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L’énergie nucléaire en Amérique latine

Publie le samedi 6 août 2005 par Open-Publishing

Quelques voix dans l’hémisphère ont à nouveau proposé l’option nucléaire comme alternative aux combustibles fossiles et à la crise énergétique qui s’annonce. Après trois décennies de tentatives en la matière, les problèmes provoqués par l’énergie atomique en Amérique latine et les risques encourus à s’aventurer sur ce chemin, obligent toutefois à y penser à deux fois avant de l’emprunter. Nous présentons ici une synthèse de l’histoire de l’énergie nucléaire dans la région et des risques que cela pourrait entraîner.

de Eugenio Fernández Vázquez , Juan Pablo Pardo Guerra

Au Venezuela, Hugo Chávez a annoncé le 21 mai que son gouvernement commencera à travailler sur la recherche et la construction de réacteurs nucléaires pour la production d’énergie. Il s’agit, dit-il, « d’une des voies pour diversifier les sources énergétiques » et d’une possible solution au réchauffement global et à la nécessité de trouver des alternatives au pétrole et aux autres combustibles fossiles.

Aux Etats-Unis, au même moment, l’écologiste Stewart Brand déclarait, après s’être opposé durant des années à l’option nucléaire, qu’il changeait d’avis. « Ce n’est pas que quelque chose de nouveau, d’important et de bon se soit passé avec le nucléaire », a-t-il affirmé en expliquant sa décision, « mais que quelque chose de nouveau, d’important et de mauvais s’est passé avec le changement climatique ».

Tout le monde s’accorde pour dire que la situation énergétique actuelle est insoutenable à moyen terme. Cependant la solution que proposent Chávez et Brand, est comment colmater une brèche pour en ouvrir une autre. Et la brèche nucléaire est énorme et difficile à fermer, de par ses implications environnementales, économiques et géopolitiques. C’est, en outre, une solution qui a déjà été appliquée en Amérique latine et qui a échoué.

L’énergie nucléaire en Amérique latine : quatre pays, sept centrales et un échec.

Trois pays latino-américains se sont embarqués dans l’aventure de l’énergie atomique dans le courant du vingtième siècle avec un certain succès - Cuba a essayé de suivre le chemin nucléaire mais n’a pu commencer par manque de fonds - : l’Argentine, le Brésil et le Mexique. Les trois font face aujourd’hui à des problèmes dans certaines de leurs centrales et sont en train de penser à les fermer voire ont déjà commencé à le faire.

L’Argentine, pionnière en la matière, a commencé à construire la centrale Atucha I en 1964, pour la rendre opérationnelle dix ans plus tard. La nation sud-américaine a ensuite construit la centrale nucléo-électrique de Embalse, qui est entrée en opérations en 1984, puis la centrale Atucha II, qui jusqu’à présent n’est pas terminée et, vu qu’un quart de siècle après avoir posé la première pierre, trois quarts des installations seulement sont prêtes, tout semble prendre le chemin de sa fermeture définitive. Le coût final de la centrale serait d’un milliard de dollars.

Après l’Argentine, ce fut le tour du Mexique, qui commença la construction de l’usine de Laguna Verde en 1969, mais qui n’a pu l’exploiter commercialement dans sa totalité que presque trente ans plus tard. Aujourd’hui, après 36 ans d’un projet qui représente 6,3% de la valeur totale des usines de la Commission fédérale d’électricité mais qui ne produit que 3,2% de l’énergie électrique du pays, le gouvernement mexicain est en train d’envisager son démontage.

En 1974, le Brésil a rejoint le groupe quand il entreprit la construction de l’usine Angra I, près de Rio de Janeiro, qui commença à fonctionner en 1984. En 1976 et dans le même complexe, grâce à une convention avec la République fédérale allemande (RFA), il entreprit alors la construction d’Angra II et en 1984 celle d’Angra III, qui n’a pas été terminée, qui coûtera 1 milliard 800 millions de dollars de plus que ce qui a déjà été investi et tout indique que, comme Atucha II en Argentine, elle n’entrera jamais en fonction.

Avantages et inconvénients de l’énergie atomique

Les arguments de ceux qui ont promu l’option nucléaire dans la région sont différents de ceux qui la promeuvent aujourd’hui. Si à l’époque on croyait que l’énergie nucléaire était plus sûre et plus propre, cette position a été délaissée. La défense de l’option atomique se base aujourd’hui sur la nécessité urgente de freiner le changement climatique.

Il y a plusieurs arguments solides en sa faveur. Par exemple : son développement technologique est beaucoup plus avancé que celui d’autres énergies alternatives ; c’est une méthode « prouvée » de production à grande échelle - comme dans le cas de la France, où plus de 70% de l’électricité est d’origine nucléaire - ; elle permet un approvisionnement constant, contrairement à des technologies comme l’hydroélectricité et l’éolienne, qui dépendent de facteurs environnementaux difficiles à prédire à long terme ; il y aura de l’uranium pour davantage de temps que de pétrole, ce pourquoi le problème de l’approvisionnement est résolu à moyen terme.

Les défenseurs de l’option nucléaire oublient, toutefois, une série d’aspects de l’énergie nucléaire qui obligent à être plus prudent face aux atomes. Tout d’abord, elle produit des déchets très dangereux et difficiles à isoler, ce qui suppose un risque très élevé pour l’environnement et la santé humaine. Bien que toutes les sources et méthodes de production d’électricité et d’énergie génèrent des résidus qu’il faut gérer, aucune n’implique autant de risques que le nucléaire ni n’implique une gestion à si long terme.

Deuxièmement, elle n’est pas totalement sûre, comme l’ont démontré les accidents de Tchernobyl et Three Mile Island. Aucune source d’énergie n’est sûre, mais une fuite dans un oléoduc n’est pas la même chose qu’une fuite radioactive.

Troisièmement, comme l’ont prouvé le Mexique et le Brésil avec les centrales de Laguna Verde et Angra III, leur construction, leur entretien et leur arrêt sont extrêmement coûteux. Dans le cas de l’usine de Laguna Verde, par exemple, on calcule que, d’emblée, le coût du démontage variera entre 500 millions et un milliard de dollars.

Finalement et surtout, cette énergie est liée inéluctablement au fantôme de la prolifération nucléaire, que l’humanité a essayé d’exorciser sans succès depuis le milieu du XXe siècle. Au contraire, le spectre de la bombe se répand à travers le monde. En 1945, seuls les Etats-Unis avaient la capacité de lancer une attaque nucléaire. Ce sont aujourd’hui huit nations qui peuvent le faire -aux Etats-Unis se sont ajoutés le Royaume-Uni, la France, l’Inde, le Pakistan, la Russie, Israël et la Chine - et personne n’est sûr que les programmes nucléaires en Iran et en Corée du Nord ne vont pas dans ce sens.

Concrètement, l’Amérique latine a connu ces problèmes au cours du dernier quart du siècle passé. En premier lieu est apparu le problème de la dépendance technologique et de la destination finale des investissements.

L’étape initiale d’un programme nucléaire, qui prétend satisfaire la demande interne d’énergie, requiert un investissement très important -selon plusieurs analystes, supérieur au milliard de dollars. A ceci, il faut ajouter que, puisque le marché de l’énergie nucléaire dans le monde est consolidé depuis plusieurs décennies et qu’il existe des inerties technologiques très claires dans la branche, une bonne partie de l’investissement sort du pays du fait de la nécessité de devoir acheter des technologies à l’étranger et d’engager des techniciens pour l’entretien. En outre, les coûts de recherche et de développement nécessaires, pour produire une technologie nucléaire propre, sont trop élevés pour qu’un pays en voie d’industrialisation réalise un programme nucléaire avec succès. Tel a été le cas du Mexique qui, bien que disposant de ressources techniques et industrielles suffisantes vers les années 70, dut recourir à General Electric pour la construction des deux réacteurs de Laguna Verde ; ou du Brésil qui, après avoir eu recours à la firme états-unienne Westinghouse, dut alors signer une convention d’importation de technologie avec la République fédérale allemande -, cela ne fait que deux ans que le Brésil est parvenu à développer une technologie propre et compétitive en la matière.

Des quatre pays latino-américains qui ont entrepris l’aventure atomique, seule l’Argentine a réussi à produire une masse critique de scientifiques capables de diminuer la dépendance en ressources étrangères, et la murga - c’est ainsi que Jorge Sábato, père de l’énergie nucléaire argentine, appelait le groupe de techniciens qu’il forma en la matière - et ses héritiers ont pu réaliser des activités spécialisées qui ont réduit dans une certaine mesure la fuite de savoir créé dans le pays et de capital investi, qui sont la conséquence commune de tels projets.

Aux coûts du projet initial, dans tout programme d’énergie nucléaire, s’ajoutent les coûts et les risques du cycle complet du combustible nucléaire, en particulier de l’uranium qui approvisionne les réacteurs, que représentent l’extraction, la purification, l’enrichissement, l’exploitation et la transformation de ce combustible.

Outre les conditions associées à l’accomplissement de chaque étape du cycle de l’uranium (par exemple, le développement d’infrastructures minières, de ressources humaines spécialisées, d’industries d’enrichissement et de transformation du matériel nucléaire, de respect des clauses internationales, etc.) il faut prendre en considération les coûts non comptabilisés liés à la poursuite d’un programme nucléaire. Le plus important parmi ceux-ci est que la nécessité de former du personnel, de développer une technologie et d’entretenir la technologie existante détourne des ressources destinées à d’autres secteurs scientifiques et, ce qui est plus grave, celles destinées à la production de technologies alternatives, plus durables et plus efficaces, qui pourraient parvenir à suppléer cette énergie et les combustibles fossiles.

Cependant, le plus grave reste le problème de la prolifération nucléaire. Bien que tous les pays latino-américains soient signataires du Traité de Tlatelolco - qui fait de la région une zone sans armes nucléaires -, il convient de rappeler que Cuba et l’Argentine ne l’ont ratifié que vers la moitié des années 90, et que le Brésil eut un sérieux affrontement avec l’Agence internationale pour l’énergie atomique des Nations Unies (AIEA) en refusant que celle-ci inspecte ses usines nucléaires, faisant valoir qu’il devait protéger ses avancées technologiques - qui lui permettraient un enrichissement de l’uranium de 30% de plus que celui d’autres pays-. Mais on n’a jamais éclairci le fait de savoir laquelle des deux parties avait raison : l’AIEA en insinuant que le Brésil dissimulait un programme militaire ou les techniciens brésiliens qui affirmaient qu’ils protégeaient leur technologie.

En tout cas, et peu importe qui avait raison ou pas, il est indéniable qu’entreprendre un programme d’énergie atomique réveille le spectre de la bombe. La technologie qu’implique un détonateur nucléaire est nulle : ce qui est compliqué, c’est d’obtenir l’uranium enrichi ou le plutonium qui lui donne le caractère atomique. Or, les réacteurs nucléaires sont nourris d’uranium enrichi, dont l’un des résidus après le processus de génération d’énergie est, précisément, le plutonium.

Le sujet fut récemment abordé à la Conférence de révision du traité de non-prolifération (TNP), qui s’est tenue à New York en mai dernier. La conférence a mis en évidence l’effondrement du régime international de contrôle des armes nucléaires, en ne parvenant pas à un accord sur les mécanismes pour contrôler et éventuellement éliminer les arsenaux nucléaires globaux.

Le problème fondamental du régime actuel réside dans l’impossibilité de garantir, au-delà de la bonne foi des signataires, que ce qui est établi dans le TNP et d’autres traités parallèles soit respecté et que sa portée soit garantie et étendue : la Corée du Nord a déjà constitué un triste précédent en ne respectant le traité que tant qu’elle n’avait pas de possibilités ou d’intentions réelles de le violer ; mais, dès que ses ambitions ont dépassé ce qui était permis par le TNP, elle l’a tout simplement abandonné.

Pour l’Amérique latine, cette usure présente de grands défis dans un futur proche : entreprendre des programmes nucléaires, même dans un but pacifique, implique de faire face aux standards internationaux tant tacites (c’est-à-dire aux examens minutieux d’autres nations) que codifiés (mécanismes de vérification) qui sont de plus en plus coûteux en termes politiques. Par exemple, outre les tensions qui pourraient se produire avec les puissances nucléaires, ces nations qui optent pour la voie énergétique basée sur la technologie nucléaire, devraient garantir la sécurité des installations et entrer dans le jeu diplomatique du monde nucléaire - un jeu dont il convient mieux d’être maintenu éloigné pour les risques qu’il implique, la difficulté des corrélations entre les joueurs et le coût d’une diplomatie nécessairement intensive et sous tension permanente.

Pour l’innovation technologique et énergétique

Du triomphe du Parti des travailleurs au Brésil aux victoires contre la privatisation de l’eau en Bolivie, en passant par le fonctionnement des usines argentines récupérées par les travailleurs et par la lutte paysanne dans tout le continent, l’Amérique latine a montré qu’elle est disposée à parier sur l’innovation et la lutte dans les domaines social et économique.

La situation actuelle exige un pari semblable pour l’innovation technologique et la viabilité. Dans trop de cas, on a écarté d’autres options énergétiques (comme la géothermie ou l’éolienne) sous prétexte qu’elles n’ont pas été prouvées et que leur développement est à peine naissant. Dans trop de cas, sous ce prétexte, on a opté pour l’énergie atomique et l’échec a été clair.

Il est temps maintenant de prendre le chemin de la durabilité et de l’intégralité. Concrètement, pour produire l’énergie suffisante pour l’Amérique latine, il faut entreprendre un processus d’intégration en la matière qui inclut des conventions régionales de production et de distribution, semblables à l’anneau énergétique qu’a annoncé le Mercosur [Marché commun du cône Sud] pour l’extraction et la distribution de gaz naturel.

Ce processus requiert un changement de mentalité non seulement au sein des directions administratives, mais aussi chez tous les acteurs impliqués dans la création et l’exploitation de technologies énergétiques, depuis les scientifiques des institutions régionales de recherche, jusqu’aux producteurs de matière première sur tout le continent.

Comme une communauté de nations unies par des expériences historiques semblables, nous devons comprendre que l’énergie nucléaire -et l’énergie conventionnelle basée sur des ressources fossiles - n’est ni meilleur marché ni plus efficace que d’autres sources alternatives. Par contre, exploiter le potentiel hydrologique de l’Amérique latine -probablement le plus grand du monde - ainsi que la vaste disponibilité de côtes, de radiation solaire, et des zones géothermiquement actives, est clairement une option beaucoup plus durable en termes environnementaux, sociaux et économiques.

Poursuivre cette option garantirait non seulement des systèmes décentralisés de distribution, ce qui s’avèrerait idéal pour la géographie fragmentée de la région, mais permettrait aussi d’asseoir les bases d’une industrie encore non exploitée et d’ouvrir de cette façon de nouvelles niches d’investissement et de croissance économique.

Ainsi, et sans répéter l’erreur de la nucléarisation de l’électricité et du rejet de l’innovation, nous trouverons une solution au problème du changement climatique et des combustibles fossiles et nous pourrons garantir un développement équitable et durable pour toute la région.

Source : Americas Program, International Relations Center (IRC, en ligne en www.irc-online.org/ 6 juillet 2005.

Traduction : Diane Quittelier, pour RISAL www.risal.collectifs.net/

http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=1437