beaucoup de temps et d’énergie…) ;

– la stigmatisation des activistes (par conférences de presse, policiers, politiciens, journalistes ou « experts » dépeignent tel groupe comme dangereux et violent)19 ;

– la division interne (les policiers jouent les divisions au sein d’un groupe ou d’un mouvement social en les exacerbant, félicitant les activistes « raisonnables » et « responsables », stigmatisant les « jeunes casseurs ») ;

– l’intimidation (déploiement de force, vidéosurveillance explicite, insultes et menaces de vive voix) ;

– la coercition (violence).

À la répression peut s’ajouter le procédé de canalisation ou de cooptation des forces contestataires. Elles ne sont alors pas tant réprimées qu’intégrées par l’État et diverses institutions dans le cadre de dispositifs administratifs, par l’octroi de subventions, l’invitation à des tables de concertation et l’intégration à des programmes sociaux. Ces processus limitent d’autant la volonté des activistes d’adopter une attitude de confrontation face aux autorités qui pourraient les punir en leur retirant leurs privilèges.

En termes d’usage de la violence, la police peut adopter une approche préventive ou réactive, ou encore sélective ou globale, en ciblant quelques perturbateurs ou l’ensemble de la manifestation20. Ces choix sont influencés par l’expérience particulière des différentes forces de police, par la formation des agents, par leurs effectifs et leur équipement, par leur degré d’autonomie face aux autorités politiques, par l’influence des médias et de l’opinion publique, par le type d’organisations, de revendications et de tactiques adoptées par les activistes21.

Les études en sociologie ou en science politique des doctrines de contrôle de la foule ont permis de dégager une tendance de pacification relative au fil du XXe
siècle, tout particulièrement à partir du début des années 197022. Face à une manifestation, les forces policières chercheront – en principe – à faire baisser la tension par un certain nombre de techniques qui doivent faciliter l’apaisement général : rencontre préalable avec des personnes responsables pour s’entendre sur le lieu de rassemblement, le trajet, le point de chute, l’horaire, les revendications, l’instauration d’un service d’ordre. L’un des organisateurs des manifestations à Seattle en 1999 a révélé avoir rencontré des représentants des services secrets, du FBI, de la police municipale, de l’État de Washington et même des représentants de la Maison-Blanche pour discuter des modalités des manifestations23. Le politologue Olivier Fillieule parle d’un « esprit de connivence » entre organisateurs et policiers, et la politologue Isabelle Sommier remarque que les organisations plus institutionnalisées comme les grands syndicats collaborent volontairement avec les policiers pour maintenir l’ordre et la discipline dans leurs manifestations, car les « “éléments perturbateurs”, “incontrôlés” ou autres “casseurs”24 » menacent également leur autorité et leur respectabilité aux yeux des élites.

En règle générale, les policiers ont tendance à diviser les manifestants en deux catégories. D’une part, les bons manifestants, perçus comme des citoyens respectables (salariés, adultes, de peau « blanche ») dont les revendications sont également perçues comme légitimes. D’autre part, les mauvais manifestants, soit des « jeunes » irresponsables et irrationnels, sans revendications sérieuses, qui sont là pour s’agiter et tout casser. Aux yeux des policiers, il s’agit de marginaux, de déviants, de criminels, d’« anarchistes25 ».

Les politiciens, les journalistes et même des dirigeants de mouvements sociaux s’échinent à bien marquer dans leurs discours cette distinction entre bons et mauvais manifestants, envoyant le message aux policiers qu’ils ont le champ libre pour les réprimer, sans risque de se le faire reprocher26. « Je mets à part les casseurs. Ils n’expriment pas une opinion. Ils cherchent la violence et cela n’a rien à voir avec le G8 », a ainsi déclaré publiquement Guy Verhofstadt, Premier ministre belge et président en exercice de l’Union européenne, au sujet des manifestations contre le Sommet du G8 à Gênes en 200127. Susan George, vice-présidente d’ATTAC, avait dénoncé, suite aux manifestations contre le G8 à Évian, les « casseurs » qui provenaient selon elle d’une « sous-culture minoritaire », les « “cuir noir heavy metal spike hair” crasseux de Zurich, dont l’unique but dans la vie est apparemment de casser. Seul un psychologue ou anthropologue qualifié pourrait dire si le politique leur inspire le moindre intérêt28 ». De telles déclarations ne peuvent qu’encourager la répression policière envers certains éléments du mouvement de contestation.

Les universitaires qui étudient la répression policière ont constaté – tout comme les activistes – que les forces policières tendent à avoir recours à la force plus rapidement depuis la fameuse bataille de Seattle, parfois même avant les manifestations, en procédant par exemple à des arrestations ciblées ou de masse dans les heures ou les journées qui précédent un événement. Ce retour à une approche plus musclée est indépendant des actions réelles des manifestants, c’est-à-dire que la répression les frappe qu’ils aient ou non recours à la force. Selon Nathalie Bayon et Jean-Pierre Masse, il s’agit là d’une réaction démesurée :

Depuis Seattle on constate que l’ensemble des réunions donnant lieu à des rassemblements altermondialistes font l’objet d’un déploiement de force sans commune mesure avec le danger réel que représentent les manifestants. […] Corrélativement le matériel utilisé lors de ces réunions est lui-même révélateur de l’état d’esprit dans lequel les autorités abordent ces manifestations. Les agents sont armés de balles réelles – dont les événements dramatiques de Göteborg (un blessé grave) et de Gênes (un mort) montrent qu’ils n’hésitent pas à les utiliser –, de balles en caoutchouc, de canons à eau, de gaz lacrymogènes, de véhicules blindés, etc. […] Le recours à un tel arsenal montre que nous ne sommes plus devant la formule classique du maintien de l’ordre public, mais devant la mise en œuvre d’un appareil militaire répressif. Cette militarisation du maintien de l’ordre marque donc une rupture avec les méthodes précédemment utilisées où nous étions dans une phase de gestion négociée et pacifiée des règles du désordre29.

Selon l’anthropologue et militant anarchiste David Graeber, « les gouvernements ne savent simplement pas comment réagir face à un mouvement ouvertement révolutionnaire qui refuse de tomber dans les attitudes convenues de la résistance armée30 ». Plus prosaïque, Kristian Williams souligne qu’une « part du recours à la force par la police est le résultat du désespoir. Ils ne savent tout simplement pas quoi faire, et quand ils y réfléchissent, c’est la très simple et bonne vieille méthode du coup dans la gueule qui semble le pari le plus sécuritaire31 ». Pour Williams, il s’agit d’une « stratégie de terrorisme politique32 », puisque l’objectif est d’utiliser la peur pour que les gens changent leur comportement, c’est-à-dire qu’ils abandonnent le militantisme ou hésitent à descendre dans la rue.

LA DÉRIVE ANTITERRORISTE

Le durcissement général de la répression politique en Occident porte une tendance de plus en plus marquée de la part des autorités à amalgamer le mouvement altermondialiste au terrorisme33. Cette pratique, utilisée dès les années 1990, « semble s’accentuer » depuis l’attaque aérienne du 11 septembre 2001 contre les États-Unis, « sous l’effet de la partition du monde en “axe du bien et du mal”. Cette division du monde est loin de ne produire des effets que sur le plan interétatique, elle influe aussi fortement au sein même des pays qui y adhèrent et notamment sur la gestion de la contestation sociale34 ». Le « Groupe “Terrorisme” » du Conseil de l’Union européenne a conclu, lors d’une rencontre le 13 février 2002, que les Sommets officiels sont l’occasion d’une « augmentation progressive des actes de violence et de vandalisme criminel commis par des groupes extrémistes radicaux et […] ces actes ont clairement suscité des situations de terreur au sein de la société ». Les fonctionnaires européens ont précisé que ces actes doivent être définis « comme infractions à l’article premier de la décision-cadre relative à la lutte contre le terrorisme35 ». Aux États-Unis, le FBI identifie les anarchistes et les écologistes radicaux (ecowarriors) comme d’éventuels terroristes « intérieurs36 ».

Journalistes, intellectuels et universitaires ne sont pas en reste. On peut lire dans Le Figaro Économie du 13 septembre 2001 que, en « s’attaquant à un tel symbole [les Twin Towers], les terroristes rejoignent le discours des antimondialistes37 ». L’économiste Philippe Chalmin a déclaré sur France Inter : « On ne peut pas ne pas penser que ceux qui ont perpétré ces attentats [du 11 septembre 2001] pouvaient avoir manipulé quelques-uns des manifestants de Gênes qui faisaient de l’antiaméricanisme primaire38. » Bernard Cassen, alors président d’ATTAC, avait été questionné sur les ondes de Europe 1, le 16 septembre 2001, par une journaliste qui évoquait le fauchage de semences transgéniques comme le pratique un José Bové : « Qui arrache un pied de maïs transgénique est capable, un jour, on ne sait pas, de poser une bombe39. » Aux États-Unis, la RAND Corporation procède plutôt par analogie, dans son ouvrage intitulé Networks and Netwars : the Future of Terror, Crime, and Militancy, paru en 2001 et qui constate des similitudes entre la mouvance radicale de l’altermondialisme, les réseaux islamistes et la nouvelle mafia, quant à leur mode d’organisation en réseaux horizontaux40. Alors que quatre bombes ont explosé dans le métro de Londres, en juillet 2005, au moment où se déroulent des manifestations contre le Sommet du G8 en Écosse, le directeur du département de science politique de l’université Exter, Tim Dunne, signe un article intitulé « Anarchistes et Al-Qaeda ». Il s’y propose d’« établir [des] parallèles entre l’action des terroristes islamistes et celle des anarchistes anticapitalistes ». Il demande, sous forme rhétorique : « Y a-t-il une différence au plan moral entre s’en prendre à un jeune agent de police ou à un usager du transport en commun de Londres ? »

Plusieurs commentateurs se contentent de dire que les anarchistes sont des terroristes en devenir, ce qui justifie bien sûr leur répression ici et maintenant. En août 2001, le directeur d’Europol, Jurgen Storbeck, déclare que « les soi-disant Black Blocs anarchistes peuvent être considérés comme des terroristes ou des préterroristes41 », une conclusion partagée par une note de recherche du site Terrorisme.net qui paraît peu avant le Sommet du G8 à Évian en 2003, intitulée Black Bloc : de l’altermondialisme au terreau d’un futur terrorisme ?
42. Toujours dans l’optique d’identifier dès à présent les futurs terroristes, les Renseignements généraux français ont produit en juin 2008 un rapport intitulé « Du conflit anti-CPE [contrat de première embauche] à la constitution d’un réseau préterroriste international : regards sur l’ultragauche française et européenne ». Au Canada, le professeur d’histoire Robert Martyn, de l’université Queen, précisait en 2004, dans le cadre d’une recherche pour le ministère de la Justice, que « les factions anarchistes ou nihilistes représentent une source d’incitation au terrorisme43 ». Lors des manifestations contre le Sommet du G8 en 2003, un journaliste suisse déclarait candidement au journal télévisé que les Black Blocs « sont venus pour tuer, blesser et casser ». Cherchant à calmer ses détracteurs, après avoir reçu plusieurs plaintes pour de tels propos, il précise dans Le Matin (8 juin 2003) : « Il aurait fallu dire : ce sont des gens qui peuvent potentiellement tuer44. » Ces affirmations au sujet d’un potentiel de violence meurtrière et d’un « préterrorisme » n’engagent à rien, mais ont des effets politiques réels, puisqu’elles jouent sur les peurs et justifient la répression même préventive de certains activistes du mouvement contestataire.

En prévision d’une manifestation du 1er mai 2001 à Londres, appelée par des anarchistes, le Premier ministre Tony Blair s’était permis d’encourager à l’avance ses forces de l’ordre à pratiquer une approche musclée, refusant que « des protestataires, au nom d’une cause fallacieuse, cherchent à infliger la peur, la terreur, la violence et des dommages criminels au public et à la propriété45 ». Les journaux ont repris et amplifié les propos de Scotland Yard qui évoquait la menace des « anarchistes », véritables « terroristes entraînés dans des camps militaires secrets, armés de machettes et d’épées de samouraï, se préparant à semer le chaos et à tout détruire sur leur passage dans les principales rues de Londres ». Une journaliste ose une pointe d’ironie : « Des terroristes ? Sur Piccadilly Circus, quelques dizaines de manifestants affublés de pompons roses et de perruques multicolores » et « des défenseurs des droits des animaux qui ont nourri des pigeons ». Une manifestation sera tout de même encerclée sous la pluie par les policiers pendant de très longues heures.

D’autres commentateurs osent laisser entendre que les « anarchistes » ont aujourd’hui la capacité de renverser le système, bref de déclencher et de mener à bien une révolution véritable. Prenant un ton à la fois sérieux et alarmiste, le Premier ministre canadien Jean Chrétien avait déclaré, lors du Sommet du G8 à Gênes, que « si les anarchistes veulent détruire la démocratie, nous ne les laisserons pas faire46 », après avoir déjà condamné lors du Sommet des Amériques, quelques semaines plus tôt, « ceux qui essayaient de détruire un très bon système démocratique47 ». De telles déclarations énoncées en si hauts lieux envoient un message clair aux policiers quant à la volonté et au désir des élites de voir mater les agitateurs.

ATTENTION AUX « COCKTAILS DUROCHER »

Les porte-parole des forces policières ont si souvent menti au sujet de la violence des activistes altermondialistes qu’il convient maintenant de recevoir toutes leurs déclarations publiques à ce sujet avec un brin de scepticisme. Cette propension au mensonge est particulièrement bien documentée dans le cas de l’Amérique du Nord. Après des opérations policières contre des activistes, les policiers aiment organiser des conférences de presse pour présenter les « armes » saisies. Un regard attentif permet d’identifier sur la table des objets des plus anodins, comme des drapeaux, des feutres, du papier adhésif, des ciseaux, des brocheuses, des casseroles, des manches de pancarte et de drapeau, des porte-voix et des bouteilles d’eau48. Le commandant André Durocher, de la police de Montréal, a même exhibé devant les caméras des bouteilles de plastique, suite à une arrestation de masse, prétendant qu’il s’agissait de cocktails Molotov. Pourtant, un cocktail Molotov doit être confectionné avec une bouteille de verre qui éclatera en touchant sa cible. On pourrait nommer « cocktails Durocher » les fausses preuves que les policiers produisent pour enflammer l’opinion publique, réduire en cendre la légitimité des manifestants et justifier la répression.

Après avoir envahi l’entrepôt des marionnettes à Philadelphie en 2000, le chef de police a déclaré y avoir saisi des explosifs et des ballons remplis d’acide, avant de se rétracter et d’admettre que rien de tel n’avait été trouvé lors de l’opération. Dans le cadre de la même mobilisation, les policiers ont annoncé avoir intercepté une camionnette contenant des serpents et des reptiles vénéneux, précisant que les activistes avaient prévu de libérer ces animaux dans les rues du centre-ville. Les policiers ont plus tard admis que le véhicule appartenait à un animalier qui n’avait aucun lien avec les manifestations. Le lendemain, les policiers ont déclaré que des anarchistes avaient lancé de l’acide au visage d’un policier, avant d’admettre que rien de tel n’était survenu. Le jour suivant, les policiers ont accusé les activistes d’avoir placé dans la ville des bombes de glace sèche. Cette fois, les médias ne daigneront pas propager l’information49.

La même année, les policiers de Washington D.C. ont affirmé avoir saisi des bombes dans le cadre de manifestations contre la Banque mondiale et le FMI, ainsi que du matériel pour produire du gaz au poivre, avant de se rétracter et d’admettre qu’il n’y avait pas de bombe et que le matériel saisi n’était que des ingrédients pour préparer une soupe gazpacho50. La commission d’enquête publique au sujet de la répression lors du Sommet du G8 à Gênes (juillet 2001) a permis d’apprendre que les policiers avaient placé eux-mêmes des cocktails Molotov dans les locaux de l’école Diaz, pour justifier la perquisition et les arrestations51. Lors des manifestations contre l’Union européenne à Thessalonique, en juin 2003, le réseau de télévision grec ET3 a diffusé les images d’un policier qui plaçait un sac contenant des cocktails Molotov à côté d’un manifestant blessé qui se faisait arrêter52.

Lors des manifestations de Seattle, les policiers se sont contentés de dire la vérité, soit que des anarchistes du Black Bloc avaient fracassé des vitrines dans le centre commercial de la ville. Dans les semaines suivantes, les médias ont pourtant fantasmé un répertoire élargi de tactiques des anarchistes de Seattle, incluant l’utilisation de fusils à balles de plomb, le tir de billes de plomb à l’aide d’un lance-pierre de chasse et l’utilisation de fusils à eau remplis d’eau de Javel ou d’urine53. En prévision de manifestations contre la convention du Parti républicain à New York en 2004, deux tabloïds – le New Daily News et le New York Post – publieront des articles annonçant, selon des sources policières, la venue d’une cinquantaine de « meneurs anarchistes », « extrémistes purs et durs », chacun suivi par une cinquantaine d’anarchistes partisans de la perturbation. Toujours selon la police de New York, le Canadien Jaggi Singh serait du nombre de ces meneurs, précisant qu’il aurait utilisé une catapulte lançant des ours en peluche imbibés d’essence enflammée lors des manifestations contre le G20 à Montréal en 2000 et qu’il aurait suivi un entraînement aux armes à feu. Le New York Post proposait la photo d’un homme maniant un fusil, identifié dans la légende comme Jaggi Singh, mais qui n’était pas lui… S’il y a bien eu une catapulte au Sommet des Amériques à Québec en 2001 (et non à la réunion du G20 à Montréal en 2000), elle lançait d’inoffensifs ours en peluche et Jaggi Singh avait été arrêté avant qu’elle entre en action. À l’époque, le ministre de la Sécurité publique Serge Ménard avait déclaré, au sujet de cette catapulte : « Je sais bien qu’à long terme, ça fait partie d’un plan. Parce que la prochaine manifestation qu’ils vont faire n’importe où dans le monde, quelque chose sera cachée dans le toutou. Il peut y avoir de l’acide, un cocktail Molotov, des briques. » Depuis le Sommet des Amériques en 2001, il n’y a jamais eu d’autres catapultes dans les mobilisations altermondialistes54… Ces mensonges médiatiques peuvent avoir des effets néfastes. Voulant passer la frontière du Canada vers les États-Unis pour participer à un week-end de réflexion sur l’anarchisme au Vermont, Jaggi Singh a été bloqué à la douane. Questionnant d’autres passagers de la voiture à son sujet, un agent du Homeland Security Department utilisa le moteur de recherche privé Google pour trouver de l’information à son sujet. Des mensonges journalistiques, une fois diffusés publiquement, prennent rapidement l’apparence de la vérité historique. Finalement, Jaggi Singh a été refoulé à la frontière.

Même dans un pays qui se pique de valoriser la haute culture, comme la France, les policiers jouent sur l’imaginaire social en associant des lectures inquiétantes à des individus suspects. Après avoir arrêté Julien Coupat, identifié comme un « chef » des anarcho-autonomes français, les policiers ont passé au crible sa bibliothèque d’environ 5 000 livres, pour en extraire 27, considérés comme caractéristiques d’un dangereux révolutionnaire.

INFILTRATEURS, INFORMATEURS, PROVOCATEURS

L’agent infiltrateur est un policier qui s’infiltre dans une manifestation ou dans des groupes d’activistes. Il peut avoir pour mission d’y collecter de l’information, d’y enquêter sur une action ou une mobilisation spécifique, ou encore de circuler dans le milieu militant pendant plusieurs années pour le documenter, voire le manipuler en s’impliquant plus activement dans des comités. L’informateur est un activiste, un sympathisant ou un citoyen qui fournit des renseignements à la police. Il peut agir pour nuire aux forces de gauche et d’extrême gauche, ou pour se venger de certains membres de son groupe ou de son organisation, parce qu’il est désabusé face à son mouvement, ou parce qu’il voit dans l’offre des policiers l’occasion de jouer un double jeu qui lui donne un sentiment d’importance, ou encore par peur, s’il croit que son rapport privilégié avec les policiers pourra le prémunir contre les peines encourues pour des activités politiques illégales55. Il peut informer volontairement, c’est-à-dire qu’il s’est lui-même présenté à la police en offrant ses services, généralement contre rétribution, ou il peut être victime d’un chantage par lequel les policiers le forcent à les informer. Le chantage est souvent le résultat de démêlés avec la justice, pour des petits trafics, par exemple, alors que les policiers offrent une réduction de peine en échange d’informations. Cela dit, toutes les personnes ayant maille à partir avec la justice ne deviennent pas pour autant des informateurs. L’agent provocateur, enfin, est un policier infiltré ou un informateur qui va encourager des activistes à commettre des actions qui pourront ensuite justifier une forte répression56.

Il n’est pas rare que les rôles se mélangent, un informateur payé pouvant vouloir à dessein provoquer le groupe qu’il infiltre à commettre des actions illégales pour se donner de l’importance aux yeux des policiers et accroître la valeur monnayable de ses informations57. Dans certains cas, un même informateur circulant dans des cercles politiques et dans les réseaux criminels (par exemple, trafic de drogue) peut être payé par plusieurs agences de police en simultané et un même groupe peut être infiltré par des agents de diverses agences qui ne sont pas informés de la présence des autres agents58. Même si ces pratiques peuvent paraître répugnantes d’un point de vue moral, les États s’autorisent à utiliser des agents infiltrés, des informateurs et même des provocateurs.

Le criminologue Jean-Paul Brodeur constate qu’il est dans la nature même de la police de fonctionner dans un secret relatif, d’infiltrer et de manipuler des groupes dissidents et, ce faisant, de transgresser certaines lois59. À ce sujet, le député français Bernard Carayon déclarait candidement à l’Assemblée nationale, en 2002, que « les services de renseignements sont les yeux et les oreilles de chefs de l’État et du gouvernement. Instruments de puissance, leur efficacité est une condition essentielle de la sécurité nationale. […]. La conscience démocratique dût-elle en souffrir, l’action illégale fait partie des modes normaux d’intervention, commandés, couverts ou oubliés par l’exécutif. […] Ici, les droits de l’État commandent à l’État de droit60 ». Jean-Paul Brodeur indique que les policiers, les politiciens et les juges s’entendent pour laisser subsister un flou juridique quant à la marge de manœuvre de la police, la très grande majorité des procès intentés contre des policiers en mission d’infiltration ou de provocation se terminant par des acquittements par manque de preuve ou pour vice de procédure61.

Victor Serge a révélé que les agents informateurs et infiltrés se comptaient par dizaines de milliers dans la Russie des tsars. Une étude sur les mouvements sociaux aux États-Unis dans les années 1960 et 1970 révèle qu’il y en avait encore beaucoup, quoique nettement moins à l’extrême droite (Ku Klux Klan, par exemple) qu’à gauche ou à l’extrême gauche. Lorsque Malcom X agonise après avoir reçu plusieurs balles, son garde du corps qui lui administre le bouche-à-bouche est un informateur de la police62. De nombreux cas d’infiltration et de provocation policières lors de manifestations altermondialistes ont été documentés soit par des journalistes, des activistes, ou simplement par des policiers en mission d’infiltration qui sont venus témoigner lors de procès politiques.

La provocation est plus difficile à documenter, puisque les policiers ne s’en vantent généralement pas. Tout récemment, un photographe du journal Le Canard enchaîné qui couvrait une manifestation du 1er mai à Paris a saisi sur le vif une trentaine de policiers qui descendaient d’un car de la police déguisés en manifestants : cheveux rasés, souliers sport aux pieds, portant des autocollants frappés de slogans révolutionnaires. Le journaliste les a vus à nouveau une heure plus tard, en fin de manifestation, tout à côté d’un groupe de jeunes punks qui tardaient à se disperser. Les policiers en civil ont commencé à insulter et même à lancer des projectiles à des policiers en uniforme qui s’avançaient vers les punks, jusqu’à ce que leurs collègues chargent et arrêtent tout le monde, sauf ces policiers déguisés qui faisaient partie d’une « compagnie de sécurisation », unité fondée en 2005 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur et en butte aux manifestations lycéennes63.

Un autre exemple : lors du Sommet du G8 à Évian, des manifestations avaient lieu à Genève. Un bâtiment associatif nommé L’Usine servait de centre de convergence. Au milieu de l’après-midi, un groupe d’une quinzaine de manifestants formés en Black Bloc sont arrivés en courant vers L’Usine, devant laquelle se trouvaient quelques dizaines de personnes autour de tables d’information. « Attention ! Les policiers arrivent ! », crièrent les activistes du Black Bloc. La petite foule s’est dispersée alors que quelques activistes s’engouffraient dans le bâtiment, suivis par les membres du Black Bloc. Aussitôt entrés, ces derniers ont sorti leurs badges de policier et leurs matraques télescopiques pour procéder à l’arrestation de tous les occupants. L’action a été captée par des caméras, mais également revendiquée avec fierté par les officiers de la police lors d’un point de presse en fin d’après-midi64.

La provocation dévoilée peut parfois causer un certain scandale dans l’opinion publique. Lors de manifestations contre le Sommet du Partenariat sur la sécurité et la prospérité (PSP) regroupant le Premier ministre du Canada, le président des États-Unis et le président du Mexique réunis à Montebello, un petit village québécois, en août 2007, trois policiers déguisés plus ou moins adéquatement en Black Bloc ont été démasqués par des membres d’un vrai Black Bloc, qui les ont repoussés vers des syndicalistes qui les ont à leur tour apostrophés. Les trois gaillards, dont l’un tenait un gros caillou dans la main, se sont collés à une ligne de policiers antiémeute impassibles. L’un des policiers infiltrés s’est penché pour chuchoter à l’oreille d’un des policiers casqués, avant de se glisser à travers la ligne pour être agrippés, cloués – doucement – au sol, menottés et emmenés hors de la vue des manifestants. Or toute la scène a été filmée par un manifestant, et la vidéo montre clairement que les souliers des infiltrés et ceux des policiers qui les menottent sont de la même marque, ce qui a fini de confirmer les soupçons de connivence. L’affaire a fait grand bruit, la Sûreté du Québec devant admettre la présence de ces trois agents parmi les manifestants. Des documents de la police obtenus en vertu de la loi d’accès à l’information sont venus confirmer que ces agents participaient à une opération d’infiltration nommée « Flagrant délit » (!), avec une quinzaine d’autres agents en journée, et une dizaine pendant la nuit. Lors d’une réunion d’évaluation de l’opération après le Sommet, les officiers ont convenu qu’« il serait nécessaire de modifier le profil des personnes sélectionnées afin qu’elles puissent fonctionner de façon efficiente (grosseur, besoin de personnel féminin dans ce secteur d’activité, notamment pour le dépistage). Une bonification de la formation et de renseignement concernant les us et coutumes des manifestants serait appropriée. Il est ardu de se fondre dans la foule avec peu de connaissances65 ». Dans le même esprit, le policier Schmutz, responsable des opérations d’infiltration à Lausanne lors des manifestations contre le Sommet du G8 à Évian, en 2003, explique à la presse qu’il est « difficile d’infiltrer le milieu des casseurs, que les codes vestimentaires, le langage ou les comportements (fumer des joints, écluser des bières…) rendent imperméable66 ».

La présence de provocateurs peut par ailleurs servir à accentuer les divisions au sein d’un mouvement social. À Gênes, lors des manifestations contre le Sommet du G8 en 2001, plusieurs films amateurs montrent des individus qui semblent être des manifestants de par leur accoutrement – casques de moto sur la tête, foulards leur masquant le visage, t-shirts et jeans – qui discutent calmement avec des policiers ou encore qui matraquent en meute des manifestants isolés67. Des membres de la direction d’ATTAC, dont la vice-présidente Susan George, ont décidé de ne pas y voir des policiers en civil déguisés en manifestants, et de prétendre – pour les discréditer – que « les Black Blocs sont très souvent infiltrés par la police et par des éléments nazis68 ». Ce type d’attitude revient régulièrement, comme chez Josef Zisyadis, du Parti suisse du travail, lors des manifestations contre le Sommet du G8 en 200369, et elle s’inscrit dans une longue tradition des milieux progressistes qui consiste à associer la turbulence anarchiste à la provocation ou la manipulation policières, comme le notait déjà Victor Serge au début du XXe
siècle. Les « politiciens sociaux-démocrates » se servent souvent « contre leurs ennemis – les anarchistes, éternels empêcheurs de danser en rond – de l’arme la plus vile et la plus meurtrière : la calomnie. […] C’est une tradition et c’est une tactique. […] Qu’un anarcho quelconque, poussé à bout par les vexations quotidiennes de la gent honnête, pose un acte, et vous les entendrez hurler : provocateur ! Défense de bouger sous peine d’être sali. Défense de se rebeller contre l’arbitraire sous peine d’être traité de mouchard70 ».

Comment démasquer un policier infiltré ou le distinguer du véritable activiste ? Parfois, il est peu discret, se baladant en zone de manifestation avec casque de moto et matraque et discutant en groupe, comme lors du G8 en Italie en juillet 200971, ou s’adressant même amicalement à des confrères en uniforme. Mais il ne faut pas croire que les policiers se ressemblent tous, c’est-à-dire qu’ils ont les cheveux bien coupés, un gabarit plutôt carré, et qu’ils ne savent pas s’habiller comme de vrais militants, se laissant trahir par le choix maladroit de leurs vêtements. À Montréal, par exemple, le policier Benoît Charron a vécu pendant plusieurs années sous l’apparence d’un punk gothique, avec des cheveux longs en bataille et un blouson de cuir. Il a assisté à des assemblées de la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC), il a vécu dans un squat où il a commandé de la drogue à un squatter pour le piéger et il s’est même fait prendre lors d’arrestations de masse, à la suite de quoi il a donné un faux nom à l’avocat représentant les arrêtés. Il s’est démasqué volontairement quand il a finalement témoigné sous sa véritable identité lors d’un procès pour trafic de stupéfiants72.

L’infiltration peut se doubler de provocation. Ainsi, quarante-huit heures avant l’ouverture officielle du Sommet des Amériques en avril 2001, des activistes d’un groupe nommé Germinal qui filaient en voiture de Montréal vers Québec ont été interceptés sur l’autoroute par des policiers qui ont fouillé le véhicule pour y découvrir du matériel de type défensif et offensif, ce qui servira d’excuse pour arrêter les militants et les garder en prison plusieurs semaines. Les policiers avaient reçu l’information de deux agents de la Gendarmerie royale du Canada qui avaient infiltré le groupe plusieurs mois auparavant, et qui vinrent témoigner au procès. Les policiers avaient joué la carte de la provocation, fournissant aux activistes du matériel militaire, comme des grenades fumigènes, ce qui a plus tard servi d’excuse au juge pour les condamner plus durement. La voiture appartenait à l’un des deux policiers. Cette infiltration avait été très utile d’un point de vue médiatique, puisque l’arrestation quelques heures avant l’ouverture du Sommet et la présentation en conférence de presse de l’arsenal saisi avaient permis aux policiers d’effrayer un peu plus l’opinion publique et de justifier les mesures de sécurité exceptionnelles, et la répression qui allait s’abattre sur les manifestations.

Des compagnies privées et des médias privés ou publics peuvent aussi tenter d’infiltrer le milieu militant. Dans les années 1970, un étudiant radical arrêté en possession d’une mitraillette et d’un lance-roquettes se révéla être un agent de sécurité de l’université du Kent ayant infiltré le mouvement73. En 2008, la compagnie Nestlé, en Suisse, a engagé un agent de la firme privée Securitas pour infiltrer une branche d’ATTAC qui se mobilisait contre ses activités commerciales. Une agente de Securitas a également infiltré le Groupe antirépression (GAR), la même année en Suisse.

Comment se prémunir de l’infiltration ? En manifestation, jouer la confrontation avec un individu soupçonné d’être un policier infiltré peut être considéré comme un acte illégal, car il s’agit d’une entrave à l’action de la police. Cela dit, il n’est pas rare que des activistes se regroupent lors de manifestations autour d’individus qui semblent être des agents infiltrés, pour les insulter ou les menacer et les forcer à quitter les lieux. Ainsi, lors de mobilisations contre le CPE à Paris, des activistes déguisés en clowns-policiers antiémeute avaient identifié un policier en civil infiltré dans la foule, et l’ont « escorté » si bruyamment qu’il s’est dégagé pour sortir du rassemblement et regagner son véhicule de fonction74.

La situation est différente dans les comités et les organisations qui fonctionnent sur une base permanente. De manière un peu puérile, communistes et anarchistes prétendent, chacun de leur côté, qu’il est plus difficile pour la police d’infiltrer leur organisation que celle des autres. Dans sa postface au livre de Victor Serge signée en 1969, la Ligue communiste prétendait que l’infiltration « est en principe plus facile à faire chez les “anars” que chez nous », alors que, au début des années 2000, des experts en matière de sécurité aux États-Unis travaillant pour la RAND Corporation notent que les mouvements sociaux de type anarchistes sont des plus difficiles à infiltrer, espionner et manipuler parce qu’ils fonctionnent en réseau décentralisé et sans hiérarchie75. Mais, comme ce type de mouvement fonctionne également par assemblée générale, le processus de décision peut être manipulé par des agents qui participeraient aux délibérations (encore faut-il qu’ils soient suffisamment habiles pour s’exprimer en respectant les codes adéquats de langage), sans toutefois jamais pouvoir occuper un poste d’autorité d’où ils pourraient ordonner aux activistes d’agir comme ils le voudraient.

Au sein d’un groupe ou d’une organisation, le soupçon d’être infiltré constitue déjà une nuisance : la capacité et la volonté des membres de coopérer sont minées, les nouveaux membres peuvent prendre peur et ne pas revenir. Des activistes aux États-Unis, forts des expériences désastreuses d’infiltration policière au sein des groupes d’extrême gauche et du mouvement afro-américain dans les années 1970, donnent des conseils qui recoupent en partie ceux formulés par Victor Serge au début du XXe
siècle76. Il ne faut pas oublier qu’intenter un procès populaire contre un activiste soupçonné d’être un agent infiltré ou un informateur peut avoir de lourdes répercussions sur sa vie sociale, mais aussi des impacts néfastes sur le groupe à plus ou moins long terme en ce qui a trait à la confiance mutuelle, la fluidité dans l’échange d’informations et la capacité d’action collective. Sans preuve, il convient de se contenter de critiquer de manière serrée ce qu’il dit ou fait et qui semble problématique. Si un groupe tient une discussion au sujet d’un présumé agent infiltré ou d’un informateur, il importe de discuter également des effets nocifs de la paranoïa.

Si un groupe mène des activités illégales, la confiance mutuelle est essentielle ; il est alors légitime d’exclure un membre au seul motif qu’un autre membre croit qu’il pourrait être un agent infiltré ou un informateur. Dans une organisation qui ne mène pas d’activités illégales, il convient d’attendre d’avoir des preuves solides pour exclure un membre soupçonné d’être un agent infiltré ou un informateur. Il peut être efficace, en cas de soupçon envers un membre du groupe, de simplement s’assurer qu’il n’a pas la marge de manœuvre requise pour espionner ou manipuler efficacement les activités, en restreignant son accès à certaines informations sensibles (l’état des finances du groupe, des listes de noms et de contacts d’alliés et de sympathisants) ou à certains comités ayant des rôles clés en termes d’actions semi-légales ou illégales. Il est néfaste d’adopter des attitudes de conspiration ou une structure clandestine lorsque ce n’est pas nécessaire. Nul besoin de mener dans le plus grand secret une réunion pour un groupe qui discutera du prochain spectacle de musique qu’il compte organiser pour lever des fonds ou qui visionnera un film documentaire sur le réchauffement climatique ou la chasse aux bébés phoques77

Il faut éviter de se vanter publiquement d’avoir participé à des actions illégales, d’exagérer la portée des actions menées, de discuter des actions illégales menées par d’autres groupes. Il importe de ne rien dire au sujet d’actions illégales à des personnes qui n’y participeront pas, et de ne rien demander à propos d’actions illégales auxquelles on ne participera pas. Il n’est pas opportun de relayer les bruits de tensions, de rivalités et de différends entre des activistes, car ce bavardage ne fait qu’alimenter des rumeurs, miner la confiance mutuelle, approfondir les fissures, mais aussi parce qu’un informateur ou un infiltré est en principe à la recherche de tels potins pour les manipuler. Pour réduire les risques de manipulation des tensions au sein d’un groupe, il est utile de prévoir des espaces de discussion libre et transparente pour aborder des sujets difficiles, comme les rivalités ou jalousies interpersonnelles, ou encore les différences et les inégalités dans le mouvement (sexisme, racisme, âgisme). Cette approche implique bien sûr une culture militante de l’ouverture à la parole et à l’écoute, et une certaine empathie non feinte, ce qui n’est pas le propre de tous les milieux d’extrême gauche, trop souvent pris dans des dynamiques militantes productivistes et machistes qui laissent peu de place et de temps à l’empathie.

CONSEILS TECHNIQUES ET LÉGAUX78

Il est possible de prendre quelques précautions élémentaires qui minimisent les risques de répression. Avant de partir pour aller manifester dans la rue, il est sage de prévoir des vêtements en fonction de la température et des prévisions météorologiques, surtout si l’événement contestataire doit durer plusieurs heures et se prolonger tard en soirée. Il convient de choisir des vêtements et des chaussures confortables, qui permettent de courir (à éviter : les chaussures neuves, les talons aiguilles, les sandales). Apporter avec soi un peu de nourriture, de l’eau, et un stylo et du papier (pour noter les informations en cas de brutalité policière, par exemple). Pour les femmes, prévoir si besoin des serviettes sanitaires et des tampons hygiéniques. Éviter de transporter ce qui pourrait être considéré comme une arme (canif ou petit couteau) et de la drogue, pour ne pas avoir à s’en débarrasser et gaspiller… Il est inutile de transporter sur soi son carnet d’adresses, surtout s’il contient les coordonnées de plusieurs activistes, ni son agenda, surtout si les policiers peuvent y trouver des informations sur un emploi du temps associé à des individus ou des groupes compromettants.

S’il y a des risques d’arrestation, s’assurer que quelqu’un pourra s’occuper des enfants restés à la maison, de nos amis les animaux, etc. S’il y a une équipe légale, inscrire le numéro de téléphone de l’avocat au marqueur sur un avant-bras, et le prendre en note sur un papier qui restera dans une poche. S’il y a des risques que les policiers utilisent des gaz lacrymogènes et du gaz au poivre, éviter la crème solaire et les lentilles de contact (choisir les lunettes), car le gaz et le poivre s’y incrustent.

Il est toujours préférable d’aller en manifestation avec des gens que l’on connaît et à qui l’on fait confiance, mais il faut éviter d’impliquer contre leur volonté des gens dans des actions illégales ou à haut risque. De même, il est préférable de quitter les lieux d’un rassemblement politique avec des gens de confiance. Les fins de manifestations – surtout s’il y a eu du grabuge – sont des moments propices aux arrestations individuelles ou groupées.

Lors de la manifestation, en cas de charge policière, ne pas courir. La charge n’a souvent comme objectif que de faire reculer la foule ou de la disperser. Une personne touchée par du gaz au poivre doit essayer de ne pas paniquer, chercher une zone calme et se rincer les parties touchées avec de l’eau claire. Il ne faut jamais se frotter les yeux. Les gaz sont de types et d’effets divers. Les gaz de type HC sont inoffensifs : il s’agit d’un fumigène qui ne sert qu’à semer la confusion et la peur. Les gaz de type CN sont plus violents. Ils dégagent une vague odeur de pomme, et peuvent provoquer des picotements et un effet de brûlure aux yeux, dans le nez, la bouche et la peau. Les gaz de type CS sont les plus puissants. En plus des effets des gaz CN, ils peuvent entraîner des nausées et des vomissements. Dans tous les cas, il faut essayer de ne pas paniquer, tout en se déplaçant hors de la zone affectée par les gaz (à moins de porter un masque à gaz !). Les personnes gazées doivent essayer de garder les yeux ouverts, face au vent, sans les frotter, et elles doivent se rincer abondamment avec de l’eau en tenant la tête en arrière. Si possible, l’ajout d’un peu de sel ou de bicarbonate de soude dans l’eau améliore à son effet calmant et nettoyant. Enfin, il faut changer de vêtements et se doucher dès que possible.

Il n’est pas souhaitable ici d’offrir des conseils très précis en cas d’arrestation, car les lois ne sont pas les mêmes dans tous les pays, ni pour tous les services policiers, sans compter que les policiers ne respectent pas toujours la loi… En principe, les policiers doivent indiquer le motif d’arrestation à la personne interpellée et lui lire ses droits. Dans plusieurs pays, les policiers n’ont le droit de fouiller que les personnes en état d’arrestation, et que les personnes de leur sexe ; refuser d’être fouillé peut toutefois mener les policiers à procéder à une arrestation, puis à une fouille… La personne arrêtée doit décliner ses nom, adresse et profession, rien de plus. Pour le reste, il est possible de répondre par un : « Je n’ai rien à déclarer. » Tout commentaire supplémentaire pourrait être noté par un policier et servir de preuve au procès. Les policiers peuvent dire que tout ira mieux si la personne se montre plus loquace et coopérative (ce qui n’est pas certain). Ils peuvent aussi laisser entendre que d’autres arrêtés ont parlé (ce qui n’est pas sûr non plus). Puisqu’une personne arrêtée ne contrôle rien, mieux vaut ne rien dire, et attendre – des camarades à l’extérieur sont mobilisés pour l’aider. Il convient de ne pas trop placer d’espoir en de vagues principes du droit national ou international, comme l’obligation pour les policiers de permettre aux personnes arrêtées de contacter un avocat, de leur offrir de la nourriture dans un certain laps de temps, ou des médicaments en cas de besoin particulier. Il est toujours possible de demander fermement que ces droits soient respectés, mais rien n’oblige les policiers à être courtois ou serviables.

Dans la perspective d’un procès, deux postures sont à envisager, dont il est préférable de discuter au préalable avec les avocats et les coaccusés, si c’est le cas. D’une part, il est possible de manœuvrer le plus poliment possible face aux policiers pour amoindrir les risques d’une lourde peine, ce qui implique aussi de chercher à bien paraître devant le juge (vêtements propres et neutres, sans identification politique comme des autocollants, des logos militants, etc.). À l’inverse, il est possible d’utiliser la cour comme une scène politique, ce qui entraîne presque automatiquement une condamnation, surtout si la personne accusée n’a pas de capital social ni de réseau de soutien constitué de personnalités publiques. Au fil des dernières années, des activistes ont eu recours à la « solidarité de prison » (jail solidarity) ou la « solidarité de cour » (court solidarity), ce qui consiste à s’organiser collectivement pour perturber le bon fonctionnement du système pénal79. Cette forme de militantisme peut être surtout efficace dans des cas d’arrestations de masse. Il est alors possible, pour les personnes arrêtées, de chahuter (chants et cris) pour tenter d’obtenir de la nourriture ou de l’aide pour une ou des personnes qui en ont besoin (requérant des médicaments, par exemple), de ne pas donner son nom (lors du Sommet des Amériques à Québec, Jésus et Marx figuraient au nombre des personnes arrêtées) ou même de refuser d’être relâché avant que certaines revendications soient entendues, pour soi ou les autres, ou avant que les autres soient également libérés. Certaines personnes emprisonnées entament des grèves de la faim. Il convient évidemment de s’assurer d’un appui extérieur pour que cette campagne soit publicisée. Dans tous les cas, il s’agit d’un choix risqué qui peut entraîner des séquelles physiques à vie. La Première ministre Margaret Thatcher avait décidé de laisser mourir de faim des prisonniers de l’Irland Irish Army (IRA), mais un tel entêtement est plutôt rare de la part des autorités, qui préfèrent avoir recours au gavage.

RÉSISTANCE À LA CRIMINALISATION80

Des activistes de sensibilité anarchiste peuvent entretenir un rapport ambigu avec le militantisme juridique. Voilà une bien vilaine contradiction politique – quelle perte de temps que de manœuvrer dans le cadre du système ! Les causes portées devant un juge sont souvent très longues, les audiences ajournées et reportées. Il n’est donc pas surprenant que les prévenus préfèrent souvent plaider coupable s’il ne s’agit que de payer une amende, pour en finir le plus vite possible. Pourtant, la répression policière offre une opportunité pour se mobiliser et défier l’État et la police, en organisant des manifestations devant le poste de police, le palais de justice ou le bureau d’un député, en convoquant une conférence de presse, en lançant une campagne d’affichage, en déposant des plaintes contre les policiers. Lors des plus grandes campagnes de mobilisation, un collectif légal (legal team) est mis sur pied qui centralise les informations au sujet des arrestations et qui offre un appui juridique en cas d’arrestation, menant un travail parfois pendant plusieurs années. Aux États-Unis, le Direct Action Network Legal Team a été fondé en prévision des manifestations de Seattle et il a ensuite inspiré la création du New York City People’s Law Collective. Ces comités peuvent aussi offrir des ateliers d’éducation populaire sur le thème de la répression policière, informer les gens sur la façon de se défendre sans avocat, produire de la documentation sur les droits. Ces comités peuvent enfin effectuer du copwatch, soit de la surveillance de police, une pratique héritée des Black Panthers et qui consiste à documenter et à filmer les interventions policières lors d’événements politiques ou dans les quartiers chauds.

Dans tous les cas, il est toujours important de noter le plus d’informations possible au sujet des actions de répression policière (le lieu, l’heure, le nombre de policiers, ce qu’ils ont fait, les noms des témoins). C’est la matière première indispensable pour constituer une défense solide face aux juges, mais aussi pour développer une connaissance empirique des abus policiers. S’il s’agit d’un cas particulièrement grave, il est possible de laisser filtrer l’information auprès de quelques journalistes. Il faut alors présenter des preuves solides, car les journalistes professionnels sont en principe plutôt favorables aux policiers, méfiants envers les activistes radicaux. Ces journalistes veulent pouvoir écrire à partir de faits et non de rumeurs ou de théories politiques qu’ils ne partagent pas.

S’organiser sur une base autonome pour se défendre et défendre des alliés contre les attaques judiciaires s’inscrit dans une longue tradition anarchiste. Un petit comité de trois ou quatre personnes déterminées, avec peu de ressources, parvient parfois à donner beaucoup de fil à retordre aux policiers, juges et avocats, qui disposent pour leur part de ressources immenses. Cas exceptionnel : à Seattle, le 2 décembre 1999, des milliers de personnes se sont massées devant la prison pour exiger la libération des personnes arrêtées lors des manifestations des jours précédents, qui seront presque toutes relâchées sans accusation81. Parfois, des organisations de type institutionnel peuvent se mobiliser. À la suite de la bataille de Seattle, par exemple, l’American Civil Liberty Union a publié en juillet 2000 un rapport précisant « que la police a réagi de façon démesurée face aux manifestants, que l’instauration d’une zone sans manifestants violait les droits des manifestants prévus au premier amendement de la Constitution, que la police a abusé et brutalisé des manifestants et que des arrestations non justifiées ont été monnaie courante82 ». Des analyses similaires ont été produites au sujet du Sommet du G8 à Gênes en 2001 et à Évian en juin 200383. À Seattle, la mairie a été contrainte de verser des centaines de milliers de dollars de dommages et intérêts suite à un recours collectif intenté au nom des personnes arrêtés en 1999. Si le policier italien qui a tué un manifestant à Gênes de deux balles dans la tête a été acquitté, une quinzaine de policiers ont néanmoins été condamnés à la prison, cinq ans après les faits, pour les abus commis contre des activistes en prison à Bolzaneto, dont une quarantaine qui avaient été appréhendés lors du raid contre le centre de convergence de l’école Diaz. Selon les témoignages, les policiers les avaient battus, aspergés de gaz asphyxiants, insultés, forcés à chanter des hymnes en l’honneur des dictateurs Benito Mussolini et Augusto Pinochet, et avaient menacé des prisonnières de viol84.

Cela dit, la répression des mouvements de luttes sociales des dernières années a révélé que les organisations de sensibilité social-démocrate n’ont pas toujours daigné se mobiliser pour dénoncer et contester la brutalité des policiers contre des activistes jugés trop radicaux. Ce sont donc très souvent quelques anarchistes, qui a priori n’ont aucune confiance envers le système pénal, qui s’activent pendant des années sur le front juridique. Il importe dans tous les cas d’être solidaire de toutes les personnes du mouvement ciblées par les autorités, même des activistes affiliés à des tendances rivales, ou jugées trop modérés ou trop radicales.

Enfin, la répression induit parfois des effets pervers dans les cercles militants, alors que des activistes qui sont passés par la prison ou qui ont affronté les policiers bombent le torse et jouent au coq, comme si le rapport à la police était un gage d’excellence militante. Dans cette compétition militante, on pousse parfois les autres à surpasser leurs peurs, mais sans les prendre au sérieux, et des hommes trouvent là l’occasion de réaffirmer des postures sexistes face à des femmes qui seraient faibles par nature et en besoin de protection.

Cela dit, des femmes peuvent vivre des situations de confrontation avec les policiers comme une expérience d’empowerment. Voici le témoignage de Ronni, une activiste du groupe Tactical Frivolity, qui a participé dans le Pink & Silver Bloc aux manifestations contre la réunion conjointe du FMI et de la Banque mondiale, à Prague, en 2001 :

J’ai pris conscience de la peur que je porte en moi, du fait que tout le monde porte de la peur en soi […]. J’ai plongé pour retracer l’origine de ma peur, et c’est l’image d’un homme sans visage qui s’apprête à me blesser d’une manière ou d’une autre. Voilà ce qui m’effraie, au fond. […] J’ai peur d’un homme qui va me blesser. J’en étais consciente avant d’aller à Prague – que j’y allais d’une certaine manière pour faire face à la peur parce qu’au final, j’allais faire face à un homme en noir qui aurait l’intention de me blesser. Donc, ces policiers antiémeute qui protégeaient la Banque mondiale et le Fonds monétaire international sont en quelque sorte devenus le symbole de toutes mes peurs, de tous les hommes qui pourraient me blesser, et, en fait, j’y étais prête, je voulais y faire face, je voulais y aller et me dresser contre cet homme sans visage et simplement voir ce qui allait se passer, vous savez85.

Ces réactions paradoxales face à la violence policière expliquent qu’il est si important que les groupes militants laissent aux activistes l’espace pour échanger en toute confiance au sujet de leurs peurs et de leurs limites face à la police (dans nos sociétés patriarcales, par exemple, des femmes se sentent plus souvent que les hommes responsables des enfants, et ne voudront pas pour cela prendre le risque d’une arrestation)86. Il est aussi primordial que les activistes qui sont déjà sous forte pression reçoivent l’appui nécessaire pour éviter les dépressions et les renoncements, ce qui implique d’éviter la compétition entre activistes pour savoir qui est le plus courageux et le plus pur et dur. La possibilité de répression nécessite aussi que, dans chaque groupe, des personnes soient prêtes à remplacer des dirigeants qui seraient neutralisés par les policiers. Évidemment, ce type de risque est moins important dans les groupes de type anarchiste, sans chef(s), où les décisions se prennent collectivement et où les gens se partagent les responsabilités et les tâches.

CONCLUSION

Les réflexions présentées ici ne touchent qu’en surface l’épineux problème de la répression des mouvements politiques. Tout comme à l’époque où écrit Victor Serge, la répression policière d’aujourd’hui est à la fois exagérée, arbitraire mais aussi souvent improvisée, brouillonne, inefficace. Le comité de la ville de Seattle, qui enquêta à la suite des manifestations de l’automne 1999, découvrit que, dans plusieurs cas, la chaîne de commandement avait été rompue entre les officiers et les policiers du rang, dont plusieurs avaient attaqué les manifestants par peur, par colère ou pour se venger des insultes et des projectiles reçus. La répression policière ne suit donc pas toujours une logique clairement planifiée ou contrôlée. À Strasbourg, lors des manifestations contre le Sommet de l’OTAN en mai 2009, des policiers en tenue antiémeute ne trouvèrent rien de mieux que de ramasser des pierres sur une voie ferrée et de les lancer en direction de la foule. L’homme qui est mort d’un arrêt cardiaque à la suite d’un matraquage lors des manifestations contre le G20 à Londres en avril 2009 n’était même pas un manifestant. Il marchait tranquillement dans la rue, mains dans les poches, et un policier l’a attaqué de dos, sans aucun avertissement.

L’ignorance de plusieurs policiers en ce qui concerne les activistes, les groupes militants et les causes défendues est souvent surprenante. Dans de nombreux cas, le dossier constitué par la police d’un activiste ou d’un groupe se limite à quelques banalités rassemblées un peu au hasard, voire à des coupures de presse accessibles à n’importe qui.

Appelé à témoigner, un agent infiltré dans une manifestation qui s’est terminée à Montréal par de nombreuses arrestations explique au juge, à propos des drapeaux rouges et noirs : « La signification exacte, je peux pas vous la donner […], mais de façon assez régulière les gens qui se regroupaient autour de ces drapeaux-là effectuaient des méfaits87. » Un autre policier infiltré lors d’une manifestation à Montréal parle au juge « des drapeaux rouges représentant l’anarchie et des gens à problèmes88 ». Or, comme on le sait, le drapeau rouge est celui des communistes, le drapeau noir celui de l’anarchie…

Les policiers sont donc souvent en décalage par rapport aux activistes qu’ils tentent de réprimer, ou ils se laissent aveugler par leurs a priori idéologiques. Des officiers supérieurs ont rejeté des rapports d’agents ayant infiltré des organismes liés de près ou de loin aux Black Panthers et qui n’offraient que des services caritatifs ou éducatifs, disant que « cette information n’est qu’un tas de merde » et qu’il fallait « fermer cette organisation par tous les moyens nécessaires », ou précisant que « l’agent est naïf, il ne sait pas comment gérer ses informateurs ou ses informateurs le trompent » (découragés, des policiers infiltrés ont démissionné)89.

Il convient de rappeler que ce ne sont pas seulement les policiers qui mènent la répression contre les forces progressistes. Les militaires peuvent être mis à contribution, comme les membres de la Garde nationale déployés à Seattle en 1999. Les activistes peuvent aussi faire face à des agents de sécurité privés. Des groupes politiques adverses peuvent attaquer des manifestations. À Paris, en 2006, une contre-manifestation d’une centaine d’activistes d’extrême droite, qui marchaient précédés d’une bannière frappée du slogan « Parasites, hors des facs ! », ont chargé – casqués et armés de manches de pioche – un rassemblement anti-CPE. Les groupes de choc du Bétar, actifs en France, et dont les membres d’idéologie sioniste ont suivi l’entraînement de l’armée israélienne, peuvent attaquer physiquement aussi bien des néonazis ou des membres du Front national qu’un rassemblement propalestinien qui compte dans ses rangs des Arabes et des gauchistes. Au Québec, environ 40 % des centres de femmes et des maisons d’hébergement pour femmes violentées indiquent avoir été la cible d’intimidations, menaces et attaques verbales ou physiques90. Ce ne sont pas des policiers qui répriment ainsi le mouvement des femmes, mais des hommes ordinaires. Dans les réseaux d’extrême gauche, ce sont souvent des camarades qui agressent des femmes et s’en prennent aux féministes qui dénoncent le sexisme et la misogynie dans les groupes et les organisations. Les activistes sont rapides à s’émouvoir de la répression policière et à se solidariser avec ses victimes, mais tellement plus lents à se mobiliser contre le sexisme et l’antiféminisme, préférant souvent rester solidaires de l’homme agresseur et prétendre – avec lui – que la femme n’a pas « vraiment » été agressée ou qu’elle voulait être violentée91.

De simples citoyens peuvent aussi vouloir réprimer les manifestants. Lors des manifestations contre le Sommet du G8 en 2003, un commerçant est sorti avec un pistolet pour protéger son établissement des manifestants, leur criant : « N’approchez pas ou je vous bute92 ! » Cela dit, il y a également de très nombreux témoignages de citoyennes et citoyens qui aident les manifestants, même lorsqu’il y a émeute : en lançant des encouragements du haut des balcons, en offrant de l’eau, en ouvrant une porte pour offrir une cache à des activistes poursuivis par des policiers93.

Dans tous les cas, la répression est plus brutale hors de l’Europe et de l’Amérique du Nord. En Israël, les quelques centaines d’anarchistes juifs qui se mobilisent contre le massacre du peuple palestinien sont soumis à une violente répression de la part des policiers, mais aussi des soldats, quand ce ne sont pas des passants qui leur lancent des œufs ou des pompiers de Tel-Aviv qui arrêtent leur camion pour cibler un de leurs vigiles pacifiques avec leur jet d’eau94. Ainsi, l’organisation Anarchists Against the Wall voit partir beaucoup de ses membres brisés par le stress post-traumatique ou une dépression résultant du contact presque quotidien avec la répression : tirs de balles de caoutchouc, gaz lacrymogènes, perquisitions et arrestations, sans compter les expulsions de plusieurs activistes internationaux, et la mort de deux d’entre eux lors d’actions de solidarité avec le peuple palestinien, l’une écrasée par un bulldozer, l’autre tué d’une balle dans la tête95. Leurs camarades palestiniens subissent évidemment une répression plus violente encore. Au début des années 2000, l’organisme World Development Movement a mené une série d’études sur les manifestations dans les pays en voie de développement organisées pour dénoncer le FMI et la Banque mondiale, constatant que les blessés et les tués s’y comptent par dizaines96. Dans le cadre de sa politique de « sécurité démocratique », l’État colombien a procédé à des vagues d’arrestations de membres des groupes rebelles armés, des activistes des mouvements étudiant, syndical et des droits humains, avec une pointe d’environ 8 000 arrestations en six mois, en 200397. Au Mexique, dans le pays où Victor Serge a fini sa vie, les représentants armés de l’État et les paramilitaires assassinent en toute impunité. Aucun des policiers ayant participé au massacre de six autochtones le 10 octobre 2008 dans la communauté de Chinkultik n’a été condamné. La répression sanglante contre le soulèvement de la « Commune » de Oaxaca entre mai et novembre 2006 (vingt-trois morts, quatre cent cinquante emprisonnements avec torture et plusieurs « disparitions ») n’a donné lieu à aucune enquête sérieuse. Quant aux viols collectifs d’une dizaine de femmes d’Atenco, le 3 mai 2006, les agresseurs sont toujours en liberté alors que les survivantes sont calomniées et même emprisonnées98. En juin 2009, une trentaine de manifestants ont été tués dans les rues de Téhéran, lors de manifestations contestant le processus électoral. Le même mois, des affrontements entre Amérindiens et policiers au Pérou se sont soldés par une trentaine de morts99. C’est sans compter la répression de plus vaste ampleur contre les mouvements de résistance à l’impérialisme en Afghanistan, en Irak et un peu partout en Afrique où les armées occidentales – dont celle de la France – et les agences privées de sécurité à la solde de compagnies minières emprisonnent, torturent et assassinent plus ou moins impunément.

En janvier 2009, un animateur de la Bibliothèque publique Victor-Serge à Moscou, Stanislav Iourievitch Markelov, également avocat des droits de la personne, a été assassiné d’une balle dans la tête, de même qu’Anastasia Baburova, une jeune militante antifasciste qui l’accompagnait. Qui sait qui est l’assassin ?

Francis Dupuis-Déri

Montréal, juillet 2009.

Francis Dupuis-Déri est professeur de science politique à l’université du Québec à Montréal. Il a milité dans plusieurs groupes de sensibilité anarchiste au Canada, aux États-Unis et en France, et il est sympathisant du Collectif opposé à la brutalité policière (COBP) de Montréal. Il a notamment publié Les Black Blocs (Lux, 2007).

POSTFACE. VICTOR SERGE ET LA RÉPRESSION RÉVOLUTIONNAIRE
Par Richard Greeman

Victor Serge connaissait bien la répression politique pour l’avoir subie toute sa vie. Né apatride de parents réfugiés politiques russes, Victor est fiché et surveillé par la police belge dès l’âge de 16 ans en tant qu’agitateur anarchiste. Avec quelques jeunes apprentis révoltés et idéalistes comme lui, Victor fonde le Groupe révolutionnaire de Bruxelles. Les camarades s’appellent Raymond Callemin, dit « Raymond la Science », Jean De Boë, Édouard Carouy – les futurs bandits anarchistes en auto de la fameuse « Bande à Bonnot ». À 22 ans, à Paris, Victor se retrouve avec eux sur le banc des accusés. Le fait d’être anarchiste et étranger et son refus de devenir un « indic » lui vaudront cinq ans fermes de pénitencier. Libéré et expulsé de France en 1917, arrêté un moment à Barcelone pendant une insurrection ouvrière, il veut partir en Russie où la révolution a commencé. Arrêté au passage à Paris (alors qu’il était interdit de séjour) comme suspect, il reste quinze mois dans un des camps de concentration de Clemenceau jusqu’à la fin de la guerre, avant d’arriver à Petrograd en janvier 1919.

Tout en gardant sa méfiance anarchiste vis-à-vis de l’État, Serge rallie les bolcheviks, comme Bill Chatov et pas mal d’autres anarchistes étrangers à l’époque, pour mieux défendre la jeune révolution soviétique entourée d’ennemis. Il occupe de nombreuses fonctions techniques et journalistiques à l’Internationale communiste et côtoie tous les jours les chefs du Parti et de la Tchéka, ce qui lui permet d’intervenir, parfois efficacement, pour sauver de la répression des amis anarchistes (dont Voline). Il défend publiquement le Parti en tant que journaliste officiel, tout en exprimant à des camarades sûrs – certains ne le sont pas tant que cela, qui dénonceront en France son « double langage »… – son effroi devant l’autoritarisme et la répression bolcheviques.

Pendant le siège de Petrograd (1919), on lui confie (sous Krassine) la garde des archives de l’Okhrana. Il est chargé de les évacuer vers Moscou ou, le cas échéant, de les dynamiter pour empêcher les Blancs victorieux de s’en servir contre les révolutionnaires1. Mais la capitale prolétarienne est sauvée in extremis grâce au fameux train blindé de Trotski qui arriva de Moscou pour redresser la situation (c’est à cette occasion historique que Serge voit pour la première fois le futur leader de l’opposition). Par la suite, Serge a eu le temps d’étudier en profondeur les archives de l’Okhrana, de réfléchir sur la provocation policière et d’envoyer son analyse des « Méthodes et procédés de la police russe » au Bulletin communiste en France, qui la publia en trois livraisons en novembre 19212.

C’est quatre ans plus tard, en 1925, que Serge complète son étude de l’Okhrana avec les trois essais « Le problème de l’illégalité », « Simples conseils au militant » et « Le problème de la répression révolutionnaire », publiés la même année en brochure sous le titre définitif Les Coulisses d’une Sûreté Générale : ce que tout révolutionnaire devrait savoir sur la répression. Entre-temps, beaucoup de choses se sont passées…

En mars 1921, la foi communiste de Serge est ébranlée par la brutalité de la répression par les bolcheviks de la révolte des marins soviétiques de Cronstadt. Avec son beau-père Alexandre Roussakov et (peut-être) les anarchistes américains Emma Goldman et Alexandre Berkman, il prépare une tentative de médiation qui échoue, puis, se sentant désorienté, tourmenté par les fautes qu’il voyait « accumuler sans rien pouvoir contre elles3 », se retire un moment de la politique. Convaincu que la révolution russe, isolée, est dans l’impasse et que seule une révolution à l’Occident pourrait l’en tirer, Serge part à Berlin à la fin de 1921. Il y travaille comme rédacteur à Inprekorr (La Correspondance internationale, l’agence de presse de l’Internationale communiste) et vit plus ou moins dans la clandestinité comme agent secret du Komintern pendant la préparation de la révolution allemande. (C’est sans doute cette expérience qui a inspiré son essai sur la clandestinité et ses « Simples conseils au militant. »)

En octobre 1923, la révolution allemande, programmée de Moscou, tourne au fiasco. La répression antirouge se transforme en massacre, et Serge et sa famille se sauvent comme ils peuvent. À Vienne, Serge reprend son travail au service de presse de l’Internationale, se lie avec les marxistes Georg Lukàcs, Antonio Gramsci et Lucien Laurat, et médite sur les causes et les conséquences de la défaite historique qu’a provoquée en Allemagne une Internationale communiste bureaucratisée dirigée de Moscou. Puisque le remède au mal bureaucratique de la révolution russe ne pourra plus venir de l’Allemagne, il ne reste qu’à combattre le mal à la racine, à Moscou justement. Serge rejoint l’opposition de gauche du Parti russe avec Trotski, Préobrajinski, Smirnov et d’autres, dès 1923. En 1924, Lénine, depuis longtemps malade, disparaît. Le groupe centriste de Staline-Zinoviev-Kamenev prend le pouvoir ; Trotski en est écarté. En octobre 1925, alors que Serge prépare son essai sur la répression révolutionnaire, il demande officiellement à être renvoyé en Russie4 et demande en même temps le transfert officiel de sa carte de communiste du Parti français au Parti russe afin de participer à la lutte de l’opposition. Peu après, en octobre 1927, Staline triomphe. En février 1928, Serge est exclu du Parti comme opposant irréconciliable, arrêté et interrogé pendant plusieurs semaines par la Guépéou, successeur de la Tchéka, avant d’être libéré suite au scandale que son incarcération provoqua en France.

Comment expliquer que Serge prenne encore la défense de la Tchéka dans son essai sur la répression écrit en 1925 ? Rappelons qu’à l’époque Serge est toujours sous la discipline du Parti et qu’il doit rester dans sa ligne s’il veut atteindre son public de travailleurs et de révolutionnaires en France. Il recommande ainsi sa brochure sur la répression aux éditions de la Librairie du Travail : « Je crois que c’est un travail d’une utilité éclatante et d’une tenue communiste irréprochable5. » De plus, la tactique des opposants « trotskistes » était d’avancer leur programme antibureaucratique et internationaliste dans le Parti. Là, ils se proposaient comme héritiers légitimes de Lénine et du bolchevisme héroïque de la révolution et de la terrible guerre civile – où la Tchéka avait contribué à la victoire. (D’ailleurs, Trotski et ses partisans continuaient à défendre en bloc, même plus tard en exil, l’action du « Parti » en 1917-1923.) Quant aux « erreurs et abus » de la Tchéka commis par un « personnel de seconde zone » fatalement inférieur, Serge s’en remet au contrôle du Parti du prolétariat et à la probité de ses chefs, « hautes consciences, esprits scrupuleux et caractères indéfectibles ». C’est le portrait – en termes voilés – de Trotski et de son groupe oppositionnel que Serge espérait voir revenir au pouvoir en Russie.

Ce texte écrit en 1925 est loin d’être le dernier mot de Serge sur le problème de la répression en URSS. En 1933, dans une déclaration écrite à la hâte et sortie clandestinement de Russie pour être publiée au cas où il serait de nouveau arrêté, Serge décrit l’URSS de Staline comme un « État totalitaire » et réclame la liberté d’expression, d’information et d’organisation pour les travailleurs. Quant à la répression :

À ce propos, sans vouloir rayer une ligne de ce que j’ai écrit sur la nécessité de la terreur dans les révolutions en danger de mort, je dois dire que je tiens pour une abomination inqualifiable, réactionnaire, écœurante et démoralisante, l’usage continu de la peine de mort par une justice administrative et secrète (en temps de paix ! dans un État plus puissant que nul autre !)…

Mon point de vue est… celui des communistes qui proposèrent pendant des années de réduire les fonctions des Commissions extraordinaires (Tchéka, Guépéou) à l’enquête. Le prix de la vie humaine est tombé si bas et c’est si tragique que toute peine de mort est à condamner dans ce régime.

Abominable également, et injustifiable, la répression par l’exil, la déportation, la prison quasi perpétuelle, de toute dissidence dans le mouvement ouvrier6.

Arrêté à nouveau en mars 1933, Serge est mis au secret et interrogé pendant trois mois dans la redoutable prison de la Guépéou à Moscou, la Loubianka. Selon le dossier de son interrogatoire, retrouvé en 1997, Serge maintient sa position de principe de communiste opposé à la ligne générale, retiré de toute activité politique (qui n’existe d’ailleurs pas, hors des bagnes et lieux d’exil), et refuse de signer quoi que ce soit7. On le condamne administrativement à trois années d’exil sous surveillance de la Guépéou à Orenbourg, à la frontière du Kazakhstan. En 1936, Serge et sa famille, expulsés et privés de la citoyenneté soviétique, reviennent en Occident, après avoir été libérés grâce à une campagne de solidarité8. Immédiatement, Serge reprend ses relations avec Trotski, lui sert de traducteur, accepte de participer aux débuts de la IVe Internationale. La rupture arrive dans le courant de l’année 1937, précisément au sujet de la répression révolutionnaire. D’abord, Serge met en question la « ligne officielle » sur la répression de la révolte de Cronstadt de 1921. Serge, qui avait été sur place à Pétersbourg, témoigne des déclarations mensongères et provocatrices des autorités communistes qui refusaient tout pourparler avec les rebelles, ainsi que des exécutions en masse de marins prisonniers de la Tchéka, qui ont continué pendant des mois après la défaite. Trotski réclame hautement la responsabilité politique de cette répression, bien qu’il n’y ait pas pris part. Dans sa réponse à Trotski9, Serge va au fond du problème de la répression révolutionnaire :

Quand et comment (le bolchevisme) a-t-il commencé à user envers les masses laborieuses, dont il exprimait lui-même l’énergie et la conscience la plus haute, de méthodes non socialistes qu’il faut condamner, parce qu’elles ont fini par assurer la victoire de la bureaucratie sur le prolétariat ?

Cette question posée, on s’aperçoit que les premiers symptômes remontent loin. Dès 1920, les sociaux-démocrates mencheviks avaient été faussement accusés, dans un communiqué de la Tchéka, d’intelligence avec l’ennemi, de sabotage, etc. Ce communiqué, monstrueusement faux, servit à les mettre hors la loi. Dès la même année, les anarchistes avaient été arrêtés dans la Russie entière, après une promesse formelle de légalisation du mouvement et après que le traité de paix, signé avec Makhno, eut été délibérément déchiré par le Comité central, qui n’avait plus besoin de l’Armée noire. La justesse révolutionnaire de l’ensemble d’une politique ne peut pas justifier à mes yeux ces funestes procédés. Et les faits que je cite sont malheureusement loin d’être les seuls.

Remontons plus haut encore. Le moment n’est-il pas venu de constater que le jour de l’année glorieuse 1918 où le comité central du parti décida de permettre à des commissions extraordinaires d’appliquer la peine de mort sur procédure secrète, sans entendre des accusés qui ne pouvaient pas se défendre, est un jour noir ? Ce jour-là, le comité central pouvait rétablir ou ne pas rétablir une procédure d’inquisition oubliée de la civilisation européenne. Il commit en tout cas une faute. Il n’appartenait pas nécessairement à un parti socialiste victorieux de commettre cette faute-là. La révolution pouvait se défendre à l’intérieur – et même impitoyablement – sans cela. Elle se serait mieux défendue sans cela.

La polémique s’envenime du côté de Trotski, qui place Serge dans un amalgame d’« intellectuels ex-révolutionnaires10 » à propos d’un texte de celui-ci, Puissances et limites du marxisme, qu’il n’avait manifestement pas lu11. Dans une autre philippique, Trotski range Serge parmi les « moralistes et sycophantes contre le marxisme » et l’accuse (à tort) d’avoir fait le « coucou dans le nid d’un autre12 » à propos d’un texte dont Serge n’était pas l’auteur. « Victor Serge écrit des poèmes » à la révolution, déclare Trotski, « mais est incapable de comprendre ce qu’elle est ». Malheureusement, des générations de trotskistes ont retenu ces épithètes et transmis, sans réfléchir, ce stéréotype fallacieux d’un « poète » qui aurait « abandonné le marxisme » à la fin de sa vie, alors que le dernier texte que nous avons de lui, « Trente ans après la révolution russe13 », défend encore la révolution d’Octobre et le bolchevisme héroïque (tout en cherchant, en marxiste critique, les causes de leur dégénérescence). En revanche, des générations de libertaires sectaires ont transmis le préjugé inverse, selon lequel Serge – qui tenta par son action de concilier la morale anarchiste et l’objectivité historique marxiste – aurait été un opportuniste à « double face », faisant l’apologie officielle du bolchevisme tout en le critiquant entre deux portes. En effet, comme nous venons de le voir, les déclarations de Serge sur la répression révolutionnaire ont varié selon les circonstances, et cette incohérence apparente lui a valu l’hostilité tant des anarchistes sectaires que des « bolcheviks-léninistes » autoproclamés des petites revues.

Je crois, quant à moi, que Serge agissait selon la « règle du double devoir », qu’il définit en 1932 comme la défense de la révolution « à la fois contre ses ennemis extérieurs et contre ses ennemis intérieurs, c’est-à-dire contre les germes destructeurs qu’elle porte en elle-même14 ».

Grande est la difficulté de cette dernière tâche. À l’accomplir, on risque, paraît-il, de donner des armes à la réaction et de décourager les indécis ; admettons-le ; je tiens le risque contraire, celui du bourrage de crânes involontaire et de la création d’un conformisme révolutionnaire aussi conventionnel et mensonger que tout autre, pour plus grave… À certaines époques, les plus terribles, la révolution prolétarienne doit être défendue en bloc… La paix venue, quand la révolution passe à son œuvre constructive, la lutte pour le redressement intérieur acquiert évidemment une importance croissante.

Serge avait pris l’engagement en entrant dans la révolution russe d’accepter la discipline communiste comme étant le seul moyen de se battre efficacement en temps de guerre civile, tout en conservant ses convictions et son esprit critique de libertaire pour la victoire, quand ce serait l’ennemi intérieur qu’il faudrait combattre. C’est ce qu’il fit en 1925 – date où il écrit « Le problème de la répression révolutionnaire » –, quand il prit la décision quasi suicidaire de rentrer en Russie lutter contre la bureaucratie déjà entre les mains de Staline – alors qu’il aurait pu rester en Europe et faire une belle carrière de journaliste. Être anarchiste, pour Serge, avait toujours été une « règle de vie » plutôt qu’une doctrine. Pour critiquer la révolution, il fallait être dedans, et Serge a pas mal payé de sa personne. Tout en restant marxiste pour l’analyse globale objective (économie, histoire, lutte de classe), Serge croyait que l’anarchisme apportait un sens moral essentiel au mouvement socialiste moderne15. Pour arriver à un socialisme démocratique et ouvrier, tous les moyens ne sont pas bons.

Richard Greeman

Montpellier, juillet 2009.

Richard Greeman est le secrétaire de la Fondation internationale Victor-Serge.

POST-SCRIPTUM. RETOUR DE LA RÉPRESSION POLITIQUE EN RUSSIE
Par Richard Greeman

Au moment de mettre en route cette nouvelle édition de Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression, nous avons reçu de nos camarades de la Bibliothèque Victor-Serge et du Centre Praxis de Moscou l’appel suivant :

Le 19 janvier 2009, notre camarade Stanislav Markelov, avocat défenseur des droits humains, et la jeune journaliste antifasciste Anastasia Barburova furent assassinés en plein jour au centre de Moscou. Notre proche collaborateur Stanislas Markelov, 34 ans, défendait les victimes de la politique du gouvernement russe en Tchétchénie, les antifascistes, les militants des syndicats indépendants et des mouvements sociaux. Il participa, en tant que démocrate et socialiste convaincu, à des campagnes pour la justice et la liberté en Russie et au plan international. On se souvient qu’il a présidé le séminaire de Praxis sur la situation dans le Caucase du Nord au Forum social de Saint-Pétersbourg en 2006.

L’assassinat de Markelov et de Baburova est sans conteste possible un acte de terreur politique. Dans l’hypothèse la plus probable, la responsabilité de ce crime revient aux gangsters d’extrême droite dont l’activité va tous les jours croissant en Russie actuelle. Les attaques violentes sur les « non-Blancs » dans les rues de Moscou et d’autres villes sont devenues banales et, récemment, on a assassiné plusieurs antifascistes bien connus. Parmi les autres victimes du terrorisme politique figurent Anna Politkovskaya, Magomed Evloev, Mikhail Beketov, journalistes qui ont critiqué le régime politique actuel de la Russie.

La croissance des forces fascisantes en Russie est objectivement encouragée par l’atmosphère politique du pays. Alors que les actes de terreur politique restent pour la plupart impunis, les autorités et leurs médias font une propagande effrénée sur les thèmes du « patriotisme », de l’autoritarisme, de l’orgueil de grande puissance et de la dénonciation des « ennemis » intérieurs et extérieurs. Dans ces conditions, on dépeint comme « héros » les auteurs de crimes contre l’humanité (du passé comme du présent) et comme « traîtres » ceux qui résistent. Le dernier article de Markelov (publié sur le site de Praxis), intitulé « Le patriotisme comme diagnostic », dénonçait précisément ces idées. Et, une heure avant son assassinat, Stanislav avait participé à une conférence de presse pour protester contre la remise en liberté avant terme du colonel Budanov, criminel de guerre qui avait violé et tué une Tchétchène. Stanislav, en tant que représentant légal de ses parents, avait reçu des menaces de la part des admirateurs de l’« officier héroïque » Budanov et il fut assassiné quelques jours après la sortie de prison de ce dernier…

Le lien entre la remise en liberté de Budanov et l’assassinat de Markelov, même s’il n’est pas direct, est évident : les deux faits caractérisent la situation réelle dans la Russie actuelle. La société civile internationale ne pourra pas, par ses seules forces, arrêter la terreur politique en Russie en ce moment, mais elle pourra faire pression sur les autorités et enfin les discréditer devant l’opinion publique mondiale en dénonçant leur attitude passive et parfois objectivement favorable face à la montée de la violence fasciste. Nous vous demandons donc d’écrire aux ambassades russes dans vos pays pour exprimer votre indignation devant le terrorisme politique en Russie et pour exiger une enquête sérieuse sur l’assassinat de Stanislav Markelov et d’Anastasia Baburova et la punition de ses organisateurs.

Ainsi, quatre-vingt-dix ans après la défaite de l’Okhrana tsariste dont Victor Serge étudia les archives, soixante-dix ans après l’arrestation de Serge par le régime stalinien, quarante ans après les révélations de Khrouchtchev et vingt ans après la glasnost de Gorbatchev, la terreur politique est de retour en Russie. J’ai donc tenu à ce que cette réédition fasse une place à ce qui se passe dans la Russie actuelle, où la « démocratie » a eu comme résultat le retour d’une répression de type stalinien pour protéger le nouveau régime policier – capitaliste, bureaucratique et mafieux.

L’ironie de l’histoire veut que ce soit le personnage de Victor Serge qui fasse le trait d’union entre la nouvelle gauche russe et la révolution libératrice de 1917, ainsi qu’entre ces militants russes qui se regroupent autour de la Bibliothèque Victor-Serge et nous. C’est en 1994 à Moscou, à la recherche des manuscrits de deux romans de Serge saisis par la Guépéou lors de son expulsion de Russie en 1936, que j’ai fait la connaissance de la traductrice et militante anarcho-syndicaliste Julia Gousseva et de son compagnon Alexei Goussev, historien de l’Opposition de gauche et marxiste. Tous les deux grands admirateurs de Serge, ils se sont engagés à nous aider (moi et le fils de Serge, Vlady Kibaltchitch) dans cette recherche. Constatant que la gauche russe avait été coupée pendant soixante-dix ans de l’évolution du marxisme occidental ainsi que de l’anarchisme, du féminisme, du mouvement syndical ou anti-impérialiste, de l’histoire des luttes de classe, etc., nous avons imaginé de créer à Moscou une bibliothèque qui mettrait à la disposition des militants et chercheurs russes des livres et documents en plusieurs langues sur ces sujets et qui servirait de centre de discussion pour la nouvelle gauche anti-stalinienne.

La Bibliothèque Victor-Serge ouvrit ses portes le 1er mai 1997 avec une réunion publique sur la révolution espagnole de 1936. Elle comporte plus de 6 000 documents dans son catalogue informatisé. Sur cette base, nous avons créé le Centre Praxis de recherche et d’éducation. Depuis 1999, Praxis publie en traduction russe des ouvrages socialistes antitotalitaires jusqu’ici inconnus en Russie (voir notre site www.praxiscenter.ru en quatre langues). Tous les ans, Praxis organise une conférence internationale sur le thème du socialisme antitotalitaire et les contributions sont publiées. Anarchistes, syndicalistes, marxistes et démocrates radicaux se regroupent autour de Praxis et de l’exemple de Serge, qui conjuguait toutes ces tendances. Très engagés, ils publient une feuille d’opposition, Pensée radicale, défendent les droits humains et organisent la solidarité avec les réfugiés tchétchènes.

Aujourd’hui, ces activités sont de plus en plus durement réprimées, comme en témoigne l’assassinat, en janvier 2009, en pleine rue à Moscou de notre camarade Markelov, « disciple » moderne de Victor Serge. Pourtant, chassés pour la deuxième fois de notre local, nous rouvrons en septembre les portes de la Bibliothèque Victor-Serge de Moscou et continuons à publier des livres révolutionnaires. Et, en juillet 2009, nous avons tenu notre conférence internationale annuelle sur les « crises économiques et écologiques » (mais pas à Moscou, en Ukraine).

Richard Greeman

Montpellier, juillet 2009.

NOTES

Préface. Police, révolution, police (Eric Hazan)

1. Chef du gouvernement après la révolution de 1905.

2. Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques, 1908-1947, Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 2001.

3. Dont la révolte était dominée par les anarchistes.

Introduction (Victor Serge)

1. Victor-Serge, « Les méthodes et les procédés de la police russe », B. C., Paris, n° 50 (10 novembre 1921, p. 829-836), n° 51 (17 novembre, p. 858-859), n° 52 (24 novembre, p. 877-880). Ce qui correspond ici aux pages 5-26. Jusqu’en 1930, on trouve comme nom d’auteur soit « Victor-Serge » soit « Victor Serge », qui est le plus connu de tous les pseudonymes utilisés par l’écrivain, dont le vrai nom est « Kibaltchitch » (seule translittération exacte selon Pierre Pascal, son beau-frère et éminent professeur à la Sorbonne).

2. Sur les « réparations de guerre » et l’occupation de la Ruhr (du 11 janvier 1923 au 17 août 1924), voir Georges Castellan, L’Allemagne de Weimar 1918-1933, Librairie Armand Colin, « U », Paris, 1969, p. 310-317.

3. Version moins « sexuée » de la fameuse phrase clôturant « La réaction en Allemagne » (1842) : « La volupté de détruire est, en même temps, une volupté créatrice. » Texte traduit et préfacé par Jean Barrué et contenu dans L’Anarchisme aujourd’hui. La réaction en Allemagne, R. Lefeuvre, « Spartacus », Paris, 1970, rééd. 1976.

1. L’Okhrana russe

1. Sur l’
Okhrana (« sections de protection de l’ordre et de la sécurité ») mise peu à peu en place dès 1881 à Pétersbourg, Moscou, Varsovie, puis dans tout l’Empire, son organisation, ses méthodes, voir d’abord Gal P. Zavarzine (ancien chef de l’Okhrana de Moscou), Souvenirs d’un chef de l’Okhrana (1900-1917), Payot, Paris, 1930 ; Gal Aleksandr Spiridovitch (chef de l’Okhrana de Kiev, chef de la sûreté personnelle de S. M. l’Empereur Nicolas II), Histoire du terrorisme russe 1886-1917, Paris, Payot, 1930 ; Gal A. Guerassimov, Tsarisme et Terrorisme. Souvenirs du Gal Guerassimov, ancien chef de l’Okhrana à Saint-Pétersbourg 1905-1909, Plon, Paris, 1934 ; puis le plus complet : Fredric Scott Zuckerman, The Tsarist Secret Police in Russian Society, 1880-1917, MacMillan, Londres, 1996 ; Jonathan W. Daly, Autocracy under Siege : Security Police and Opposition in Russia, 1866-1905, et The Watchful State : Security Police and Opposition in Russia, 1906-1917, Northern Illinois University Press, DeKalb, 2004 ; Iain Lauchlan, Russian Hide-and-Seek : the Tsarist Secret Police in St. Petersburg, 1906-1914, Finnish Academy of Science and Letters, Helsinki, 2002 ; Maurice Laporte (Histoire de l’Okhrana. La police secrète des tsars. 1880-1917, Payot, Paris, 1935, préface de V. Bourtzev), s’il emprunte beaucoup à Serge sans mettre de guillemets, indique seulement en notes : « Archives de l’Okhrana ». Depuis 1925, il était un « ex » du PCF.

2. Du Gal Aleksandr Spiridovitch, voir aussi Les Dernières Années de la cour de Tzarkoïe-Sélo, Payot, Paris, 1929, 2 vol. ; Raspoutine, 1863-1916, Payot, Paris, 1935.

3. Paru en 1915 (incomplet), puis en 1918 (complété). Trad. fr. Histoire du terrorisme russe 1866-1917, Payot, Paris, 1930. Selon Jacques Baynac (Les Socialistes-Révolutionnaires de mars 1881 à mars 1917, Robert Laffont, Paris, 1979, p. 370), elle est « amputée des annexes des éditions russes », mais c’est l’ouvrage de base sur le Parti socialiste-révolutionnaire (s.-r.).

4. S. V. Zoubatov (1863-1917). Sur ses « méthodes », voir le jugement critique du Gal A. Guerassimov, Tsarisme et Terrorisme, op. cit., p. 21-30.

5. Surnommées zoubatovtzy, c’est-à-dire « gens de Zoubatov ». Voir Gal Aleksandr Spiridovitch, Histoire du terrorisme russe 1886-1917, op. cit., p. 73.

6. Sur Boris Viktorovitch Savinkov (1879-1925), voir ses Souvenirs d’un terroriste, Champ libre, Paris, 1982 (texte complet) et, faute de mieux, une biographie hagiographique : Jacques-François Rolland, L’Homme qui défia Lénine, Boris Savinkov, Grasset, Paris, 1989, et Victor Serge, « Le cas de Boris Savinkov » (la Vie Ouvrière, n° 278, 19 septembre 1924, p. 2) et « Savinkov et Kornilov » (in Lénine 1917, Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 2001, p. 197).

7. Mark Andreïevitch Nathanson ou Natanson (1849-1919), d’abord l’un des dirigeants de la Narodnaïa Volia, adhéra en 1904 au Parti s.-r. Membre de son CC, situé à l’aile gauche. En 1918, il créa le groupe des « communistes révolutionnaires ».

8. Andreï Aleksandrovitch Argounov (1866-1935) fonda en 1896 l’Union des socialistes-révolutionnaires. Membre du CC du Parti s.-r. dès 1901, situé à l’aile droite. Il émigrera à Prague.

9. Nikolaï Dimitrievitch Avksentiev (1878-1943), un des chefs du Parti s.-r., opposé dès 1912 au terrorisme. Après 1917, à l’aile droite du parti. Rallié à Kerenski, il émigra ensuite.

10. Sur Apollon Kareline (1863-mai 1926) : Paul Avrich, Les Anarchistes russes, François Maspero, Paris, 1979, p. 201-203, 230-231, 262, 270 ; Victor Serge, « Un anarchiste russe : Kareline », la Vie Ouvrière, n° 362, 7 mai 1926, p. 3. Serge évoque leurs rencontres dès 1910 à Paris (Apollon Kareline y vécut de 1905 à 1917), puis en septembre 1917, enfin à Moscou en 1919-1920. Il le trouve – comme Kropotkine (disparu en février) – admirable mais inactuel face à la Révolution.

11. Vera Nikolaevna Figner (1852-1942) s’engage dans la « lutte active » dès 1876. Membre de la Zelia i Volia, puis de la Narodnaïa Volia, elle fut arrêtée le 10 février 1883 et condamnée à mort. Sa peine fut commuée en travaux forcés à perpétuité (vingt ans à Schlüsselburg, dont treize sans correspondance) et elle fut amnistiée en 1905. Elle publia ses Mémoires d’une révolutionnaire (livres I et II en 1921-1922 ; livre III en 1924. Serge traduisit le livre I en 1930, chez Gallimard, « Les contemporains vus de près », Paris). De travailler un peu avec elle lui procura « un grand réconfort » (Mémoires d’un révolutionnaire, op. cit., p. 730-731). L’étude approfondie et passionnante de ses manuscrits (archives et éditions par Philippe Artières et Denis Dabbadie, 2004) devrait aboutir à une édition française enfin complète de ce témoignage majeur.

12. Ekaterina Pavlovna Voljine (1878-1965), devenue Pechkova/Piechkova par son mariage avec Gorli en 1896. Elle s’occupa ultérieurement très courageusement et activement de l’aide aux prisonniers politiques (dont Serge dans les années 1930).

13. Fabrikant était un vétéran de l’Organisation de combat fondée et animée par Gregori Andreïevitch Guerchouni (1870-1908).

14. Ambitieuse et vindicative, tenue à l’écart par la Cour, épouse du Gal Vladimir Soukhomlinov (1849-1926), qui fut ministre de la Guerre de 1909 à 1917. On lui reprocha l’impréparation de l’armée en 1914. Il fut traduit en justice par le gouvernement provisoire, condamné en 1917 à la détention perpétuelle mais amnistié par les Soviets en mai 1918. Réfugié en Allemagne, il publia, lui aussi, des Mémoires.

15. Voir l’intéressant Fontaka 16 : The Tsars’ Secret Police par Charles A. Ruud et Sergei Stepanov, Sutton, Londres, 1999 ; traduit de Fontaka 16 : Politicheskii sysk pri tsariakh, Moscou, 1993. Du même Charles A. Ruud : Fighting Words : Imperial Censorship and the Russian Press, 1804-1906, University of Toronto Press, Toronto/Buffalo, 1982.

16. L’historien publiciste Vladimir Lvovitch Bourtzev, ou Bourtsev (1862-1942), membre du Parti s.-r., se livra à la traque des provocateurs, dénoncés dans sa revue Byloe (Le Passé) aux renseignements et documents précieux. Partisan du terrorisme individuel, il devint, après 1917, contre-révolutionnaire.

17. Il s’agit de Roman Vaclavovith Malinovski évoqué plus loin, p. 33-35 et note a, p. 33, et note 46, p. 155.

18. Alekseï Ivanovitch Rykov (1881-exécuté en 1938) fut arrêté le 7 septembre 1909 à Moscou. Voir Georges Haupt et Jean-Jacques Marie, Les Bolcheviks par eux-mêmes, François Maspero, Paris, 1969, p. 292-300.

19. Viktor Pavlovitch Noguine (1878-1924), bolchevik dès 1903. Cinq fois exilé dans l’extrême Nord et la Sibérie, il totalise alors huit ans de prison.

20. Sans doute Gregori Evseïevitch Zinoviev (G. E. Radomylsik dit, 1883-fusillé en 1936) : arrêté lors d’une réunion du journal clandestin Sotsial Demokrat (Le Social-démocrate). L’Okhrana ne connaissait pas ses responsabilités au sein du parti (membre du Centre bolchevique).

21. Lev Borissovitch Kamenev (Rosenfeld dit, 1883-fusillé en 1936), membre lui aussi du Centre bolchevique, arrêté le 18 avril 1908, accusé de préparer un tract pour le 1er mai, libéré seulement en juillet. Voir Georges Haupt et Jean-Jacques Marie, Les Bolcheviks par eux-mêmes, op. cit., p. 38-43.

22. Iossif Fedorovitch Doubrovinski dit Innokenti (1877-1913). Arrêté en décembre 1897, banni pour quatre ans. Tuberculeux, il se suicida le 19 mai (1er juin) 1913.

23. Serge signale (Mémoires d’un révolutionnaire, op. cit., p. 581) qu’elle « fut arrêtée et fusillée », sans préciser la date.

24. Stanislaw Brzozowski (1878-1911), philosophe hors normes, fin critique, romancier (Flammes [Plomien], 1908 ; Seul parmi les hommes [Sam wsrod ludzi], 1911). Cette « collaboration » – pourtant signalée par R. Goul dans Lanceurs de bombes. Azef (Gallimard, Paris, 1930 ; rééd. 1963 sous le titre Azef) – est passée sous silence par Czeslaw Milosz dans son Histoire de la littérature polonaise, Fayard, Paris, 1986, p. 506-514.

25. N. K. Mikhaïlovski (1842-1904) est avec Piotr Lavrov (1823-1900) le principal théoricien du mouvement des narodniki prédécesseurs puis adversaires des marxistes. Les s.-r. estimaient qu’ils leur devaient les bases de leur parti. Vers 1880, partisan de la Narodnaïa Volia. De 1869 à 1884, un des directeurs des Annales de la patrie (Otétchevvennyé Zapiski). Dès 1894, rédacteur en chef de La Richesse russe (Rousskoïé Bogatstvo) hostile aux marxistes.

26. Richard Avenarius (1843-1896), philosophe allemand, fondateur de l’école empirio-criticiste. Il eut une grande influence sur les intellectuels révolutionnaires russes, s.-r. (Tchernov) et marxistes (A. Bogdanov, A. Lounatcharski). Lénine y réagit par Matérialisme et Empiriocriticisme. Notes critiques sur une philosophie réactionnaire (1908 ; 1920), traduit par Serge en 1928.

27. Gueorgui Apollonovitch Gapone/Gapon (1870-1906), lié aux associations ouvrières de Zoubatov de l’Okhrana, créa en 1904, avec son aide, l’Union des ouvriers d’usine russes de Saint-Pétersbourg. Le 3 (16) janvier 1905, exploitant le renvoi de quatre ouvriers des usines Poutilov, il rédigea une pétition au tsar (150 000 signatures). Le dimanche 9 (22) janvier, 100 000 manifestants, lui en tête, désirent remettre cette pétition au tsar. Le grand-duc Serge fait mitrailler et charger les Cosaques : un millier de morts. Il s’enfuit à l’étranger, aidé par Rutenberg, qui ne découvrira sa félonie qu’après et en informera Tchernov et Savinkov.

28. Gapone fut pendu le 28 mars 1906, à 19 h 00, d’après le récit qui en fut fait (p. 170-180 : Tu peux tuer cet homme… Scènes de la vie révolutionnaire russe, textes choisis, traduits et présentés par Lucien Feuillade et Nicolas Lazarévitch (ami de Serge), avertissement de Brice Parain, Gallimard, « Espoir », Paris). Pinkus Rutenberg (1878-1942) le fit parler. Ce sont les ouvriers, cachés et dès lors convaincus de sa trahison, qui le pendirent. Voir aussi Boris Savinkov, Souvenirs d’un terroriste, op. cit., p. 244-253. Ne pas confondre P. Rutenberg avec Charles E. Ruthenberg (1882-1927), socialiste, puis internationaliste.

29. Ivan Fedorovitch Okladski (1859- ?) fut déclaré « citoyen honoraire » en 1891. En 1925, condamné par la Cour suprême de l’URSS à être fusillé. Sa peine fut commuée en dix ans de prison. On ne sait rien sur les circonstances de sa mort (Victor Serge, La Correspondance internationale, n° 32, 1924, p. 372).

30. Andreï Ivanovitch Jeliabov (1850-1881), pendu le 3 avril 1881. Voir David Footman, The Alexander Conspiracy : A Life of A. I. Zhelyabov, Open Court, LaSalle, 1974.

31. Le 8 novembre, le train impérial passa à Alexandrovsk (ligne reliant la Crimée à Charkov) où Jeliabov et Okladski l’attendaient. Cette opération se solda par un échec.

32. Aleksandr Ivanovitch Barannikov (?-1885) fut arrêté le 25 janvier 1881.

33. De Mikhaïl Nikolaïevitch Trigoni (1850-1917), voir dans Byloe (1906, fascicule III), son récit : « Mon arrestation en 1881 (Moj arest 1881, godu). »

34. Vera Figner, dans ses Mémoires (livre I traduit par Serge), ne cite pas Okladski, mais indique qu’elle découvrit, avec stupeur, avoir été dénoncée par Sergueï Degaïev/Degaev, lequel pour se « racheter » (note de Serge) exécuta le policier G. P. Soudeikine. Voir note 44.

35. Sur la Narodnaïa Volia, la Zemlia i Volia, voir Franco Venturi, Les Intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au XIXe
siècle
, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », Paris, 1972, 2 vol.

36. Préparées par Kibaltchitch, deux bombes furent lancées le 1 (13) mars 1881 à 14 h 15 : d’abord par Ryssakov, en vain ; puis, avec succès, par Ignati Grinevitski/Grinievietski qui, lui-même atteint, décédera une heure plus tard.

37. Nikolaï Ivanovitch Ryssakov (1861-1881), bien que « repenti », fut lui aussi pendu, « ignoré » par les autres condamnés, inflexibles jusqu’à la fin.

38. Lettre publiée dans Byloe, 1906, fascicule III.

39. Alexandre III (1845-1894) régna de 1881 à sa mort. Moins « occidentaliste » que son père, plus « nationaliste ». De nombreux pogromes eurent lieu.

40. J.-W. Bienstock (Histoire du mouvement révolutionnaire en Russie. I. 1790-1894, Payot, Paris, 1920, p. 256-257) transcrit « Essia Helfmann » et Franco Venturi (Les Intellectuels, le peuple et la révolution, op. cit., tome 2, p. 1123-1126, 1133), « G. M. Guelfman ». Suite aux nombreuses protestations à travers l’Europe, sa peine fut commuée : travaux forcés à perpétuité. Séparée de son bébé (en janvier 1882), elle ne lui survécut que quatre jours. On opte ici pour la deuxième translittération.

41. L’indomptable Sophie Lvovna Perovskaïa (1853-1881), pendue le 3 avril 1881, fut la première femme révolutionnaire. Admirable de fermeté, de courage sans faille.

42. Sur Timofei (Timothée) Mikhaïlovitch Mikhaïlov (et non Aleksandr Dmitrievitch Mikhaïlov, autre membre très important), voir Franco Venturi, Les Intellectuels, le peuple et la révolution, op. cit. ; Vera Figner, Mémoires d’une révolutionnaire, op. cit. ; J.-W. Bienstock, Histoire du mouvement révolutionnaire en Russie, op. cit., chapitre XIII.

43. Nikolaï Ivanovitch Kibaltchitch (1854-1881), ingénieur chimiste, dota la Narodnaïa Volia de bombes ; savant génial, il dessina, en prison (la veille de sa mort !), les plans d’un engin volant, ancêtre de l’hélicoptère ou du Spoutnik. Lointain parent de Lev Ivanovitch Kibaltchitch, père de Victor Serge.

44. Le très redoutable G. P. Soudeikine fut tué le 16 décembre 1883 par Starodvorski, Konachevitch et Degaïev (le délateur de Vera Figner).

45. C’est Ivan Nikolaïevitch Dournovo (1834-1903), ministre de l’Intérieur en 1889-1895, qui « purifia » Okladski, et non Piotr Nikolaïevitch Dournovo (1845-1915), ministre de l’Intérieur en 1905-1906.

46. Roman Vaclavovitch Malinovski (1876-1918), secrétaire du syndicat des métallurgistes de Saint-Pétersbourg (1906-1909), entra au service de la police en 1910 [ou « dès la fin 1906 », selon Maurice Laporte in Histoire de l’Okhrana, op. cit., p. 168]. Bolchevik en 1911, très actif ; remarqué par Lénine qui le fit élire au CC en 1912. Lénine passa outre aux accusations des mencheviks, même après la démission de Malinovski de son siège de député en mai 1914.

47. Le 30 août 1918, Fanny Kaplan (née Fanya Iefimovna Roitman, 1890-1918), membre d’une « organisation de combat » s.-r., tira trois balles sur Lénine. Arrêtée, elle fut interrogée par Dimitri Kourski, commissaire à la Justice, par Nikolaï Skripnik et Iakov Peters, dirigeants de la Tchéka, et par A. Diakonov, président du tribunal révolutionnaire de Moscou. Sur ordre de la Tchéka, elle fut tuée d’une balle dans la nuque et son cadavre détruit. Voir David Shub, Lénine, Gallimard, « Idées », Paris, 1972, p. 273-284. Sur le rôle de Kaplan, voir les divergences entre Jean-Jacques Marie (Lénine, Balland, Paris, 2004, p. 282-290) et Dimitri Volkogonov (Le Vrai Lénine d’après les archives secrètes soviétiques, Robert Laffont, Paris, 1995, p. 234-246). Et le 19 janvier 1919 : trois bandits arrêtèrent l’auto de Lénine et dépouillèrent ce dernier de son browning et de son laissez-passer du Kremlin. Voir Dimitri Volkogonov, Le Vrai Lénine, op. cit., p. 243. Lénine y fit allusion dans Le Gauchisme, maladie infantile du communisme.

48. Stolypine choisit en juillet 1910 S. P. Bieletski/Beletski (alors vice-gouverneur de Samara) comme vice-président de la police.

49. Vladimir Pavlovitch Milioutine (1884-1938), économiste. Bolchevik dès 1910. Huit fois arrêté avant 1917, cinq fois condamné à la prison et deux fois à la déportation ! Pour ne pas « déroger » à la règle, il mourut dans une prison stalinienne.

50. Viktor Pavlovitch Noguine (1878-1924), social-démocrate dès 1898, bolchevik en 1903, membre du réseau de l’Iskra. Déporté, émigré, clandestin. Arrêté en 1912. Élu au CC en avril et août 1917. Commissaire du peuple à l’Industrie et au Commerce, mais vote à l’Exécutif contre les bolcheviks. Ne sera donc plus réélu au CC.

51. Staline (Iossif Vissarionovitch Djougachvili dit, 1879-1953), alors connu sous le nom de « Koba », fut arrêté le 12 avril 1912 et exilé à Narym d’où il s’enfuit en septembre. Arrêté à nouveau en février 1913 à Saint-Pétersbourg et exilé en Sibérie (Touroukhansk) jusqu’en décembre 1916. Voir Jean-Jacques Marie, Staline, op. cit., p. 118 et 894.

52. Iakov Sverdlov (1885-1919) milite dès 1900. 1901 : organise une imprimerie illégale. 1902 : arrêté et condamné. 1903 : bolchevik, cinq fois arrêté. Dirige la Pravda en 1913, « livré » alors par Malinovski et déporté. Libéré par la révolution. Sera secrétaire du CC et président de l’Exécutif des Soviets : à ce double titre, assure avec Lénine la politique des bolcheviks pour cette période.

53. Nikolaï Vassilievitch Krylenko (1885-1940 ?) créa des tribunaux populaires dès mars 1918, fut commissaire du peuple à la Justice (1920-1938). « Liquidé » par Staline, sans procès.

54. Sur Evno Azev (1870-1918), voir Boris Nicolaïevski, Aseff : The Russian Judas (Londres, 1934) ; Jean Longuet et Georges Silber, Terroristes et Policiers, op. cit., p. 18-215 ; Boris Savinkov, Souvenirs d’un terroriste, op. cit. ; Gal A. Guerassimov, Tsarisme et Terrorisme, op. cit., chapitre XXI ; Jacques Baynac, Les Socialistes-Révolutionnaires, op. cit., p. 234-243.

55. Viatcheslav Konstantinovitch von Plehve (1846-1904), remplaçant Sipiaguine (1853-1902) assassiné le 2 (15) avril 1902 par le s.-r. S. Balmachev, fut ministre de l’Intérieur d’avril 1902 à juillet 1904 et « exécuté » par Egor Sazonov le 15 (28) juillet 1904.

56. Jugé le 5 avril, Ivan Platonovitch Kaliaev (né en 1877) fut pendu le 5 mai à Schlüsselbourg (selon Maurice Laporte, cela coûta 76 roubles, voir Histoire de l’Okhrana, op. cit, p. 118).

57. Guerassimov, très compétent (malgré tout), fut le « chef de la sûreté et du maintien de l’ordre public à Saint-Pétersbourg de 1905 à 1909 ». En rivalité avec Zoubatov.

58. Piotr Arkadievitch Stolypine (1862-1911), Premier ministre et ministre de l’Intérieur (1906-1911), fut tué le 5 (18) septembre 1911 à Kiev. Un premier attentat avait échoué le 12 (25) août 1906 (Le Rétif, « Un geste utile », l’anarchie, n° 338, 1911, p. 1).

59. Dimitri Bogrov (1887- ?), anarcho-communiste de Kiev en 1907 (voir Paul Avrich, Les Anarchistes russes, op. cit., p. 66), exécuté devant Troussevitch, le fut (à sa demande !) « en frac » : tel qu’il était habillé lors du meurtre au théâtre.

60. L’instituteur s.-r. Petrov « dynamita » Karpov le 18 décembre 1909. Arrêté et condamné à être pendu.

61. Le colonel N. I. Karpov était alors chef de l’Okhrana de Petersbourg.

62. Voir Fredric Scott Zuckerman, The Tsarist Secret Police in Russian Society, op. cit., p. 190-191.

63. Aleksandr Aleksandrovitch Krassilnikov « exerça » de novembre 1909 à mars 1919.

64. Raymond Recouly (1876-1950), agrégé de lettres, au journal Le Temps de 1903 à 1908 (rédacteur, puis correspondant de guerre, envoyé spécial), au Figaro (1908-1914), directeur politique de La Revue de France (fondée en mars 1921 avec Marcel Prévost), rédacteur politique à Gringoire, collabora aussi à L’Illustration et à Paris-Soir. René Marchand (1888-1950), d’abord conservateur et monarchiste, correspondant du Figaro et du Petit Parisien en Russie, y rencontra Albert Thomas et adhéra en 1917 au groupe communiste français de Moscou. En 1922, il dénonça Recouly dans L’Humanité. En 1925, nommé (sans effets) à Vienne pour diriger La Correspondance internationale, à la suite de Victor Serge alors rappelé en URSS. De retour à Paris en 1926. Rupture avec le PC en 1927. De 1922 à 1934, il publia à La Librairie du Travail Un livre noir. Diplomatie d’avant guerre d’après les documents des archives russes (3 tomes en 6 volumes).

65. Il s’agit sans doute de V. K. Agafonov, Zagranichnaïa okhrana, Petrograd, 1918.

66. Viktor Mikhaïlovitch Tchernov (Axelrod dit, 1876-1952), fonda le Parti s.-r., en fut le chef et le théoricien. Après 1917, situé parmi les s.-r. de droite.

67. Hugo Haase (1863-1919), avocat (défense de K. Liebknecht en 1907), député au Reichstag de 1897 à sa mort – sauf de 1907 à 1912. En août 1914, il vota (malgré lui) les crédits de guerre. En décembre 1915, avec dix-sept autres députés socialistes, il vota contre les crédits militaires. Avec eux, il fonda l’USPD (Parti socialiste indépendant). Blessé le 8 octobre, il mourut quelques semaines plus tard. Theodor Dan (Fedor Illitch Gourvitch dit, 1971-1947), militant social-démocrate, leader menchevik, s’opposa aux bolcheviks après octobre.

68. En 1936-1937, le courrier de Serge eut droit à la même surveillance et fut mal recopié par les « intercepteurs ».

69. Ernest Daudet (1837-1921) et Jules Hansen (1828-1908), conservateurs avérés, étaient partisans du tsar et prônaient une étroite collaboration. Hansen la détaille aussi dans Ambassade à Paris du baron de Mohrenheim (1884-1898), E. Flammarion, Paris, 1907. Arthur Pavlovitch de Mohrenheim (1824-1906) cosigna avec A. Ribot, le 22 août 1891, le projet d’alliance franco-russe, le tsar ayant « apprécié » l’arrestation, le 29 mai 1890, de neuf des révolutionnaires russes les plus connus. L’acte définitif fut signé en 1894. De mars 1890 à février 1892, Charles de Freycinet (1828-1923) fut président du Conseil et ministre de la Guerre – antidreyfusard en 1898-1899 ; Alexandre Ribot (1842-1923), ministre des Affaires étrangères ; Ernest Constans (1833-1913), ministre de l’Intérieur ; Miguel Primo de Rivera y Orbaneja (1870-1930), général putschiste (septembre 1923) et dictateur jusqu’au 28 janvier 1930. Marie-François Goron (1847-1933) ajouta à ses méfaits professionnels la rédaction de Mémoires dont il fit un commerce abusif (E. Flammarion, Paris, 1897, 4 vol.). Eduardo Dato (1856-1921), aux méthodes de répression expéditives, fut tué le 8 mars 1921 à Barcelone par les anarcho-syndicalistes Pedro Mateu Cusido, Luis Nicolau Fort et Ramon Casanellas Lluch. Serge défendit Fort dans la presse communiste.

70. Le génial I. A. Zybine, qui se rallia aux bolcheviks, véritable passionné, avait aussi un côté « professeur Nimbus » ! Voir Gal P. Zavarzine, Souvenirs d’un chef de l’Okhrana, op. cit.

71. La revue Byloe parut à Londres, puis à Paris, de 1900 à 1913, irrégulièrement. Articles de Bakaï : 1908, n° 7, p. 119-133 ; 1909, n° 8, p. 99-136 ; n° 9/10, p. 191-211 ; n° 11/12, p. 162-167.

72. Alphonse Bertillon (1853-1914), auxiliaire de police nullement infaillible… mais très apprécié et suivi par Zoubatov.

73. Recruté en 1900, Bakaï fut d’abord à l’Okhrana de Varsovie, puis affecté au « Service étranger ». Arrêté en 1907 et exilé en Sibérie, il s’en échappe (1908). Voir note 74.

74. Troussevitch/Troussievitch (de son vrai nom Trousevitch, Stanislas, 1866-1919), polonais. Autre pseudonyme : Kasimir Zalevski. En 1906, directeur du Département de la police. Fusillé en 1918 par les bolcheviks.

75. Konstantin Ivanovitch Globatchev (1870- ?), général-major du Corps des Gendarmes, dernier chef de l’Okhrana de Saint-Pétersbourg (1915-1917). Emprisonné, il s’échappa de Petrograd en septembre 1918.

76. Les doukhobors (lutteurs de l’esprit), membres d’une secte apparue à la fin du XVIIIe
siècle en Ukraine, niaient le péché originel : chacun répondant de ses fautes, ils préféraient la tradition orale à l’Écriture, prônaient la non-violence, etc. Exilés au Caucase en 1842-1843, ils purent, dès 1898, émigrer à Chypre, au Canada avec l’aide des Quakers. Sur leur situation, voir Tolstoï et les doukhobors. Faits historiques réunis et traduits du russe par J. W. Bienstock, P.-V. Stock éditeur, « Bibliothèque sociologique », Paris, 1902. L’écrivain russe intervint en leur faveur.

77. Alekseï A. Lopoukhine, nommé par von Plehve directeur de la Police, choisit Zoubatov comme directeur de la « Section secrète » à Petersbourg. Démis après l’assassinat du grand-duc Serge (1902) et remplacé par Ratchkovski. En 1908, il révéla le rôle d’Azev. De ce fait, arrêté puis jugé « pour avoir divulgué des secrets d’État », condamné à cinq ans de travaux forcés. Peine réduite en appel à la déportation à vie en Sibérie. En 1913, amnistié, revint à Saint-Pétersbourg. Émigra.

78. Ou Leao-Yang. Lors de la guerre russo-japonaise, Kouropatkine tenta d’y arrêter trois armées japonaises (Oku, Nodzu et Kuroki). En vain : le 3 septembre, Liaoyang est pris.

79. Aujourd’hui Shen-yang. La plus importante bataille de la guerre russo-japonaise s’y déroula (20 février-11 mars 1905). Le maréchal Oyama Iwlao (1842-1916) la remporta. L’armée de Kouropatkine, battue mais non défaite, perdit 90 000 hommes dont 30 000 prisonniers. Celle d’Oyama, 40 000. De ce fait, il ne put poursuivre les Russes qui s’installèrent 100 km au nord. Alekseï Nikolaïevitch Kouropatkhine (1848-1925) devait se rallier aux Soviets. Quant au maréchal, il fut fait duc.

80. Serge est ici un peu injuste ou mal informé : le guérisseur (et non coiffeur) Nizier Anthelme Philippe Vachot (dit « Monsieur Philippe de Lyon », 1849-1905), appelé en 1901-1902 à la cour du tsar, n’était en rien un Raspoutine bis. Autodidacte intelligent et curieux d’esprit, il obtint dès l’âge de 13 ans des guérisons. Plusieurs furent attestées par des docteurs et des professeurs de la faculté de médecine de Lyon. D’autres « dons » le furent aussi. Il n’était nullement vénal et proposait des séances gratuites. On ne peut en dire autant de Grigori Efimovitch Raspoutine (1869 ?-1916) qui subjugua la trop crédule tsarine, multiplia les interventions intempestives et ainsi le nombre de ses ennemis. Il fut assassiné en décembre 1916.

81. « Intempestives » (au sens nietzschéen) est plus exact. Gorki publia dans le journal socialiste internationaliste Novaïa Jizn (Vie nouvelle), d’avril 1917 à juillet 1918 (date de son interdiction par Lénine) 77 articles « politiques » dont 57 « Pensées intempestives ». Il s’agit de celle parue dans le n° 21, 12 (25) mai 1917 et figurant pages 53-56 des Pensées intempestives, 1917-1918, L’Âge d’homme, Lausanne, 1975 ; André Pierre en avait traduit et publié un tiers environ : Écrits de révolution de Maxime Gorki, Librairie Stock, Paris, 1922. Serge résume plus qu’il ne cite vraiment.

82. Louis Auguste Blanqui (1805-1881) dit « L’Enfermé » (37 ans 7 mois 6 jours en prison), républicain déterminé et opposant inflexible, voua sa vie au renversement de la monarchie. Il participa aux révolutions de 1830 et de 1848. Le 12 mai 1839, avec 500 hommes et Barbès, il occupa l’Hôtel de Ville de Paris pendant quarante-huit heures. Échec. Reflux. Il soigne et soustrait à la police le typographe Henri Stévenot. Croyant Barbès mort (il était grièvement blessé), il ne peut le sauver. Dès lors, Barbès, arrêté avant lui, n’aura de cesse de l’accuser – à tort – de lâcheté et de lui vouer une haine infinie. Sigismond Auguste Barbès (Auguste dit, 1809-1870), bien que fervent républicain et courageux, n’avait ni la maîtrise de soi, ni la rigueur, ni la hauteur de vue de celui qu’il calomnia. Ici, Serge partage le point de vue de son ami Maurice Dommanget et de Gustave Geffroy, biographes et indéfectibles défenseurs de Blanqui.

83. Le 6 juillet 1848, il fut publié à Cologne dans le journal de Marx, Neue Rheinische Zeitung (Nouvelle Gazette rhénane) un entrefilet qualifiant Bakounine d’agent du tsar. Il était écrit que George Sand détenait les documents le prouvant. Sand exigea un démenti formel. Mais, d’une calomnie, il reste toujours quelque chose. À l’été 1869, un ami de Marx, Wertheim, reprit cette accusation. Et bien d’autres depuis.

84. Anthelme Girier (1869-1898, dit Jean-Baptiste Lorion dès 1889), anarchiste d’une rare éloquence, fut traité par Le Cri du travailleur (journal guesdiste de G. Delory) d’« anarchiste de gouvernement », c’est-à-dire d’agent provocateur. Il alla à Roubaix exiger des « preuves ». Traqué par la police, il tira sur des agents, se dégagea. Fuyant vers la frontière, rejoint et pris, il fut condamné à Douai le 17 décembre 1890 à dix ans de travaux forcés. Compromis dans la révolte des forçats en 1894, il fut condamné à mort, puis à cinq ans de réclusion cellulaire.

85. Gustave Delory (1857-1925), self-made man devenu un « notable » : premier maire socialiste de Lille (1896). À l’inverse de Girier-Lorion, il eut droit à des funérailles dispendieuses et, paraît-il, « grandioses ».

86. L’anarchiste russe Abraham Hartenstein (né en 1887 à Odessa ; dit Alexandre Sokolov, Vladimir Seiliger), arrêté à Gand le 15 février 1909. Le Peuple (20 février 1909, p. 1) titra : « D’où vient l’argent ? Les parents de Sokolof [sic] s’appellent-ils Okhrana ? » Insinuation grave et infondée. Réactions immédiates de la colonie russe en Belgique, du GRB (Groupe révolutionnaire de Bruxelles), dont V. Kibaltchitch fut un membre actif. Il défend Hartenstein dans des articles signés « Le Rétif », in Le Révolté, le libertaire. Lors du procès à Gand (16-19 juin 1909), il témoigne à décharge. Hartenstein, inculpé de trois chefs d’accusation (extorsion de fonds pour la cause, fabrication de bombes et homicide sur deux policiers), condamné aux travaux forcés à perpétuité, mourut en prison (date inconnue).

2. Le problème de l’illégalité

1. L’Espionage Act, adopté au Congrès le 15 juin 1917 (à la demande du président Woodrow Wilson) et suivi en 1918 du Sedition Act, punissait de mort ou de trente ans de prison toute propagande germanophile, tout espionnage, tout rapport sur l’armée pouvant inciter à l’insoumission. Il s’agissait en fait de contrôler toutes les activités politiques et syndicales et de porter atteinte à la libre expression des idées et des critiques. D’où le recours à des agences de détectives pour surveiller et infiltrer les syndicats, les partis, les citoyens, etc.

2. Selon Gill Bennett (Churchill’s Man of Mystery : Desmond Morton et le monde du renseignement, Routledge, Londres, 2006), afin d’affaiblir le parti travailliste et James Ramsay MacDonald (1866-1937, alors Premier ministre), cette lettre impliquant Zinoviev et Arthur McManus (1889-1927, PC) et prônant la révolution était l’œuvre d’agents du M15 : Sidney Reilly (1874-1925) et Arthur Maundy Gregory (1877-1941). Publiée dans le Times et le Daily Mail quatre jours avant les élections alors qu’elle devait rester secrète, elle eut l’effet escompté.

3. Le général Hans von Seeckt (1866-1936), très réactionnaire, très ambitieux, à l’origine d’intrigues sans fin, eut son « ère » (de nuisances multiples) du 26 mars 1920 au 9 octobre 1926. C’est le 23 novembre 1923 que le PC allemand fut interdit et sa presse suspendue. Signées « R. Albert », Serge publia à chaud en 1923-1924 des « notes d’Allemagne ». Aucune édition intégrale, exacte et chronologique n’est disponible en français et en anglais. Sa réalisation est en cours par les soins de Jean Rière.

4. Lev Martov (1873-1923, dit Iouli Ossipovitch Zederbaum), social-démocrate, milita avec Lénine dès 1892-1894, dirigea avec lui l’Iskra de 1900 à 1903. Dès lors leader menchevique et opposant. Émigré en 1920.

5. Marius Plateau (né en 1866), l’un des fondateurs (avec Charles Maurras) de l’Action française, était aussi secrétaire général de la Ligue d’action française et dirigeait les Camelots du roi. Il fut tué le 22 janvier 1923 par Germaine Berton (1900-1942), anarchiste individualiste, qui eût préféré éliminer des dirigeants plus importants : Charles Maurras ou Léon Daudet. Défendue par Me Henry Torres, elle fut acquittée le 24 décembre 1923. Louis Aragon loua son geste.

6. Publiés en 1922-1924 chez l’éditeur suisse Bossard (réputé pour son fonds d’auteurs russes, repris par Gallimard), Les Cahiers de l’anti-France : le bolchevisme littéraire ont des titres très révélateurs : 1. L’idole, l’« Européen » Romain Rolland ; 2. L’alliance du défaitisme et du bolchevisme en Suisse, 1914-1919 ; 3. L’« Abbaye » et le bolchevisme cultural ; 4. « Clarté », ses initiateurs, Raymond Lefebvre, Vaillant-Couturier, Barbusse ; 5. « Clarté », séminaire des apprentis dictateurs ; 6. Bolchevisme de salon et faisandisme juif ; 7. Les anarchistes et la psychologie du défaitisme ; 8. Témoins de la guerre et ultra-germanisés ; 9. L’internationale pro-germanique et le défaitisme de la paix ; 10. Le complot judéo-bolchevik mondial.

7. Le 10 juin 1924, le député Giacomo Matteotti (né en 1885) fut enlevé et assassiné par des miliciens fascistes.

8. Allan Pinkerton (1810-1884) fonda en 1852 son agence (Pinkerton National Detective Agency) ; William J. Burns (1861-1932), la W. J. Burns Detective Agency ; George H. Thiel, ancien membre de Pinkerton, voulut rivaliser en créant la Thiel Detective Service Company. Graves dérives : toutes ces agences furent impliquées dans l’espionnage industriel et politique. Il était imprimé par erreur « Thiele ». Nous remercions Christina Monjanel de nous avoir signalé le vrai nom !

9. Upton Sinclair (1878-1968), romancier et dramaturge aux convictions socialistes affirmées, sensible – comme Theodore Dreiser (1871-1945), Sinclair Lewis (1885-1951), Jack London (1876-1916) – aux inégalités et injustices sociales qu’il dénonça comme eux, fut prolifique : quelque 90 ouvrages. 100 % The Story of a Patriot (Pasadena, 1920, trad. fr. par C. David et M.-L. Lamouroux, Flammarion, Paris, 1924) montre les pressions exercées sur un chômeur – Peter Gudge – pour le transformer en under cover man (mouchard). À la fin, Gudge et sa femme, tous deux délateurs, sont convaincus d’être des « patriotes à 100 % ». Sur Sinclair, voir Ivan Scott, Upton Sinclair : the Forgotten Socialist, E. Mellen Press, Lewiston/Queenston/Lameter, 1997 ; Leon Harris, Upton Sinclair : American Rebel, T. Y. Crowell, New York, 1975.

3. Simples conseils au militant

1. John Davison Rockefeller (1839-1937), homme de calculs tant en affaires qu’en œuvres « caritatives », très anticommuniste. Mémoires : Random Reminiscences of Men and Events, Heineman, Londres, 1909.

2. Trad. fr. Librairie de l’Humanité, « Bibliothèque communiste », Paris, 1924.

4. Le problème de la répression révolutionnaire

1. Allusion à Romain Rolland (1866-1944), auteur d’un célèbre « Au-dessus de la mêlée » (1915) et qui, longtemps, prétendit être sans parti et opposé la violence, au nom de « l’Indépendance de l’Esprit » (qu’il perdit en se ralliant au régime stalinien). Voir Victor Serge, « Au-dessus de la mêlée sociale », La Correspondance internationale, n° 75, 21 septembre 1923, p. 569-570.

2. Le général cosaque Krasnov (1868-1947), monarchiste, marcha sur Petrograd avec Kerenski le 26 octobre. Battu et fait prisonnier sur parole, il s’échappa et prit une part active à la guerre civile dans la région du Don. Voir Victor Serge, « L’Ataman Krasnov. La contre-révolution russe d’après ses propres documents. Le dernier défenseur de M. Kerenski », La Correspondance internationale, n° 67, 6 septembre 1922, p. 515-517.

3. Lavr Georguievitch Kornilov (1870-1918), Mikhaïl Vassilievitch Alexeïev (1857-1918), Anton Ivanovitch Denikine (1872-1947), baron Piotr Nikolaïevitch Wrangel (1878-1928), officiers tsaristes, tous opposés au nouveau régime bolchevik.

4. Dirigé contre l’ouvrage éponyme de Karl Kautsky (1919 ; trad. fr. par Mme N. Stchoupak, Jacques Povolozky, Paris, s.d.), Terrorisme et Communisme (1920) est loin de vouloir défendre le terrorisme « en général ». « L’idée fondamentale de ce livre est celle-ci : l’Histoire n’a trouvé jusqu’ici d’autres moyens de faire avancer l’humanité qu’en opposant chaque fois à la violence conservatrice des classes condamnées la violence révolutionnaire de la classe progressiste » (préface à la 2e édition anglaise). Traduit par Victor Serge, Éd. de l’Internationale communiste, Petrograd, 1920 ; Librairie de l’Humanité, Paris, 1923 ; UGE, « 10/18 », Paris, 1963, préface d’Alfred Rosmer. Le nom de Serge est omis.

5. Maximilien Robespierre (1758-guillotiné le 10 thermidor 1794) s’exprimait ainsi lors du vote sur la peine à infliger au roi. Le 27, peine de mort adoptée. Louis XVI sera guillotiné le 21 janvier.

6. « Le colonel Mouraviev, proche du Parti s.-r., dirigea les premières opérations des gardes rouges. En présence de la contre-révolution socialiste-révolutionnaire dans l’Oural, il tenta de passer à l’ennemi ; mais, démasqué, il se brûla la cervelle en 1918 » (Trotski, Lénine, Librairie du Travail, Paris, 1925, p. 122, note du traducteur). David Shub (Lénine, op. cit., p. 270) le dit « exécuté » par un commissaire bolchevique. Dans Histoire de la révolution russe (Seuil, Paris, 1962, p. 360), Trotski ne tranche pas.

7. Mikhaïl Solomonovitch Ouritski (1883-1918), chef de la Tchéka de Petrograd, fut tué le 30 août 1918 par L. A. Kanneguisser, jeune membre du Parti socialiste populaire. Volodarski (Moissei Marcovitch Goldstein dit, 1890-1918), alors membre de l’Exécutif des Soviets et commissaire du peuple à l’Information, le 20 juillet 1918 par un groupe terroriste s.-r. dirigé par C. I. Semenov. Voir Georges Haupt et Jean-Jacques Marie, Les Bolcheviks par eux-mêmes, op. cit., p. 381-383.

8. Semen Mikhaïlovitch Nakhimson (1885-1918), fusillé par les Blancs ; voir Victor Serge, Vie des révolutionnaires (in
Mémoires d’un révolutionnaire, op. cit., p. 298.).

9. Le 25 mai 1918, le soulèvement de la Légion tchèque (quelque 50 000 anciens prisonniers de guerre) rejoint les forces hostiles aux bolcheviks. C’est le début de la guerre civile en Russie.

10. Robert Bruce Lockhart (1887-1970), arrêté et confiné un temps au Kremlin, mais épargné car échangé contre des agents secrets soviétiques (dont Maksim Maksimovitch Litvinov). Accusé d’avoir comploté avec l’agent secret Sidney Reilly (Georgui Rosenblum, 1874-exécuté en 1925). Voir ses Mémoires d’un agent britannique en Russie : 1912-1918, Payot, Paris, 1933.

11. Dans Mon ambassade en Russie soviétique 1917-1919 (Plon, Paris, 1933, 2 vol., II, p. 108-111), Joseph Noulens (1864-1944), plusieurs fois ministre, use de la « langue de bois » et applique les « conseils » donnés ici. Démenti par les archives du quai d’Orsay qui recèlent ses instructions au consul F. Grenard et au général Laverge : Savinkov reçut 2 500 000 roubles de l’État français.

12. Paul Henry Dukes (1889-1967), agent secret britannique, « s’infiltra » dans le Parti et dans la Tchéka, informant ainsi son gouvernement. En 1920, le roi George VI, qui le nommait « le plus grand de tous les soldats », le fit Sir. Avec Sidney Reilly, il traduisit en anglais Le Cheval noir (œuvre de Savinkov toujours inédite en français).

13. « L’affaire Tagantsev » (ou conspiration monarchiste antibolchevique), révélée en l’été 1921, semble, selon plusieurs historiens, avoir été « montée » par la Tchéka. Le 24 août, les soixante et un « participants » (dont le poète Nikolaï Stepanovitch Goumilev/Goumiliov, 1886-1921) furent fusillés.

14. Fin 1919, une bombe est jetée dans une « réunion de communistes en vue » par le cheminot anarchiste Kazimir Kovalevitch (aidé). Tué en résistant. Voir Groupe des anarchistes russes exilés en Allemagne, Répression de l’anarchisme en Russie soviétique, Éd. de la Librairie sociale, Paris, 1923, p. 50. Détails in Livre rouge de la Vé-Tché-ka.

15. Antoine Quentin Fouquier, dit Fouquier Tinville (1746-guillotiné le 7 mai 1795), fut d’avril 1793 à juillet 1794 l’accusateur numéro 1 du tribunal révolutionnaire ; fonctionnaire légaliste de la Terreur, il annonce mutatis mutandis les procureurs staliniens ou nazis. Lui aussi arrêté (procès de 39 jours ; sa défense : « Je n’ai été que la hache de la Convention ; punit-on une hache ? ») et condamné à mort. Pour les notes 111 à 114, voir Jean Tulard, Jean-François Fayard et Alfred Fierro, Histoire et dictionnaire de la Révolution française. 1789-1799, Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 1998 ; Bruno Benoît, Les Grandes Dates de la Révolution française, Larousse, Paris, 1988.

16. Mathieu Jouve, dit Jourdan-Coupe-Tête (1749-guillotiné le 27 mai 1794), exerça ses talents de tueur en Avignon (massacres des 16-17 octobre 1791) puis en tant que commandant de la gendarmerie du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône. Après une « bavure », mis en accusation par le Comité de salut public, jugé (comme il le faisait lui-même) expéditivement et exécuté. Jean-Baptiste Carrier, dit de Nantes (1756-guillotiné le 16 décembre 1794), d’abord procureur exalté (voire détraqué mental), entré à la Convention après août 1792, envoyé en mission à Normandie (été 1793), puis à Nantes, organisa des noyades faisant près de 10 000 victimes. Rappelé le 8 février 1794, jugé et condamné à mort. Comme Jouve, il se présenta comme un simple « exécutant » obéissant aux ordres.

17. Georges Jacques Danton (1759-1794) estimait en septembre 1793 qu’il y avait 30 000 traîtres (intérieurs). Arrêté le 30 mars. Interrogé le 3 avril (14 germinal), il fit front et fut même injurieux envers ses juges. Guillotiné le 5 avril (16 germinal).

18. Pierre Vergniaud (1753-1793), s’il fustigea avec violence les émigrés le 25 octobre 1792, et le 30, les prêtres réfractaires, « fluctua » ensuite quelque peu sur les décisions-sanctions à prendre contre le roi (lors du procès, il vota néanmoins pour la mort et contre le sursis). Acteur et victime du conflit Girondins-Montagnards, il fut emprisonné à la Conciergerie. Malgré une défense point par point, il fut guillotiné le 31 octobre 1793.

19. Sir Thomas More (1478-1535), humaniste – ami d’Érasme – et homme d’État anglais, auteur d’une célèbre « fiction politique » (Utopia/L’Utopie, 1518).

20. En 1675, la Bretagne se révolta, à juste titre, contre l’autorité royale et ses excès. La répression fut très dure et barbare. Si la marquise use du terme penderie(s) sur un ton qui a pu la faire croire indifférente ou légère, c’est que, face à un contrôle du courrier, elle était tenue à un langage crypté pour ne pas attirer l’attention des censeurs. D’où le recours à une ironie au second degré qui révèle à tout lecteur de bonne foi qu’elle fut toujours du côté des victimes. Voir sa Correspondance (établie, présentée et annotée par Roger Duchêne), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1972, tome I, p. 702-751, lettres 377 à 398 ; 1974, tome II, p. 3-206, lettres 399 à 467.

21. Mikhaïl Nikolaïevitch Pokrovski (1868-1932), bolchevik dès 1905, vice-commissaire du peuple à l’Instruction publique (1918-1932), président de l’Académie communiste de l’URSS. Rejeté (pour ses conceptions) par Staline en 1934. En partie « réhabilité » dans les années 1960. Livre cité non traduit. En français seulement, Pages d’histoire. La méthode du matérialisme historique appliquée à quelques problèmes historiques concrets, ESI, « Bibliothèque marxiste », Paris, 1929.

22. Carl Gustav Emil Mannerheim (1867-1951), général finlandais de l’armée du tsar en 1910, est en mai 1917 commandant du VIe corps de cavalerie. De retour en Finlande et hostile aux bolcheviks, il les repousse au printemps 1918. Soutenu par les Alliés, il est nommé en novembre 1918 régent jusqu’à la promulgation de la Constitution (juillet 1919). Se retire en 1923, mais préside toutefois le Conseil de la défense nationale de 1931 à 1939. Fait maréchal en 1933.

23. Le général comte [Graf] Gustav Adolf Joachim Rüdiger von der Goltz (1865-1946), envoyé en Finlande en mars 1918 pour soutenir le gouvernement nationaliste contre les « Rouges », commanda la « Division de la mer Baltique », puis un corps de volontaires (Freikorps) : la « Division d’acier » (die Eiserne Division) qui remporta plusieurs victoires y compris en Lettonie et en Estonie. Rappelé en octobre 1919, à la demande des Anglais et des Français. Dans Meine Sendung im Finland und im Baltikum (Ma mission en Finlande et dans la Baltique), R. F. Koehler, Leipzig, 1920, exposé de ses objectifs et de sa stratégie.

24. Face à l’intransigeance des Alliés, le comte Mihaly de Karoli Nagykaroli (1875-1955), chef du gouvernement provisoire, fit appel à Béla Kun.

25. Du général marquis Gaston A. A. de Galliffet (1830-1909), l’Histoire ne retiendra que sa féroce répression de la Commune de Paris (d’où son surnom « Marquis aux talons rouges »). Ses autres « faits d’armes » ne méritent ni respect ni estime. Son nom est devenu le triste et odieux symbole de la Répression (R. Albert, la Vie Ouvrière, n° 203, 1923, p. 2).

26. Benito Mussolini (1883-1945), passé du socialisme au fascisme, usa d’une extrême violence tant pour conquérir le pouvoir que s’y maintenir. Il fut pendu le 27 avril 1945.

27. Gustav Noske (1868-1946) acceptant, sous la présidence du socialiste Friedrich Ebert (1871-1925), d’être le « chien sanguinaire » (selon ses propres termes), d’écraser l’insurrection de janvier 1919 et, une fois ministre de la Guerre, de continuer la répression avec brutalité (assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht). Voir Georges Castellan, L’Allemagne de Weimar, op. cit.

28. De son vrai nom Vétcheka. Il est équitable de signaler le recueil Tche-Ka. Matériaux et documents sur la terreur bolcheviste recueillis par le Bureau central du Parti socialiste révolutionnaire russe, J. Povolozky, Paris, 1922.

29. Lettre (de Londres) du 25 mai 1871 à Mme son épouse, in
Hippolyte Taine. Sa vie et sa correspondance, tome III, L’historien (1870-1875), Hachette, Paris, 1902-1905, p. 129. Voir aussi Paul Lidsky, Les Écrivains contre la Commune, François Maspero, « Cahiers libres », Paris, 1970.

30. « Feliks Edmoundovitch Dzerjinski [1877-1926] présida au temps de la Terreur rouge, la Commission panrusse de lutte contre la spéculation et la contre-révolution, par abréviation Tchéka » (Victor Serge, « La parole est à Dzerjinsky », La Vie ouvrière, n° 373, 23 juillet 1926, p. 2 et « La mort de Dzerjinsky », la Vie Ouvrière, n° 375, 6 août 1926, p. 1-2. Articles de la série « Pays en marche » : la Vie Ouvrière n’en publia que huit sur les neuf écrits, sans l’indiquer. Serge ne varia pas dans son jugement sur le caractère et les actes de Dzerjinski).

31. D’Otto Korvin (1894-1919), à retenir : participation à la première manifestation ouvrière le 1er mai 1917, au mouvement antimilitariste, au « cercle Galilée » animé par lui dans la clandestinité de février à octobre 1918 (légalisé ensuite) ; lutte contre le réformisme du parti social-démocrate hongrois (SZDP), appel à la constitution de Soviets ; un des fondateurs du PC hongrois (KMP), membre du CC. Rôle majeur dans la République des Conseils de Hongrie (21 mars-4 août 1919, soit 133 jours) : chef de la Sûreté rouge, il mit sur pied l’appareil de défense de l’État des Conseils et dirigea la terreur révolutionnaire. Élu le 23 juin membre du CE du Soviet, resté à Budapest pour assurer la vie clandestine du KMP. Arrêté dès août, torturé de longues semaines, en vain : il resta un « communiste » inébranlable. Condamné à mort, pendu le 29 décembre avec huit camarades dont Jenö Laszlo. Voir K. Jolan, Töretlen uton K. O. élete (Sur une voie sans faille, la vie de K. O.), Budapest, 1955 (la « terreur rouge » fut de beaucoup moins meurtrière que la « terreur blanche » sauvage et antisémite du maréchal Horthy de Nagybanya (1858-1957), allié avec Hitler). Réfugié au Portugal.

32. Kurt Rosenfeld (1877-1943), avocat, leader social-démocrate de gauche, défenseur de Rosa Luxemburg en 1914.

33. Sur Raymond Lefebvre (1891-1920), voir Shaul Ginsburg, Raymond Lefebvre et les origines du communisme français, Tête de Feuilles, Paris, 1975. Dans La Révolution ou la mort (Clarté, Paris, 1920), il fustige la bourgeoisie qui, subordonnant tout à ses intérêts économiques, trahit le peuple, la nation et le véritable patriotisme. En intitulant ainsi son petit livre, peut-être Lefebvre avait-il en mémoire les paroles prononcées par Lénine, le 30 août 1918, devant des ouvriers de l’entreprise nationalisée Michelson et constituant sa conclusion : « Pour nous, il n’y a qu’une seule alternative : la victoire [de la Révolution] ou la mort ! » (quelques minutes plus tard, Fanny Kaplan tirait sur lui à trois reprises). Voir Louis Fischer, Lénine, Christian Bourgois, Paris, 1966, p. 213.

Postface. La répression policière, encore et toujours (Francis Dupuis-Déri)

1. Amory Starr, « “Excepting barricades erected to prevent us from peacefully assembling” : so-called “violence” in the global North alterglobalization movement », Social Movement Studies, vol. 5, n° 1, 2006, p. 73.

2. Sian Sullivan, « We Are Heartbroken and Furious ! » Engaging With Violence in the (Anti)Globalisation Movement(s), Warwick, Centre for the Study of Globalisation and Regionlisation (CSGR), document de travail, janvier 2003, p. 8.

3. Mike King désigne l’effet de cette pratique arbitraire par l’expression « incapacitation sélective des protestations », in « D’une gestion policière réactive à la gestion des manifestants ? La police et les manifestations antimondialisation au Canada », Cultures et Conflits, n° 56, 2005. Voir aussi Olivier Fillieule, « La police des foules en démocratie : état des lieux », in Francis Dupuis-Déri (dir.), Répression policière et mouvements sociaux, à paraître.

4. Kristian Williams, Our Enemies in Blue : Police and Power in America, South End Press, Boston, 2007, p. 179.

5. Martin Pelchat, « “Ce ne sont pas les grands voiliers…” : la sécurité coûtera plus de 70 millions », La Presse (Montréal), 14 avril 2001, p. B2.

6. Olivier Fillieule, Philippe Blanchard et al., « L’altermondialisme en réseaux. Trajectoires militantes, multipositionnalité et formes de l’engagement : les participants du contre-sommet du G8 d’Evian », Politix, vol. 17, n° 68, 2005, p. 13-48.

7. Silke Studzinsky, « Jusqu’où ira l’antiterrorisme en Allemagne ? », in Didier Bigo, Laurent Bonelli et Thomas Deltombe (dir.), Au nom du 11 septembre… : les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme, La Découverte, Paris, 2008, p. 254-257.

8. Au sujet des manifestations de Gênes et de la répression, voir Donatella della Porta et Herbert Reiter, « Antimondialisation et ordre public : le Sommet du G8 à Gênes », in Olivier Fillieule et Donatella della Porta (dir.), Police et Manifestants : maintien de l’ordre et gestion des conflits, Presses de Science Po, Paris, 2006, p. 281-305 ; le film Berlusconi’s Mouse Trap – Genova 19-21 July 2001, produit par Aarqkrip-Indymedia Irland, 2002.

9. Karen Pearlston, « APEC days at UBC : student protests and national security in an era of trade liberalization », in Gary Kinsman, Dieter K. Buse et Mercedes Steedman (dir.), Whose National Security ? Canadian State Surveillance and the Creation of Enemies, Between the Lines, Toronto, 2000, p. 268.

10. Morgan F.P. Andrews, « When magic confronts authority : the rise of protest puppetry in N. America », in Josh MacPhee et Erik Reuland (dir.), Realizing The Impossible : Art Against Authority, AKPress, Oakland-Edimbourgh, 2007, p. 181-209.

11. David Graeber, « On the phenomenology of giant puppets : broken windows, imaginary jars of urine, and the cosmological role of the police in American culture », in David Graeber, Possibilities : Essays on Hierarchy, Rebellion, and Desire, AK Press, Oakland-Edimbourgh, 2007, p. 390.

12. Anonyme, « Des anarchistes italiens face au “potentiel subversif” », Le Monde libertaire, 16-22 juin 2005, p. 3-4.

13. La répression a été brutale. Voir Karen Pearlston, « APEC days at UBC : student protests and national security in an era of trade liberalization », in Gary Kinsman, Dieter K. Buse et Mercedes Steedman (dir.), Whose National Security ? Canadian State Surveillance and the Creation of Enemies, op. cit., p. 267-277.

14. Aux États-Unis, les écologistes radicaux sont tout particulièrement ciblés, comme Dave Foreman, activiste charismatique de Earth First ! arrêté en 1989 après une enquête de plus de deux ans, menée par plus d’une cinquantaine d’agents du FBI au coût de plus de 2 millions de dollars (Jules Boykoff, « Limiting dissent : the mechanisms of State repression in the USA », Social Movement Studies, vol. 6, n° 2, 2007, p. 282).

15. John Walton et David Seddon, Free Markets & Food Riots : The Politics of Global Adjustment, Blackwell, Oxford, 1994, p. 89-91 ; Jill Radford, « Policing male violence – policing women », in Jalna Hanmer et Mary Maynard (dir.), Women, Violence and Social Control, Macmillan, Londres, 1989, p. 30-45.

16. Maurice Rajfus, Portrait physique et mental du policier ordinaire, Après la lune, Paris, 2008, p. 47.

17. Joséphine de Boisséson, « Contre-sommet de l’OTAN : les preuves de la répression », L’Humanité, 22 juin 2009.

18. Jules Boykoff, « Limiting dissent : the mechanisms of State repression in the USA », loc. cit., p. 281-310.

19. Jean-Paul Brodeur, Les Visages de la police : pratiques et perceptions, Presses de l’université de Montréal, Montréal, 2003, p. 35-36.

20. Donatella della Porta et Mario Diani, Social Movements : An Introduction, Blackwell, Oxford, 2006 (2e éd.), p. 198.

21. Donatella della Porta et Herbert Reiter, « Introduction : the policing of protests in Western democracies », in Donnatella della Porta et Herbert Reiter (dir.), Policing Protest : The Control of Mass Demonstrations in Western Democracies, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1998, p. 1-31.

22. Donatella della Porta et Mario Diani, Social Movements, op. cit., p. 198-199.

23. Martin Pelchat, « Sommet des Amériques : “Québec doit être plus gros que Seattle” », La Presse (Montréal), 7 avril 2001, p. B6.

24. Olivier Fillieule, Stratégies de la rue : les manifestations en France, Presses de Sciences Po, Paris, 1997, p. 273 ; voir aussi Isabelle Sommier, « Paradoxes de la contestation : la contribution des services d’ordre syndicaux à la pacification des conflits sociaux », Actes du IIe congrès mondial de l’ASEVICO, Violence et coexistence humaine, vol. IV, Montmorency, Montréal, 1995, p. 333. Voir aussi Dominique Cardon et Jean-Philippe Heurtin, « Chapitre 3 : “Tenir les rangs.” Les services d’encadrement des manifestations ouvrières (1909-1936) », in Pierre Favre (dir.), La Manifestation, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1990, p. 123-155.

25. Cette perception dichotomique est très largement documentée et analysée. Voir Francis Dupuis-Déri, « Broyer du noir : manifestations et répression policière au Québec », Les Ateliers de l’éthique, vol. 1, n° 1, 2006, p. 58-80 ; Olivier Fillieule, Stratégies de la rue : les manifestations en France, op. cit., chapitre 7, p. 305-364 ; Donatella della Porta et Mario Diani, Social Movements, op. cit., p. 199 ; Donatella della Porta et Herbert Reiter (dir.), Policing Protest, op. cit., p. 24-27 ; J.A. Frank, « La dynamique des manifestations violentes », Revue canadienne de science politique, vol. XVII, n° 2, juin 1984, p. 326-327 ; J.A. Frank et Michael Kelly, « “Street politics” in Canada : an examination of mediating factors », American Journal of Political Science, vol. 23, n° 3, août 1979.

26. J.A. Frank et Michael Kelly, « “Street politics » in Canada : an examination of mediating factors », American Journal of Political Science, loc. cit., p. 608. Voir aussi William Gamson, The Strategy of Social Protest, Dorsey Press, Homewood, 1975, p. 2 ; Anthony Obershall, Social Conflict and Social Movements, Prentice Hall, Englewood Cliffs, 1973, p. 341-342.

27. Cité in « Veerhofstadt et Prodi déplorent la mort d’un manifestant à Gênes », AFP, 20 juillet 2001 [non signé].

28. Susan George, Un autre monde est possible si…, Fayard, Paris, 2004, p. 263. Ces propos font écho à un rapport de la police suisse, qui évoque une « folie destructrice » et des « actes de vandalisme, sans aucune motivation politique ou idéologique », Office fédéral de la police, Département fédéral de Justice et Police, Service d’analyse et de prévention, « Le potentiel de violence résidant dans le mouvement antimondialisation », Berne, juillet 2001 [merci à Olivier Fillieule pour cette référence].

29. Nathalie Bayon et Jean-Pierre Masse, « L’altermondialisme au prisme de l’exceptionnalisme : les effets du 11 septembre 2001 sur le mouvement social européen », Cultures et Conflits, octobre 2004 [publication Internet].

30. David Graeber, « The new anarchists », New Left Review, vol. 2, n° 13, janvier-février 2002, p. 66.

31. Kristian Williams, Our Enemies in Blue, op. cit., p. 193.

32. Ibid., p. 195.

33. Voir Leo Panitch, « Violence as a tool of order and change : the war on terrorism and the anti-globalization movement », Policy Options, septembre 2002 ; Olivier Fillieule et Jean-Pierre Masse, « Fear in the City : alterations in the doctrine and practice of maintenance of order brought about by the growth of anti-globalization protests », conférence prononcée en Suède, version manuscrite diffusée par les auteurs.

34. Nathalie Bayon et Jean-Pierre Masse, « L’altermondialisme au prisme de l’exceptionnalisme », loc. cit.

35. Document n° 5712/1/02 ENFOPOL 18 [nous soulignons].

36. Louis J. Freeh (directeur du FBI), Threat of Terrorism to the United States, rapport déposé le 10 mai 2001, et Dale L. Watson (assistant exécutif au directeur du FBI), Threat of Terrorism to the United States, rapport déposé le 6 avril 2002 (source Internet : www.fbi.gov).

37. Cité in Nathalie Bayon et Jean-Pierre Masse, « L’altermondialisme au prisme de l’exceptionnalisme », loc. cit.

38. Cité in Nathalie Bayon et Jean-Pierre Masse, « L’altermondialisme au prisme de l’exceptionnalisme », loc. cit. Voir aussi l’article « Haro sur l’ennemi intérieur : “l’antimondialisme” », 23 août 2002, site Acrimed, www.acrimed.org.

39. Union Local La Commune-Rennes, Le Contrôle social en société dite démocratique, Éditions du monde libertaire, Paris, 2003, p. 35.

40. Paul de Armond, « Netwar in the Emerald City : WTO protest strategy and tactics », in John Arquilla et David Ronfeldt, Networks and Netwars : the Future of Terror, Crime, and Militancy, Rand, Santa Monica, 2001, p. 203.

41. A State Watch Analysis, n° 10, EU Definition of Terrorism : Anarchists to be Targeted as (Terrorists) Along Alongside Al Qaida, cité in Nathalie Bayon et Jean-Pierre Masse, « L’altermondialisme au prisme de l’exceptionnalisme », loc. cit.

42. www.terrorisme.net/p/article_46.shtml.

43. La loi antiterroriste et ses effets : point de vue d’universitaires canadiens, Division de la recherche et de la statistique/ministère de la Justice du Canada, 31 mars 2004, p. 55-57 [nous soulignons].

44. Anonyme, Recueil de citations : mobilisation à Lausanne contre le Sommet du G8 d’Évian (juin 2003), Lausanne, Éditions Ku-TOP !, 2004, p. 13.

45. Isabelle Hachey, « Plus de policiers que de manifestants à Londres », La Presse (Montréal), 2 mai 2001, p. A13 [nous soulignons].

46. Frédéric Garlan (AFP), « Sommet du G8 : les Huit affirment qu’ils ne se laisseront pas intimider par les casseurs », La Presse (Montréal), 23 juillet 2001, p. A4.

47. Marco Fortier et Presse canadienne, « Chrétien félicite la FTQ pour son succès à maintenir l’ordre », Le Journal de Montréal, 22 avril 2001, p. 5.

48. Pour un bon exemple de cette tactique policière, voir la photo accompagnant le texte de Raymond Gervais et Sébastien Rodrigue, « Manifestation antimondialisation : la police exhibe le matériel saisi hier », La Presse (Montréal), 28 avril (site Internet www.cyberpresse.ca).

49. David Graeber, « On the phenomenology of giant puppets », loc. cit., p. 388-389.

50. Ibid., p. 387.

51. Voir, à ce sujet, Paul Rosenberg, « The empire strikes back : police repression of protest from Seattle to L.A. », http://r2kphilly.org/pdf/empire-strikes.pdf.

52. Tadzio Muller, What’s Really Under Those Cobblestones ? Rites as Political Tools, and the Case of Gothenburg 2001, unpublished ms, cité in Sian Sullivan, « We Are Heartbroken and Furious ! », op. cit., p. 10.

53. David Graeber, « On the phenomenology of giant puppets », loc. cit., p. 389-390.

54. Martin Pelchat, « Ménard a craint le pire pour les policiers : “Les Québécois doivent réaliser que la SQ a changé” », La Presse (Montréal), 28 avril 2001, p. B5.

55. Gary T. Marx, « Thoughts on a neglected category of social movement participant : the agent provocateur and the informant », American Journal of Sociology, vol. 80, n° 2, p. 413 et 416, note 18 infra dans l’article cité.

56. Bobov, Police secrète et espionnage politique, Collectif opposé à la brutalité policière (COBP), Montréal, 2000.

57. Jean-Paul Brodeur, Les Visages de la police, op. cit., p. 236 ; Gary T. Marx, « Thoughts on a neglected category of social movement participant : the agent provocateur and the informant », loc. cit., p. 419-420.

58. Gary T. Marx, « Thoughts on a neglected category of social movement participant : the agent provocateur and the informant », loc. cit., p. 412.

59. C’est d’ailleurs l’une des conclusions de la Commission royale d’enquête sur la sécurité au Canada (1969), portant sur les activités politiques de la Gendarmerie royale du Canada : « [Il] est inévitable qu’un service [de sécurité] soit mêlé à des activités qui sont contraires à l’esprit sinon à la lettre de la loi, et à des activités clandestines, ou autres, qui peuvent sembler aller à l’encontre des droits de l’individu » (Jean-Paul Brodeur, Les Visages de la police, op. cit., p. 230).

60. Ibid., p. 231.

61. Ibid., p. 233.

62. Gary T. Marx, « Thoughts on a neglected category of social movement participant : the agent provocateur and the informant », loc. cit., p. 408.

63. Didier Hassoux, « Ces policiers qui “chauffent” les manifs », Le Canard enchaîné, 6 mai 2009, p. 3.

64. Pierre Hazan, « À Genève, fureur autour des policiers-casseurs : visages masqués, ils ont pénétré dans un des lieux de la contestation et s’en sont pris à des non-violents », Libération, 3 juin 2003.

65. Selon les documents obtenus, l’opération « Flagrant délit » ne comptait aucune femme.

66. Rapporté par Annika Gil, La Gazette (Journal de la fonction publique), n° 134, 11 juin 2003 (Anonyme, Recueil de citations, op. cit., p. 15).

67. Voir les images terrifiantes dans le film Berlusconi’s Mouse Trap – Genova 19-21 July 2001, produit par Aarqkrip-Indymedia Irland, 2002 ; Lyn Gerry, « Linguistic analysis of the Black Bloc communique : refutation of the claims that the N30 Black Bloc communique is “proof” that they are agents “provocateurs” » (www.infoshop.org) et « Gênes : police infiltrée par le Black Bloc ou le contraire », signé : Guerre de klasses et bande passante (www.ainfos.ca) ; Raphaël Gardel, « G8 : nazis dans la manif », (www.amnistia.net) ; et d’autres textes sur le site www.notbored.org.

68. Susan George et Martin Wolf, La Mondialisation libérale, Grasset-Les Échos, Paris, 2002, p. 166.

69. Anonyme, Recueil de citations, op. cit., p. 11.

70. Victor Serge, « Agents provocateurs », Le Révolté, n° 50, 24 juillet 1909 (repris dans Victor Serge, Le Rétif : articles parus dans « l’anarchie » 1909-1912, Librairie Monnier, Paris, 1989, p. 209-210).

71. Voir les photos qui accompagnent le texte « Le G8 a commencé en Italie », 9 juillet 2009, sur le site www.rebellyon.info.

72. Collectif opposé à la brutalité policière, « Révélations sur l’infiltration policière du milieu militant », site Internet www.ainfos.ca, 17 janvier 2004.

73. Gary T. Marx, « Thoughts on a neglected category of social movement participant : the agent provocateur and the informant », loc. cit., p. 406.

74. Nicolas Haeringer, « Jouer la répression, pour mieux s’en défaire », Revue Alternatives non-violentes, 2009, n° 149.

75. Paul de Armond, « Netwar in the Emerald City : WTO protest strategy and tactics », loc. cit., p. 203.

76. Voir aussi, du Collectif opposé à la brutalité policière, La Sécurité : l’art de survivre. Quels sont ces réflexes, pourquoi sont-ils indispensables et comment les appliquer ? 2001 (qui reprend en version modifiée le document Security Survival Skills, publié en 2000 par MonkeyWrench Press).

77. Voir la « suprême recommandation » de Victor Serge : « Se garder de la manie de conspiration, des airs initiés, des airs mystérieux, de la dramatisation des choses simples, des attitudes “conspiratives”. La plus grande vertu du révolutionnaire, c’est la simplicité, le dédain de toute pose même… “révolutionnaire” – et surtout conspirative. »

78. Cette section s’inspire des documents suivants : Collectif opposé à la brutalité policière, Surprise ! On a des droits ? ! Bâtir un rapport de force face à la police, Montréal, 2008 (2e éd.) ; Morjane Baba, Guérilla Kit : ruses et techniques des nouvelles luttes anticapitalistes, La Découverte, Paris, p. 258-272 (inspiré des documents du Village alternatif anticapitaliste et anti-guerre [VAAAG]) ; Crimethinc Collective, An Anarchist Cookbook : Recipes for Disaster, Crimethinc, Olympia, 2005. Voir aussi, pour la France, www.rue89.com/explicateur/2009/03/18/ce-que-manifestants-et-policiers-ont-le-droit-de-faire-ou-pas.

79. Beverly Yuen Thompson, Jane WTO : Jail Solidarity, Law Collectives and the Global Justice Movement, New School University, New York, thèse de doctorat, 2005, p. 135-158.

80. Je m’inspire ici d’idées discutées avec Alexandre Popovic.

81. Kristian Williams, Our Ennemies in Blue, op. cit., p. 178.

82. Cité in Nathalie Bayon et Jean-Pierre Masse, « L’altermondialisme au prisme de l’exceptionnalisme », loc. cit.

83. Rapport de la permanence juridique G8, Violences et abus de la police à Genève durant la période du G8, mai-juin 2003, octobre 2003. Voir aussi le rapport annuel 203 d’Amnesty International.

84. John Hooper, « Rape threats, beatings and racist chants : 15 Italians jailed for abuse of G8 Genova protesters », The Guardian, 15 juillet 2008, www.guardian.co.uk/world/2008/jul/15/italy.g8.

85. Kate Evans, « It’s got to be silver and pink : on the road with Tactical Frivolity », in Notes from nowhere, We Are Everywhere, Verso, Londres/New York, 2003, p. 294.

86. Amory Starr, Global Revolt : A Guide to the Movements Against Globalization, Zed Books, Londres/New York, 2005, p. 243.

87. Témoignage du policier Dominic Monchant, policier agent dépisteur, matricule 3822, retranscription sténographique du procès La Reine c. Aubin Jordan et al. (causes n° 102075736 et al.), à la Cour municipale de Montréal, juge Denis Boisvert, 20 avril 2004, p. 8.

88. Jugement du 23 septembre 2004 [998-757-115], juge Evasio Massignani, Cour municipale de Montréal, Johanne Allard sténographe officielle, p. 7.

89. Gary T. Marx, « Thoughts on a neglected category of social movement participant : the agent provocateur and the informant », loc. cit., p. 423, note 27 infra dans l’article cité.

90. Émilie St-Pierre, « Lorsque les actions masculinistes ciblent des féministes », in Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (dir.), Le Mouvement masculiniste au Québec : l’antiféminisme démasqué, Remue-ménage, Montréal, 2008, p. 211-226.

91. Hélène Duriez, « Des féministes chez les libertaires : remue-ménage dans le foyer anarchiste », in Olivier Fillieule et Patricia Roux (dir.), Le Sexe du militantisme, Presses de Science Po, Paris, 2009, p. 167-186 ; T-Bone Kneegrabber, « Real feminists don’t get raped and other fairy tales », The Peak (dossier special « Sexual assault in activist communities »), 2002, p. 38-39, www.peak.uguelph.ca.

92. Rapporté par Luis Lema dans Le Temps (Genève), 3 juin 2006 (Anonyme, Recueil de citations, op. cit., p. 11).

93. Comme en témoigne Clément Barette dans son mémoire de DEA en sociologie politique, La Pratique de la violence politique par l’émeute : le cas de la violence exercée lors des contre-sommets, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, 2002.

94. Uri Gordon, « Facts on the ground », Anarchist Studies, vol. 17, n° 1, 2009, p. 10.

95. Uri Gordon, Anarchy Alive ! Anti-Authoritarian Politics from Practice to Theory, Pluto Press, Londres, 2008.

96. Voir le site Internet www.wdm.org.uk et chercher les documents « States of Unrest I », « States of Unrest II » et « States of Unrest III ».

97. Blandine et Leila, « Comprendre la criminalisation de la contestation politique à partir des expériences au Canada, en Colombie et ailleurs », atelier présenté au Salon du livre anarchiste de Montréal, mai 2009.

98. Merci à Claude Rioux, qui connaît bien la situation politique et la répression au Mexique, pour ces informations.

99. AFP, « Solidarité avec les indigènes », Le Devoir (Montréal), 12 juin 2009, p. 9.

Postface. Victor Serge et la répression révolutionnaire (Richard Greeman)

1. Ils y auraient trouvé non seulement le dossier de Serge, mais aussi des fiches concernant le père de Serge, Léonide (ou Lev) Kibaltchitch, recherché comme appartenant au milieu des Narodniki à Kiev avant de s’exiler en Europe (fiches retrouvées en 1999 par Julia Gousseva de la Bibliothèque Victor-Serge de Moscou).

2. Présentation de Jean Rière dans son édition des Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques, 1908-1947, Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 2001, p. 219.

3. Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire, op. cit., p. 628.

4. Dossier KGB de Victor Kibaltchitch, retrouvé et traduit par Julia Gousseva.

5. Lettre de Serge à Hasfeld du 29 juillet 1925, citée par Jean Rière in Mémoires d’un révolutionnaire, op. cit.

6. Victor Serge, Littérature et Révolution, Cahiers bleus, Paris, 1932 ; Maspero, « Petite collection Maspero », Paris, 1976.

7. Voir archives KGB de Moscou (merci à Julia Gousseva).

8. Après que Staline donna l’ordre de sa libération, les amis de Serge ont recherché pendant de longs mois un gouvernement démocratique qui accepte de lui donner asile. Au dernier moment, l’écrivain belge Charles Plisnier réussi à influencer l’homme politique Émile Vandervelde, qui lui fait donner le visa belge. Deux mois plus tard, commençaient les grand procès et les hécatombes de vieux communistes et opposants.

9. Victor Serge, « Les écrits et les faits », La Révolution prolétarienne, 14e année, 25 octobre 1938, n° 281 (cité dans Victor Serge et Léon Trotski, La Lutte contre le stalinisme, textes 1936-1939 présentés par Michel Dreyfus, François Maspero, Paris, 1977).

10. Léon Trotski, « Intellectuels ex-révolutionnaires et la réaction mondiale », IVe Internationale, avril 1939, n° 16 (cité in Victor Serge et Léon Trotski, La Lutte contre le stalinisme, op. cit.).

11. Victor Serge, « Puissances et limites du marxisme », in Mémoires d’un révolutionnaire, op. cit. Voir à ce sujet Richard Greeman, « Did Trotski read Serge ? », Revolutionary History, vol. 7, n° 2, 1999.

12. Bulletin de l’Opposition, n° 77-78, mai-juillet 1939 (cité in Victor Serge et Léon Trotski, La Lutte contre le stalinisme, op. cit.). Cette « œuf de coucou » – le prière d’insérer pour la traduction française de Leur Morale et la nôtre – n’était pas de Serge. Voir Mémoires d’un révolutionnaire, op. cit., p. 1001, 1002-1003. Malheureusement, Michel Dreyfus, l’éditeur du recueil des échanges Serge-Trotski, n’a pas inclus la dernière réponse de Serge, ce qui donne une fausse impression.

13. Repris aussi dans Mémoires d’un révolutionnaire, op. cit.

14. Victor Serge, Littérature et Révolution, op. cit., p. 77. On peut également rappeler que, dans Soviets 1929 (Rieder, 1929, chapitre XVII et dernier), Serge commençait déjà à exprimer ce point de vue. Le « double devoir » de Serge me semble une bonne règle à laquelle la gauche ferait bien de réfléchir. Voilà bientôt cinquante ans que nous autres, militants anti-impérialistes états-uniens, essayons par nos manifestations et nos campagnes contre le blocus de défendre la révolution cubaine. Mais devrions-nous, comme le disent certains, nous aveugler sur la répression perpétrée par la bureaucratie castriste ? Faut-il s’empêcher de constater que, après un demi-siècle de luttes et de sacrifices, les travailleurs/travailleuses cubains restent sans droits et sont de nouveau réduit(e) s à couper la canne et à se vendre sur le marché international du tourisme sexuel, source de valuta pour stimuler l’économie socialiste ? Les nouveaux mouvements révolutionnaires d’Amérique latine, qui ont appris à « garder une distance critique » vis-à-vis des gouvernements progressistes dont ils sont la base, semblent avoir trouvé une solution de « double devoir ». Ils défendent hautement la révolution cubaine tout en évitant assez explicitement de suivre son exemple en ce qui concerne le parti-État et la répression révolutionnaire. Voir à ce sujet la Déclaration de l’Assemblée des mouvements sociaux du Forum social mondial de 2009 (Belém, Brésil).

15. Voir Victor Serge, « La pensée anarchiste », Le
Crapouillot, numéro spécial sur l’anarchie, février 1938.

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