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Michel Houellebecq, la possibilité de la poésie

Publie le mercredi 26 octobre 2005 par Open-Publishing
5 commentaires

de Alina Reyes

"Toute marche, irrésistible et mystérieuse, vers un destin" est pour Lovecraft un "élément horrifiant fondamental", note Michel Houellebecq dans son premier livre "H.P. Lovecraft Contre le monde, contre la vie". "Ses héros", dit-il aussi, "marchent comme dans un rêve vers un destin catastrophique."

Le héros de "La possibilité d’une île" s’appelle Daniel. Le livre de Daniel, dans l’Ancien Testament, se termine sur des visions apocalyptiques et l’annonce du "moment de la fin".

"En ce temps-là paraîtra Michel, le chef des anges, le protecteur de ton peuple. Ce sera un temps d’angoisse comme il n’y en aura jamais eu depuis qu’une nation existe et jusqu’à ce moment-là. Alors seront sauvés tous ceux de ton peuple dont le nom sera inscrit dans le livre de vie".

Michel H., lui, mi-ange mi-démon peut-être, donne à Daniel la vie éternelle par réincarnations successives, à partir du moment où il confie son ADN à la secte des éléhomites - geste qu’il ne paraît pas abusif d’interpréter comme une inscription au "livre de vie".

"Beaucoup de gens qui dorment au fond de la tombe se réveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour la honte, pour l’horreur éternelle" (Daniel, 12-2).

C’est ce qui arrive aussi aux personnages de M.H., à la différence que chacun reçoit tout à la fois la vie, la honte et l’horreur éternelles. Du moins en est-il ainsi pour Daniel et ses vingt-cinq clones successifs, sous le regard aimant, fidèle et éternellement recommencé de son chien Fox - la marche vers son « destin catastrophique » ne pouvant plus être accompagnée que par cet animal.

On sait que l’auteur lui-même vit désormais dans la seule compagnie de son chien. À dix-huit - vingt ans, alors que je vivais tranquillement désespérée et absolument isolée au bord de l’océan, j’eus aussi une chienne, que j’appelai Moïra, du nom de la figure grecque du Destin. Et plus qu’à l’animal qui a donné son nom aux Cyniques, dont Daniel 1, « cynique » comique à succès, se réclame, invoquant Diogène, Fox me fait penser à cette présence rassurante, pour ne pas dire vitale, ce petit bout de paradis perdu sur pattes qui accompagne les malheureux tout en manifestant la chiennerie irréductible de leur vie.

M.H., qui évoque à plusieurs reprises dans ce roman Schopenhauer (lequel vécut d’ailleurs seul avec sa chienne) s’inscrit décidément bien dans la logique de la « poussée aveugle » décrite par le philosophe. Mais le destin, chez lui, bégaie. Deux mille ans après (après 2000 ans après Jésus Christ, donc), Daniel n’en finit pas de revivre la vie indéfinie, atrophiée et limbique des néo-humains.

Ce destin à valeur de déterminisme cosmique, comme dans la moïra, réside dans la promesse, esquissée puis affirmée, toujours renouvelée, jamais tenue. La vie est une suite de souffrances sans fin, dues, ainsi que chez Schopenhauer, à la torture des désirs, aussitôt satisfaits aussitôt renouvelés, reconduits, dans un mécanisme infernal d’impossible assouvissement.

Pourtant Daniel 1 atteindra son île, fugacement, avec son deuxième amour : « ... ces quelques heures justifiaient ma vie Je n’exagérais pas, et j’avais conscience de ne pas exagérer : nous étions à présent dans l’absolue simplicité des choses (...) j’écrivis un poème ». Petit animal sexuel et vivace, Esther lui offre son moment de grande joie, son instant d’éternité. Et le mène à l’accomplissement de sa destruction. La femme fatale fait son œuvre, telle une chambre noire où se trame la révélation d’un visage capté dans un éclair de lumière. De même que la Terre se verra bientôt ravagée par des catastrophes climatiques et nucléaires, de même sera défiguré, dépeuplé, dévitalisé le cynique, riche et médiatique comique - tellement représentatif du monde dans lequel il vit (nous vivons).
Star de one man show qui a viré cinéaste en continuant d’exploiter habilement les goûts les moins ragoûtants du jour, exploitation diaboliquement contrôlée des haines racistes et misogynes et plus généralement pratique intensive de la dévaluation grossière des valeurs, ce Daniel 1, dessiné par M.H. en (auto-)portrait sans pitié, est aussi lucide que désemparé.

Ses rapports avec les femmes, définies comme « du gras autour d’un trou », révèlent un si grand besoin d’amour qu’il s’en trouve racheté aux yeux du lecteur, ou du moins de la lectrice que je suis. Michel Onfray a écrit quelque part que la sexualité de ce personnage était minable. Certes M.H. s’emploie depuis des années à exalter en quelque sorte la misère sexuelle de ses contemporains à travers celle de ses personnages. On ne peut dire qu’il la déplore ni qu’il la dénonce, il en fait des livres à succès qui la mettent à la mode, l’imposent quasiment comme modèle.

Or cette misère sexuelle dont tout le monde désormais se délecte morosement n’est en réalité qu’un point de vue sur la sexualité. La formule en elle-même est un jugement moralisant, comme l’était naguère le terme de péché. L’onanisme et la luxure, péchés de nos parents et grand-parents, sont aujourd’hui notre misère sexuelle. Quoique vous fassiez, et maintenant même si vous êtes chaste ou fidèle, c’est le même éternel problème, vous faites mal. Courbez l’échine, misérables, il y aura toujours quelqu’un ou quelque institution pour vous rappeler que vous n’êtes qu’un tas de misère, et vous approuverez, puisque votre misère vous dédouane d’exercer votre liberté.

Sexualité minable de ce Daniel, juge donc notre philosophe-en-vogue, prouvant encore par là que de quelque bord qu’on se trouve, la dénonciation sexuelle est un instinct parfaitement partagé. Or, qu’y a-t-il de misérable dans l’attitude de Daniel lorsque, le désir s’étant éteint dans son premier couple après de longues années de mariage, pendant deux ans son corps renonce de lui-même à toute sexualité, même solitaire ? La réaction d’un jouisseur militant tel Monsieur Onfray, qui consisterait sans doute à s’empresser d’aller voir ailleurs - à y aller de toute façon, avec ou sans manque - serait-elle plus glorieuse ?

Et qu’y a-t-il de misérable, plus tard, dans sa relation passionnée et ardente avec Esther ? Voilà un homme que l’amour rend à l’état d’enfance, qui s’émerveille de gestes érotiques simples et ne se lasse pas, avec celle qu’il aime et seulement avec elle, de sexe, de tendresse, de caresses. Qu’y a-t-il là de minable ?

Pour cruel qu’il soit, le regard de M.H. sur la sexualité de ses personnages est étonnament simpliste. C’est un petit garçon qui entend du bruit dans la chambre de ses parents et ne veut surtout pas regarder par le trou de la serrure. Pour lui les vieux et les femmes de plus de quarante ans ne peuvent éprouver du désir ou de l’amour sans qu’ils leur soient une torture insoutenable. Pour lui un homme jusqu’à la fin de sa vie ne peut avoir d’autres désirs que ses désirs d’adolescent, d’autre goût que pour les adolescentes ou les très jeunes femmes. S’il dénonce à juste titre le jeunisme de notre société, c’est sans doute lui accorder beaucoup trop de pouvoir que de la croire capable d’interdire toute vie sexuelle, voire toute vie, au-delà d’une trentaine d’années. L’interdit est dans la tête de celui qui, même sans le savoir, croit aux mots « péché » ou « misère sexuelle ».

Ces considérations psycho-sociologiques sont en tout cas loin de constituer l’intérêt essentiel de cet étrange roman. Pour la première fois en lisant Houellebecq, il m’a sauté aux yeux que cet homme était un poète. Ce roman est un poème.

« Craignez ma parole », dit-il dès le début. Il y a là de la roublardise bien sûr, mais aussi la vérité profonde d’un esprit qui se sait traversé par une parole poétique. « Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre », prévenait Lautréamont au premier de ses Chants aux « émanations mortelles ». Et de fait il m’est rapidement apparu une parenté formidable entre les deux auteurs. « La possibilité d’une île » est un roman métaphysique. La secte éléhomite qui occupe un grand (trop grand ?) centre du texte est d’une nullité spirituelle crasse, mais elle va conquérir ce monde finissant parce que c’est justement ce à quoi il aspire. Le vieux rêve d’immortalité continue de hanter même l’homme le plus rationnel, comme Daniel. S’il s’accroche à sa raison, au-dehors la folie furieuse se déchaîne et le contamine malgré lui. L’énorme supercherie et le crime dont il est témoin ne peuvent pas le troubler plus d’un instant. Puisque le monde, ou ce qu’on n’appelle plus Dieu, n’est qu’un gros farceur, un metteur en scène de pantalonnades.

Le début du roman, ponctué de name-dropping à la Bret Easton Ellis, donne lieu à mainte pique assassine contre tel ou tel personnage connu, Fogiel par exemple ou... Onfray. L’évocation d’une soirée réunissant des super VIP est pleine de scènes drôlatiques, notamment celle où Karl Lagerfeld, « sauvage véritable » s’empiffre avec une gloutonnerie barbare sous les yeux effarés de la fausse sauvage Björk.

Le début du récit de vie de Daniel 1, tant à travers les formules reprises de ses sketches que dans son regard quotidien sur le monde, est d’une cruauté barbare justement. M.H. a toujours manié l’humour et l’ironie, notamment dans les premières pages de ses romans, mais cette fois nous avons droit à un festival de bouffonnerie débridée, d’images atroces et incongrues qui rappellent les grotesqueries de Maldoror. Ici c’est « une polyphonie de brebis pyrénéennes samplées sur de la techno hardcore », là en écoutant une conversation d’humains « les vaches hochaient la tête », ailleurs « le M.E.N. (Mouvement d’Extermination des Nains) [les nains sont les enfants] prônait la disparition de la race humaine, irrémédiablement funeste à l’équilibre de la biosphère, et son remplacement par une espèce d’ours supérieurement intelligents - des recherches avaient été menées parallèlement en laboratoire afin de développer l’intelligence des ours, et notamment de leur permettre d’accéder au langage (je songeais à Gérard Depardieu dans le rôle du chef des ours) ».

Ce bestiaire impromptu anthropomorphise moins les animaux qu’il ne bêtifie les hommes, rendus chimères par de monstrueux accouplements poétiques. La cruauté ducassienne se déchaîne, notamment à l’encontre de l’enfant, « sorte de nain vicieux » qu’il faut éradiquer de la planète et de la vie humaine - le programme finira par être accompli grâce aux travaux du savant fou de la secte. « L’utilisation du vocabulaire scientifique peut constituer un extraordianire stimulant pour l’imagination poétique », remarquait déjà M.H. dans son livre sur Lovecraft, notant le recours de Lautréamont à cette technique.

Déréliction particulière et collective, l’ensemble du cirque recouvre, au sein secret de l’arène, une douleur sans nom, qui se laisse apercevoir par de petites failles dans le texte, des notations fugitives mais irrémédiables, telles que « la parole détruit, elle sépare » ou encore « déchiré de rire ». D’un bout à l’autre le roman ressemble à ce petit poème :

« Une vieille femme désespérée,
Au nez crochu
Dans son manteau de pluie
Traverse la place Saint-Pierre. »

Tout est consommé, et pourtant tout continuera à se consommer, comme s’il ne pouvait y avoir nul répit aux souffrances de l’homme, aucun espoir de grâce. Certes les néo-humains, débarrassés du désir, de l’ennui et de tout affect, souffrent moins spectaculairement - mais leur conscience de ne pouvoir atteindre malgré cela ni le bonheur ni même la paix, et leur réduction à l’état de machines pensantes et communicantes fait planer sur leur existence de faux immortels, leur existence en forme de sinistre éternel retour, une tristesse inqualifiable. Quant aux sauvages, vrais humains rescapés des catastrophes, ils sont retournés à un état d’immonde barbarie, telle qu’elle n’a jamais existé en réalité dans aucun groupe humain : pas la moindre trace d’art ou d’intelligence chez eux, seulement la saleté repoussante et le combat extrêmement brutal et meurtrier pour le pouvoir et la possession de la vulve des femelles.

Le fameux non-style de M.H. prend ici, au début et surtout à la fin du livre, valeur d’une esthétique de l’épure. Les derniers tableaux sont si beaux à voir intérieurement qu’on regrette d’avance leur prochaine retranscription au cinéma. Je referme le livre et malgré ces centaines de pages désespérées je suis heureuse, parce que je sais qu’existe encore la possibilité de la poésie.

http://amainsnues.hautetfort.com/ar...

Messages

  • Me suis rendu il y a quelques jours à la FNAC de la ville voisine pour y acheter quelques livres. Très vite une chose m’a frappé. J’ai interrogé une vendeuse qui passait : "Le dernier livre de Houellebecq ne figure ni sur le présentoir des best-sellers à l’entrée, ni même sur les tables de nouveautés. Il est en rupture" "Non, , m’a-t-elle répondu, nous l’avons enlevé. Ça n’a été qu’un feu de paille."
    Ah bon, où était-il l’"évènement" de la rentrée littéraire lancé avec grand tapage ? Où était-il ce chef-d’oeuvre promis au prix Goncourt par Philippe Sollers et consorts ? Disparu alors que le prix en question n’était pas encore décerné.
    Quant à la poésie de son auteur racheté à coups de millions par un marchand de canon, ses précédents textes m’en ont découragé. je crains pour ma part qu’elle ne soit que fumée médiatique un peu ridicule.
    Le Yéti

    • C’est bien dommage. Je n’ai acheté ce livre qu’assez tard parce que la médiatisation m’ennuyait moi aussi, mais la curiosité a fini par l’emporter, ou plutôt c’est lui qui m’a emportée, après l’avoir feuilleté deux secondes il n’a pas voulu me laisser sortir de la librairie sans lui. Eh bien c’est de loin le meilleur roman de M.H. Plusieurs semaines après l’avoir lu maintenant, il me laisse encore une profonde impression. Il ne ressemble à aucun autre livre et c’est sans doute pourquoi il peut déconcerter, aussi.
      Il faudrait pouvoir le lire comme si l’on avait déniché un trésor méconnu au fin fond d’une petite librairie. C’est un trésor, mais caché par le tapage !
      Alina

    • Au charlot du dessus

      Le communisme est une maladie honteuse et transmise de père en fils et de mère en fille.

  • Houellebecq ? De la science-ficcion à deux sous, l’exploitation habile des peurs des classes moyennes, une écriture moins que mediocre, de la provoc bien manié qui fait jaser pour mieux vendre. Pour lui - comme pour son éditeur - il n’y a que le fric qui compte, écrire n’est qu’un moyen de s’enrichir.

    Oublions vite tous ces ineptes marchands de papier, les Sollers, les Houellebecq et tous les goncoursables ultramediatisés. Revenons à la vraie littérature, aux classiques, à Thomas Mann, à Saramago, à Harold Pinter, à tant d’autres. La vie est trop courte pour perdre son temps avec Houellebecq.

    Karl.

    • Vous pouvez lire son essai sur Lovecraft, non dénué de qualités.

      Tellmarch

    • Houellebecq...J’avais bien aimé ’Les particules élémentaires" mais là, son livre m’est tombé des mains. Pour le coup le lecteur s’ennuie autant que l’écrivain. La platitude de son écriture, ses vers de mirlitons en font le degré zéro de la littérature. Tout au plus peut-on ressentir une certaine compassion pour cet homme et sa "pensée opératoire", qui scotche au réel et dont l’utilisation même de la "science-fiction" n’arrive pas à l’en faire décoller. Mais de cela, bien sûr, il est totalement conscient. N’est pas Bartleby qui veut !