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DROIT D’ASILE : La voix des familles des réfugiés italiens

par Dominique Grange

Publie le jeudi 6 mai 2021 par Dominique Grange - Open-Publishing
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Voici une interview que j’avais réalisée à Paris, le 12 octobre 2004, sur Radio Libertaire (89,4), avec Claudio, Janie, Roberto, Ahmed, représentants du Comité des familles des réfugiés italiens menacés d’extradition. Elle est d’une actualité stupéfiante, après l’arrestation des 7 camarades italiens à nouveau menacés d’extradition, le 28 avril dernier, plus de 40 ans après les faits qui leur sont imputés ! D.G.

Dominique Grange : Vous représentez ici les familles des réfugiés italiens aujourd’hui menacés d’extradition et on peut dire que jusqu’ici, votre parole a été plutôt discrète dans les médias. Il nous a donc semblé important que vous puissiez la prendre ce soir sur l’antenne de Radio Libertaire, dans l’émission mensuelle Radio Libertaria du syndicat CNT Communication-Culture-Spectacle. Pouvez-vous nous dire où en est aujourd’hui la situation et quels objectifs s’est fixés votre comité ?

Claudio : Nous avons constitué ce comité avant tout pour éviter de laisser nos proches, ceux que nous aimons et qui partagent notre vie, seuls face à une attaque qui s’est développée à plusieurs niveaux. On a en effet cherché à leur coller l’étiquette de « terroristes » ce qui a favorisé tout un discours juridique et politique. Nous tenons quant à nous un discours plutôt humaniste, c’est-à-dire que nous acceptons, en tant qu’adultes, le fait que dans la société il y ait des conflits. Mais tous les conflits ont un commencement et une fin : en l’occurrence, cette fin peut être, soit l’emprisonnement, soit au contraire, le droit à un asile. Nous, en France, nous avons reçu un asile, un asile de fait. Il y a eu dans la presse des prises de position contradictoires à ce sujet, notamment sur la fameuse « doctrine Mitterrand ». Il est important de rappeler que l’asile est une institution ancienne comme l’humanité, un fondement de la civilisation grecque qui déjà l’avait inventé. Cela voulait dire qu’à un certain moment, on pensait que l’Histoire pouvait produire des événements conflictuels, tragiques même, avec de la douleur pour toutes les parties engagées dans le conflit, mais qu’après, on pouvait imaginer un espace dans lequel le conflit ne se résolvait pas nécessairement par la peine, c’est-à-dire par la prison. On a donc décidé de créer un espace et c’est cela le « droit d’asile ». L’Histoire française est riche de cet enseignement-là. Mais aujourd’hui, paradoxalement, on ne vous donne plus le droit d’asile, parce que vous êtes coupable… alors que c’est justement aux coupables qu’il faut l’accorder, puisque lorsqu’on est innocent, on est déjà protégé ! Autre cas de figure, celui des réfugiés italiens : un jour on leur donne le droit d’asile et un autre jour on le leur retire. Or nous, nous disons que ce droit ne peut être retiré. Parce qu’en venant en France, en acceptant de vivre au grand jour, en laissant bien sûr de côté leur choix de prendre les armes, les réfugiés italiens ont participé à un espace social d’humanisation, de reconstruction d’eux-mêmes. On entend toujours parler de société nouvelle, de nouvelles formes d’apaisement des conflits mais on ne sait jamais quand cette société va se construire…

Au début de l’asile donné par François Mitterrand aux réfugiés italiens, peut-être y a-t-il eu diverses réflexions. On a entendu dire qu’il y avait le choix de la Raison d’État, un choix lié au programme sur lequel Mitterrand s’était fait élire : l’amnistie, le droit d’asile, justement… Il y avait aussi un choix politique, celui de libérer l’Italie qui cherchait à s’en sortir, sans forcément passer par la case prison, et donc une suite d’engagements qui s’est traduite, in fine, par la continuité de cette politique. Alors, la question est simple : un homme de pouvoir peut-il aller dire, sur un plateau de télévision : « On a changé de politique » et en rester là ? Non, personne ne peut se contenter d’une telle réponse. Qu’est-ce qui a changé ? Comment peut-on se réveiller soudain et décréter qu’ « ils » doivent partir ?

Il est vrai que les réfugiés italiens n’ont pas tous la même histoire personnelle, militante, judiciaire, mais certains d’entre eux devaient être extradés depuis vingt ans, et depuis vingt ans ils sont restés ici. Aussi, lorsque M. Perben vient dire que « les victimes des crimes terroristes italiens le hantent, qu’il n’arrive pas à s’endormir », cela veut dire qu’il a dormi pendant fort longtemps auparavant puisque, alors, il se taisait ! Car ces Italiens sont les mêmes personnes qu’il y a deux ans, dix ans, vingt ans, pour certains. Et nul ne peut mettre en doute le fait que le gouvernement français connaissait chacune de ces situations, y compris celles des inculpés et condamnés pour des délits récents. Alors on nous a servi un nouveau discours du type « Mitterrand, c’est du passé, il y a aujourd’hui une requête d’un pays « démocratique », l’Italie, et nous devons y souscrire ». Mais pourquoi maintenant ? Et de quelle justice parle-t-on ici, vingt ans après les faits, pour des individus qui ne sont forcément plus les mêmes. Dans toutes les constitutions du monde, il est écrit que la peine comporte plusieurs aspects : si la peine sert au condamné à payer sa dette envers la société, elle sert aussi au condamné pour se réinsérer. On devrait donc en conclure que les personnes qui sont ici depuis vingt ans se sont réinsérées. La peine de ces gens-là – et c’est le cas de Cesare Battisti qui, s’il retourne en Italie devra purger une peine de perpétuité – comment la comptabilise-t-on ? On va gommer des existences, mais aussi du temps, tout ce temps qu’une personne a passé à se reconstruire, tisser des liens affectifs, sociaux, sur la base d’un discours d’apaisement.

Je crois que s’il y a une chose qui vaut la peine de se battre, c’est forcément quelque chose qui concerne tout le monde, et le Droit d’asile, c’est ça ! Ce n’est pas un principe à défendre seulement pour les Italiens. Peut-être y aura-t-il, quelque part ailleurs, des réfugiés qui chercheront à obtenir le droit d’asile. Dans le contexte général, les Italiens représentent une partie de notre histoire collective mais c’est notre vie à tous qui est en jeu.

D.G. : Cesare Battisti disait, lorsque nous l’avions interviewé dans cette même émission, à sa sortie de prison* : « Revenir sur une amnistie, c’est revenir sur une amnistie dans les faits…accorder une amnistie et dire, vingt-cinq ans après : maintenant ça suffit, vous allez payer, c’est comme si un président grâciait un homme condamné à la guillotine et que quinze ou vingt ans plus tard, un nouveau chef d’état arrive et lui dise : votre grâce est révoquée, on va vous couper la tête ! » Ce qui s’est passé a suscité des réactions mais pensez-vous que les gens soient vraiment conscients de la signification de la volte-face de l’Etat français ? Traquer les gens pour les épingler comme des insectes, les jeter en prison sans procès, sans possibilité de se défendre, comme ce fut le cas pour Paolo Persichetti, en 2002, c’est cela le fascisme, non ?. Ne trouvez-vous pas inquiétant le peu de mobilisation face à la remise en cause d’un engagement qui garantissait la protection de ces femmes et de ces hommes ?

Janie : Dans ce débat-là, il y a en effet quelque chose de fondamental qui a été un peu cassé parce qu’il n’y a pas de vocabulaire pour appréhender actuellement la réalité politique. Parler de « la parole donnée » sur un ton aussi grandiloquent, alors qu’il s’agissait de la parole de ce voyou de Mitterrand ! On aurait pu déjà réagir… mais il y avait quelque chose d’absolument vrai là-dedans, à savoir qu’au Moyen Âge, la félonie était un des seuls crimes puni de mort. La félonie, c’est la trahison de la parole donnée. Donc, avant le Droit écrit, même dans les droits coutumiers non universalistes, quand on donnait sa parole on la tenait. Cela, les gens l’ont perçu, ils se sont sentis humiliés qu’en leur nom, on ose faire une « voyouterie » qu’on ne fait pas dans la cour de récré ! Castelli, le ministre de la Justice italien disait : lorsque des gens se sont dressés contre l’Etat, il faut qu’ils sachent que partout et toujours, nous les retrouverons pour les punir à jamais... Pour moi, des types comme ça sont des Ayatollas et il s’agit là d’une véritable « fatwa ». Je trouve cela très grave car il y a des quantités de gens englués là-dedans…En ce sens oui , cela ressemble au fascisme mais pas sur la base d’une idéologie capable d’annihiler toutes les énergies. Ce qui est dangereux, c’est cette idée qu’on puisse atteindre à un absolu en supprimant l’Histoire, et même la politique, pour en arriver au judiciaire, puis au pénal, et que quand tous les méchants seront punis, le monde sera bon. Cela, c’est quelque chose que l’on trouve en Italie, mais aussi en France, et les gens ont été cassés, à ce moment-là, par la réaction de journaux comme « Le Monde » qui s’est fait l’écho du discours italien le plus abject, jusqu’à dire : il faut qu’on les mette en prison parce que certains de leurs camarades ont fait 25 ans de détention… Comme si les camarades en question réclamaient cela… Il y a eu des discours tellement ignobles que les gens sont restés sans voix. Je ne pense pas qu’ils soient sans volonté, je pense qu’ils sont sans voix : ils ne savent pas comment parler de ça !

D.G. : Ils n’ont pas encore pris conscience du fait que l’Europe est en train de devenir une gigantesque souricière où plus personne ne pourra y chercher refuge, un continent où chacun va se retrouver pris au piège, avec la mise en commun des fichiers, des techniques de renseignement, de l’ensemble de l’arsenal policier et judiciaire de tous ces pays. Ce piège-là, on le voit se profiler très nettement et ce qui se passe pour les réfugiés italiens en est un avant-goût sérieux.

Ahmed : Pour moi, les enjeux de cette situation n’ont rien à voir avec la politique. Je voudrais revenir sur ce que tu as dit tout à l’heure à propos d’un condamné à mort auquel on retirerait sa grâce… La différence, c’est que pour nous ce ne serait pas UNE condamnation, mais une famille entière qui serait condamnée. Nous sommes plusieurs dans la charrette et ce n’est pas acceptable car nous n’avons jamais triché. Quand j’ai rencontré mon épouse, elle m’a dit qui elle était, son passé, tout. Elle m’a raconté son histoire. J’ai été très surpris, puis, quand nous avons commencé à parler de l’avenir, nous sommes allés ensemble à la Préfecture retirer le fameux papier de Jospin qui disait qu’il n’y aurait pas d’extradition. Elle avait sa carte de résidente (qui est quand même un document fourni par l’Etat !) qui lui permet de travailler, de vivre normalement, comme tout le monde. Je me suis dit : bon, il n’y a pas de souci. Et quand toutes ces choses nous sont tombées dessus, d’un coup, ça a été un tremblement de terre pour nous tous…

Chirac est président depuis 1995, pourquoi n’a-t-il rien dit ? Pourquoi s’est-il réveillé tout d’un coup, pourquoi aujourd’hui ? Qu’on ne me parle plus de Justice, je n’y crois pas. J’entendais parler de l’Europe comme de quelque chose de formidable, tout un baratin… Mais là, de quoi s’agit-il ? C’est déjà bâtir l’Europe sur la haine. Parce qu’il ne faut pas oublier que s’ils vont jusqu’au bout, ils vont en fabriquer, de la haine. Comment imaginer de voir partir ma femme à perpétuité, alors qu’on lui a accordé l’asile en France, qu’elle travaille pour une administration, et me retrouver chez nous avec cette petite fille de 7 ans, à regarder les murs en disant : « Merci, monsieur le Président ! ». Personne ne peut accepter ça. Ces gens vont être enfermés à vie, cela sert qui et quoi ?

Roberto : Je voulais intervenir par rapport à ce qu’a dit Ahmed , sur l’Europe, et aussi sur ce que peut être la motivation qui a amené Perben à l’extradition des réfugiés italiens. En ce qui concerne l’Europe, le problème est que sa construction est uniquement dictée par les intérêts du capital, tout comme a débuté l’unification de l’Europe avec celle du marché avant tout. Et sur le plan juridique, c’est d’abord l’unification, non pas des lois des citoyens, mais de la possibilité de persécuter les citoyens ou les opposants, où qu’ils soient, et de se donner aussi les moyens de combattre d’une façon efficace, après l’attaque du 11 septembre, les intégristes islamistes qui sont particulièrement redoutables, tant il est vrai que la menace existe un peu partout. Profitant de cela, ils ont donc créé avant tout un système de persécution et d’attaque de toutes les oppositions sociales en Europe... et l’intérêt, pour Perben ou pour Castelli, de faire la chasse aux réfugiés italiens, est essentiellement dû à des politiques internes. Au nom de cette lutte contre le terrorisme, on fait un amalgame entre ce qui s’est passé en Italie et ce qui se passe maintenant, on traite tout sous le nom de « terrorisme » en disant qu’on le combat et en allant pêcher dans un vivier inépuisable qu’est le vivier des Italiens réfugiés ici. Des gens qui sont là depuis vingt ans, qui mènent une vie « normale », travaillent, ont fondé des familles et rompu avec leur passé– même si chacun a sa vision de l’histoire–, cet engagement dans la lutte armée qui fut celui des années 77 à 80. L’Italie a trouvé en France la possibilité d’avoir satisfaction avec un nouveau gouvernement de droite particulièrement disponible et avec un Garde des Sceaux comme Perben qui cherche par tous les moyens à prouver qu’il est efficace, lui aussi, dans la lutte contre le terrorisme. Donc il trouve bien de s’attaquer à des gens qui en fait n’ont plus rien à voir avec la lutte armée. Je pense que c’est là sa motivation essentielle.

Ahmed : Je voulais revenir sur la création du Comité des familles. Dés le début, cela m’a paru nécessaire, parce que tout ce que je lisais était flippant : cette impression qu’il s’agissait de gens qui vivaient tous dans des caves depuis vingt ans, qui n’avaient pas de famille, pas de travail, aucun ancrage…des gens en cavale, paumés...Lorsqu’elle travaillait au Centre culturel de la ville où nous habitions, j’ai dit à mon épouse : on va écrire, par honnêteté, au Maire de la commune -un maire de droite- et lui dire qui tu es puisque tu travailles dans sa ville et pour sa ville. Il a répondu à ce courrier, disant que ça ne posait aucun problème pour lui mais que, bien sûr, il ne pouvait pas intervenir, ce que nous comprenions. On a des papiers et on n’a jamais essayé de se cacher. En 2001, quand ils ont renouvelé la carte de séjour de ma femme, nous avons constaté que les raisons de sa condamnation étaient carrément inscrites sur cette carte, et c’est d’ailleurs le Ministère de l’Intérieur qui la lui a envoyée. Et là, du jour au lendemain, on voudrait tout effacer ? Moi, je dis qu’ils n’ont pas le droit de briser la vie des gens comme ça. Qu’ils ne s’attendent pas à ce que nous restions sans réaction face à une telle injustice !

D.G. : Comment s’est constitué le comité ? Quelle stratégie envisagez-vous pour vivre ce temps d’attente cruel pour vous tous, dont personne ne connaît l’issue ? Comment gérer cela ensemble et mobiliser les gens, puisque votre idée est : nous en avons assez de nous défendre, nous devons passer à l’offensive.

Ahmed : Moi, mon père m’a toujours appris – je suis né à Paris, je fais partie de la première génération de beurs nés ici, ceux qu’on appelait alors les « grands frères » ! - que la meilleure défense, c’est l’attaque. Dés le début, j’ai dit à Maître Irène Terrel, notre avocate : et nous, qu’est-ce qu’on devient, dans tout ça ? Notre fille a sept ans…est-ce qu’elle est née pour être un « dommage collatéral » ? Elle avait déjà l’étiquette à la naissance ? Non ! Quels sont ses droits ? Est-ce qu’elle en a, au moins ? Est-ce qu’elle peut se défendre ? J’ai l’impression qu’on veut éviter que tout soit montré au grand jour, qu’on ne veut pas que l’opinion sache que ces gens ont vraiment changé, qu’ils ont construit des familles, qu’ils ont une vie sociale, un boulot, et paient leurs impôts comme tout le monde.

Janie : C’est le travail de cloisonnement, de diabolisation, pour les isoler. Je pense que Battisti a explosé sous cette pression, parce que la presse en a fait un personnage qui lui ressemble si peu. C’est quelque chose d’une cruauté incroyable de voir sous ses yeux fabriquer une espèce de monstre qui grandit, qui grossit, qu’on voit partout…

Claudio : Pour répondre aux questions sur le comité, le but était d’abord de ne pas laisser les réfugiés isolés, de faire vivre encore des liens sociaux, des relations entre êtres humains. Cela peut paraître un peu simpliste mais c’est la base de n’importe quel discours politique : on fait de la politique à partir de la communauté, des relations autour desquelles s’est construit un discours. Pour nous, c’est à partir des réfugiés italiens, le droit d’asile.
Quand on parle du Comité des familles, il faut dire aussi que ce qu’on va détruire, ce ne sont pas seulement les réfugiés et leurs familles mais également les amis qui ont vécu avec eux des histoires communes, des luttes, des engagements… Certains Italiens se sont engagés, d’autres non, mais on ne peut pas leur dire : vous êtes restés cachés vingt ans, maintenant, les vacances sont terminées ; pendant des années, vous avez construit des parties de la société et maintenant on va bafouer tout cela…Donc, au sein du Comité, on a cherché avec un petit texte et surtout avec une image forte, à se faire connaître en disant « Nous sommes là » ! Nous sommes en train de diffuser l’image dessinée par Tardi, accompagnée de textes de remerciements à ceux qui ont soutenu les réfugiés italiens pendant des années, et d’un texte d’invitation à se mobiliser. Il y a aussi une carte adressée à Jacques Chirac, lui demandant de se porter garant de la parole républicaine. L’intelligence de cette affiche et son humour, c’est de montrer que nous sommes capables, nous aussi, d’utiliser l’image de Marianne pour symboliser le droit d’asile. Je crois que la force, elle est là : utiliser l’imagerie républicaine pour faire passer un message rassembleur.

D.G. :Elle a donné sa parole… mais elle l’a reprise. D’ailleurs, elle l’a déjà souvent trahie tout au long de l’histoire…et Marianne, c’est quand même la représentation de l’Etat !

Janie : Mais ça ne l’a pas toujours été : on l’a abandonnée aux mains de ses tortionnaires, mais au début, Marianne était un symbole révolutionnaire.
Ahmed : Je voudrais raconter quelque chose qui, dans l’espèce d’enfer que l’on vit depuis deux mois, a été une étincelle de joie : nous avons dû déménager suite à l’apparition du nom et de la photo de mon épouse dans « Le Figaro ». J’avais peur qu’elle soit agressée, qu’on commence à dire à ma fille à l’école : ta maman, c’était ceci ou cela… Il a fallu quitter l’appartement -dont on paie toujours le loyer- pour un autre logement dont on paie aussi le loyer. Donc, hier nous étions des gens « normaux », avec une vie à peu près correcte, et aujourd’hui nous faisons partie des surendettés…heureusement, près de chez nous, il y a un type formidable, un épicier qui s’appelle Ali et qui a fait une pétition auprès des gens de la cité. Tous ont signé, sont venus nous parler, nous rassurer, et malgré toute mon angoisse, quand j’ai vu cette petite étincelle de solidarité, ça m’a donné du courage. Je me suis dit : il faut te battre, il faut que tu défendes ton foyer. Tu ne l’as pas volé, ce foyer, et l’État qui t’a permis de le faire n’a pas le droit de le détruire aujourd’hui ! Alors, moi, je demande aux gens d’écouter simplement ce qu’on a à dire, d’éviter de regarder ce qui s’est passé en Italie, parce que ce n’est pas notre problème : c’est à l’Italie de régler elle-même son histoire. Quant à la France, elle a donné sa parole et elle doit la tenir. Si elle ne le fait pas pas, elle devra assumer ce qu’elle a laissé se construire.

Roberto : Il faudrait une sorte d’amnistie européenne qui puisse remettre à zéro toutes les histoires passées et rendre définitifs les acquis de ces vingt ou vingt-cinq ans. En 1998, quand tout le monde a eu le permis de séjour, c’est justement parce que Jospin voulait mettre un point final à la situation de tous ces gens qui avaient vécu sans statut réel et dont beaucoup avaient travaillé au noir. Mais avec le permis de séjour, tout le monde s’est senti tranquillisé.
Janie : En attendant, la réalité est qu’ils n’hésitent pas à trimbaler de la chair vive, à aller chercher des gens sur le terrain le plus immédiatement infra politique, le vital. Claudio avait raison de dire que la politique, c’est organiser la vie. Eh bien, ils vont couper des vies en tranches saignantes pour des raisons ultra conjoncturelles. En Italie, la presse d’extrême gauche a dit : rentrez, nous ne sommes pas comme Berlusconi, la Justice sait alléger les peines ! Mais regardez ce qui se passe avec Paolo Persichetti… il est tellement mal qu’il va tenter un dernier recours, il envisage une grève de la faim. Donc, si les Français laissent partir les réfugiés italiens, ce sera pour la prison jusqu’à leur mort. Et il n’est pas garanti , même en cas d’alternance du gouvernement italien, que la gauche les en sorte.

Voilà, c’est terminé sur le plan économique : le capitalisme a gagné. Et la politique aussi, c’est fini : il n’y a plus qu’à gérer et punir. Régler les problèmes devant les tribunaux est une idée parfaitement mortifère et c’est toute l’action humaine qui est niée, avec les choix, les engagements, tout ce qui fait que la vie a une orientation, un sens, une finalité.

Claudio : J’espère que la construction de l’Europe qui est en route ne se fera pas sur des cadavres car je crois que personne n’aura rien à y gagner.
Interview Dominique Grange (CNT Communication-Culture-Spectacle)

Transcription Roberte Tortet
* cf Un Autre Futur n°7 : « Entretien avec Cesare Battisti » par
D. Grange et A. Bidegorry