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Petits trocs entre amis

Publie le jeudi 29 septembre 2005 par Open-Publishing
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de MARIANNE MEUNIER

Mis en place il y a près de trois ans, le programme "pétrole contre médecins" n’obéit pas seulement à des considérations idéologiques. Tant s’en faut.

Caracas et La Havane en font la démonstration : le pétrole ne s’échange pas seulement contre de la nourriture. Depuis près de trois ans, le premier fournit au second des barils d’or noir... contre des médecins. Ainsi, ce sont en tout 14 000 médecins, 3 000 dentistes et 1 500 ophtalmologues cubains, soit près d’un quart du corps médical de l’île, qui ont été envoyés au Venezuela. Dans l’autre sens, 53 000 barils de pétrole vénézuélien, et bientôt 90 000, arrivent chaque jour à Cuba.

D’abord surprenante, cette équation, qui place sur les plateaux d’une même balance deux biens de nature radicalement différente - l’énergie, matérielle, et les compétences, immatérielles -, s’explique tout à la fois par les ressources et le contexte économique de chacun des deux pays.

Au Venezuela, il y a un problème sanitaire, qui a des conséquences politiques : les médecins de la République bolivarienne refusent de se rendre dans les barrios (les bidonvilles), les jugeant trop dangereux. Délaissés, leurs 8 millions d’habitants accusent un manque de soins cruel, et sont aussi les preuves vivantes des contradictions d’un président Chávez prompt à se revendiquer comme un homme du peuple. Son mandat arrivant à échéance en décembre 2006, il a tout intérêt à se préoccuper de cet électorat potentiel.

La situation sanitaire cubaine est aux antipodes : avec près de 1 médecin pour 170 habitants, l’État est plus que capable de soigner l’intégralité de la population (à titre de comparaison, on compte 1 médecin pour 188 habitants aux États-Unis). D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le taux de mortalité infantile de l’île est même plus bas que celui de ses voisins d’Amérique du Nord. Le système sanitaire vénézuélien pèche donc là où excelle son pendant cubain. En revanche, avec la chute de l’URSS en 1991, la plus grande île des Caraïbes, sous embargo américain depuis 1963, a perdu un indispensable bailleur de fonds et son unique fournisseur de pétrole. À l’inverse, le Venezuela, cinquième producteur mondial d’or noir, ne connaît rien de ces difficultés d’approvisionnement. D’où sa capacité à compenser les carences énergétiques de Cuba.

Mais cette complémentarité n’explique pas tout. Les raisons de ce rapprochement sont aussi politico-historiques : symboles des bienfaits du socialisme, les médecins de l’île sont traditionnellement envoyés dans des pays en développement depuis le début des années 1960 (52 000 professionnels de santé cubains ont exercé en Asie, en Afrique et en Amérique latine). Quant au Venezuela, il entretient depuis le début des années 1990 des partenariats commerciaux avec ses voisins des Caraïbes, partenariats officialisés le 30 juin dernier avec la constitution de l’alliance de coopération pétrolière « Petrocaribe », aux termes de laquelle Caracas s’engage à vendre du pétrole à treize pays de la zone à des conditions préférentielles.

Les engagements solennels que les présidents Chávez et Castro ont pris récemment n’en sont pas moins empreints de pragmatisme. Les 27 et 28 avril dernier, les deux hommes se sont réunis en grande pompe à La Havane pour l’application de l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (Alba). Cette initiative, lancée par le chef d’État vénézuélien et soutenue par son homologue cubain, vise à construire en Amérique latine un espace commercial capable de résister à la suprématie américaine et plus vaste que le Mercosur (Marché commun du cône Sud), qui compte quatre pays - Brésil, Argentine, Paraguay et Uruguay -, et auquel Chávez a d’ailleurs demandé d’adhérer. Dans le cadre de l’Alba, Cuba a promis de former au Venezuela quelque 40 000 médecins et 5 000 spécialistes en technologie de la santé pour continuer de soigner les habitants des barrios, tandis que le Venezuela doit aider à la réhabilitation d’une raffinerie de pétrole cubaine, faciliter le transfert de technologies vers son voisin et porter ses livraisons de barils à 90 000 par jour. Mais la coopération entre les deux économies ne se réduit pas au troc « pétrole contre médecins » : les deux hommes se sont également promis une aide mutuelle dans les domaines agricole, ferroviaire, maritime, minier (voir encadré).

Pour les républicains américains, il n’y a aucun doute : ces accords ne sont pas uniquement commerciaux. Ils les perçoivent comme une volonté idéologique de contrer la suprématie économique des États-Unis. L’interprétation est d’autant plus tentante que Chávez oppose volontiers l’Alba à la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), projet lancé par Bush père, poursuivi par Bill Clinton, et que dénoncent La Havane et Caracas, qui y voient la preuve des « appétits de domination impériale » des États-Unis.

Cette analyse, essentiellement le fait des conservateurs américains, mérite d’être nuancée. « Il faut faire attention, on est très loin de l’union sacrée entre le Venezuela et Cuba, explique un diplomate en poste à Caracas. Certes, Chávez a des aspirations sociales et admire Castro, mais il retire des bénéfices électoraux de cette alliance, et Castro a besoin de Chávez pour remplacer l’URSS comme bailleur de fonds. » Quant à la crainte de voir une transposition du modèle politique cubain au Venezuela, elle serait sans fondement : « Le Venezuela ne sera jamais Cuba, les conditions culturelles et géostratégiques des deux pays sont radicalement différentes. À la différence des Cubains, les Vénézuéliens n’aiment pas "marcher droit", un peu comme les Français. » Et voir dans l’Alba le pendant socialiste de la ZLEA semble d’autant moins pertinent que cette dernière est au point mort depuis deux ans. En outre, le Venezuela exporte près de 60 % de son pétrole aux États-Unis. Et continuera de le faire quoi qu’il arrive.

Le pragmatisme, plutôt que l’idéologie, semble être le maître mot des deux présidents : « Électoralement, Chávez est gagnant, c’est certain, explique le même observateur. Et si les médecins vénézuéliens sont mécontents de voir exercer leurs confrères cubains, cela ne nuit pas à la cote de Chávez, car, de toute façon, les médecins sont antichavistes. » À Cuba, la situation est identique. D’après des témoignages parus dans l’International Herald Tribune, les patients comme les médecins déplorent cet exode d’un quart de leur corps médical. Mais les « exilés » semblent y trouver leur compte : « Les médecins cubains sont logés par le gouvernement vénézuélien dans des dispensaires où ils bénéficient de conditions de vie bien meilleures qu’à Cuba. À tel point que certains n’ont pas envie de revenir », assure notre observateur.

Alors, si ce troc profite politiquement surtout à Chávez, il est permis de se demander s’il est économiquement équitable. Y a-t-il un gagnant, y a-t-il un perdant ? Peu d’informations sont disponibles, mais un calcul simple est possible : si l’on prend le prix moyen d’un baril de brut en 2004, 38 dollars, on peut estimer, sans tenir compte des conditions préférentielles dont nous ne disposons pas, que sur un an et à raison de 53 000 barils par jour, le coût des livraisons de pétrole à Cuba s’est élevé à un peu plus de 735 millions de dollars pour le Venezuela. D’après un économiste cubain, l’export de la matière grise médicale cubaine au Venezuela coûterait à l’île 750 millions de dollars cette année. Économiquement, le « troc » serait donc proche de l’équité, même si, à long terme, en améliorant à moindres frais sa situation sanitaire, le Venezuela sort gagnant : une population saine travaille mieux qu’une population malade, et est donc plus rentable. Ce qui n’a pas échappé à la perspicacité du camarade Chávez, qui fait ainsi d’une pierre deux coups.

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