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La loi DADVSI : le compte-rendu synthétique de cette première séance

Publie le vendredi 23 décembre 2005 par Open-Publishing

de Serge RIVRON

La loi DADVSI : le compte-rendu synthétique de cette première séance introductive est publiée sous le lien suivant : assemblee nationale

Craignant que beaucoup d’entre vous ne voient pas l’intérêt ou n’aient pas l’énergie de lire ça en entier, et tout en le regrettant, je me permets de vous faire ce compte-rendu à ma façon - dont vous ne serez pas étonnés qu’il soit partial, mais je vous jure qu’il y a de quoi.

"Pathétique" : ce qualificatif liminaire a été employé plusieurs fois, et un rien abusivement par nos députés et par le ministre Donnedieu de Vabres en manière de disqualification des propos adverses.

Abusivement ? Pas sûr, car il faut bien reconnaître que quelquefois le propos des uns ou des autres s’est un peu égaré. A l’évidence, les députés suffisamment connaisseurs du monde du Web et aptes à juger des enjeux d’une législation en la matière sont, dans tous les camps, peu nombreux. Et c’est bien ce qui est inquiétant, parce que du coup, le résultat du vote est connu d’avance, inféodé à la discipline partisane et donc soumis à l’option "oui" de la majorité UMP.

Pourtant, rarement discours d’un ministre présentant son projet de loi aura été plus creux, contrefait, mensonger et démagogue (rien que ça, oui !) que celui de M. Donnedieu de Vabres, dont toute la rhétorique se résume en ces 4 artefacts :
 un appel déclamatoire à la "fierté" des députés qui approuveront son texte - ce qui tendrait piteusement à sous-entendre que quelques-uns dans sa majorité n’en sont pas si sûrs. Pour donner plus de racine à cette "fierté" proclamée, il argue d’un débat et d’une loi "historiques" - quand le rapporteur de la loi en personne introduira son exposé en employant la formule de "projet modeste", chargé lui de dédramatiser les enjeux et d’en refiler l’initiative à qui ?... à l’Europe, comme d’habitude !

 l’urgence à légiférer, imposée par les directives de Bruxelles - argument dont il semble ne pas s’apercevoir qu’il contredit totalement celui du fameux "débat historique", qui s’avoue donc déclenché sur commande et sommé d’être très bref, puisque la messe doit être dite au plus tard le 31 décembre !

 la protection des internautes ! Ici je ne peux m’empêcher d’extraire cette petite citation de son discours : "Le Gouvernement a confié à MM. Brugidou et Kahn une mission d’expertise des technologies de filtrage afin de proposer aux internautes des outils de protection contre la contrefaçon". Au nom des internautes et des auteurs, je vous remercie sincèrement, Monsieur le ministre.

 la protection des droits des créateurs - sans commentaires (ou voir un de mes anciens textes à ce sujet : http://srivron.free.fr/comvoyous.html )

Ces quatres mobiles donnent lieu à toute une loghorrée de déclarations d’intention n’ayant que très peu de rapport avec les conséquences immédiates et à moyen terme du texte proposé, mais soigneusement tartinée de vaseline à oindre les petits orgueils de publics aussi hétéroclites que les jeunes artistes, les handicapés, les bibliothécaires, les maires, bref, tous ceux qui fleurissent beau dans la barbe d’un ministre de la Culture - et une grande partie de ceux qui s’inquiètent à juste titre de la nocivité de son projet. Pardonnez-moi de vous faire encore écouter un morceau de cette douce musique - C’est Donnedieu qui chante, naturellement

"Il est un leurre, qui se perd dans la dialectique du rêve : le sentiment de l’accessibilité infinie au marché mondial. C’est un rêve que chacun peut légitimement faire, surtout les jeunes créateurs qui, quel que soit leur domaine d’expression et où qu’ils soient dans le monde, se disent qu’Internet est une chance pour eux d’avoir un rayonnement mondial. Internet peut certes être une chance formidable, mais à condition que l’on ne s’y noie pas. Il faut être repéré, détecté, reconnu. Le risque de concentration autour de quelques artistes installés est réel. Une juste distinction doit s’opérer entre la découverte librement consentie des talents et le pillage de leur œuvre. Qu’on ne s’y trompe d’ailleurs pas : Internet ne détournera pas le public de la magie du spectacle vivant. Il peut, et doit, mieux le faire connaître à tous les publics, en particulier aux plus jeunes, ce qui passe par l’amplification des actions d’éducation à l’image. La perspective d’une diffusion immédiate et mondiale suscite parfois de faux espoirs, voire des illusions dangereuses. Le rêve d’un jeune artiste est bien la rencontre avec son public !"

Pour être tout à fait complet sur les arguments du ministre, il faut aussi évoquer un slogan sorti tout droit d’une agence de com, et qu’il ressert une bonne dizaine de fois comme LE truc inattaquable : la "riposte graduée" à l’égard des internautes pirates, qui à ses dires est définie dans un amendement qu’il vient lui-même de déposer à sa propre loi - ce qui fait les choux gras de l’opposition, qui a beau jeu de dénoncer le curieux sens du débat historique d’un ministre déposant à la dernière seconde des addenda à sa propre loi et sans en donner copie à personne.

Pour ce qui est du débat lui-même, et bien que n’ayant pas de sympathie particulière pour les socialistes ni les communistes, on retiendra deux interventions intéressantes, qui visaient l’une à censurer le débat (celle des communistes), l’autre à l’ajourner. Compte-tenu de l’éclairage qu’ils peuvent apporter sur les dangers de la loi DADVSI, je donne pour conclure un extrait de l’intervention de monsieur Christian Paul, rapporteur de la motion socialiste (on notera au passage la pertinence des interventions du ministre) :
M. Christian Paul - Vous présentez nos positions comme des fables libertaires ou une philosophie de pacotille.

Pour ma part, je prends au sérieux les bouleversements qui s’opèrent sous nos yeux et je crois à des solutions pratiques pour financer des rémunérations compensatoires et des aides à la création. Qui affaiblit le droit d’auteur au risque de le tuer ? ceux qui veulent des adaptations aux nouveaux usages culturels ou les majors qui mènent une croisade répressive en s’arc-boutant sur des pratiques obsolètes ? Ceux qui veulent démocratiser la création et permettre à tous les artistes de diffuser et de vivre de leurs œuvres grâce à la technologie d’aujourd’hui ou ceux qui fabriquent, salarient et vendent comme un produit de supermarché de jeunes artistes en prime-time ? Qui est raisonnable ? ceux qui fabriquent des remparts de papier ou ceux qui veulent inventer de nouveaux modèles culturels et économiques adaptés au monde qui vient ?

Dans cette approche, il y a de la raison et de l’idéal. De la raison car nous refusons l’idée de gratuité totale, que personne ne défend sérieusement : il n’y a pas de création sans ressources pour les créateurs. Mais les réseaux numériques peuvent être à l’origine d’une avancée considérable, à la mesure de celle qu’offrit l’invention du livre imprimé. Sans ignorer Beaumarchais, nous n’entendons pas mépriser l’idéal de Condorcet d’une culture ouverte au plus grand nombre ni oublier l’appel de Victor Hugo, en 1878, à constater la propriété littéraire, mais à fonder en même temps le domaine public !

C’est à la lumière de cette histoire que nous devons examiner les dangers que recèle votre texte, qui tiennent en premier lieu à son inspiration. Il ne recherche pas l’équilibre entre des droits légitimes qu’il faut concilier : il cède à la panique ! Celle qui a saisi nombre d`acteurs économiques, parmi les plus puissants, et d’artistes devant les évolutions que nous connaissons. Le marché du disque, c’est vrai, a connu des soubresauts. Cette crise a de multiples causes, et la preuve reste à faire que le téléchargement en est la principale.

Attribuer la chute des ventes aux échanges peer to peer relève d’une analyse simpliste. D’autres facteurs peuvent largement l’expliquer : la fin du cycle de ce produit qu’est le disque - les consommateurs ont aujourd’hui, pour l’essentiel, reconstitué leur collection en format CD, la crise économique, qui pèse sur le pouvoir d’achat des ménages, les nouvelles technologies - téléphone portable, ordinateur, Internet - qui sont autant de ponctions sur le budget des ménages, et plus particulièrement des adolescents, sans parler de la concentration de l’offre, surtout dans le domaine de la musique, autour de quelques artistes, selon des règles de marketing qui tuent la diversité culturelle.

L’étude universitaire la plus récente, menée en relation avec une association de consommateurs et financée par rien moins que le ministère de la recherche, est catégorique : l’intensité des usages peer to peer n’a, globalement, aucun effet sur les achats de CD et de DVD ! Quant au cinéma, il souffre d’une fragilité structurelle. Si vous voulez vraiment soutenir le développement de la vidéo à la demande, abaissez donc la TVA sur les produits culturels à 5,5% ! Il ne s’agirait plus de discours à l’UNESCO, mais d’actes !

Chaque révolution dans les technologies de diffusion et de reproduction, après des affrontements musclés, a abouti à un nouvel équilibre. A l’époque du piano mécanique, les ayant droit de Verdi attaquaient l’un des inventeurs ! Les grands compositeurs se sont opposés aux boîtes à musique ! Mais le législateur a rendu légale la fabrication d’appareils de reproduction de musique : quelques années plus tard naissait l’industrie du disque. Avec la radio, la musique devenait gratuite pour l’auditeur, avec une qualité du son meilleure : vives protestations des producteurs de disques, dont les ventes ne repartiront qu’au prix d’innovations telles que le 45 tours et la haute fidélité !

Et le magnétoscope ? On a cru à la mise à mort du cinéma ! Jack Valenti, le lobbyiste du cinéma américain, déclarait que le magnétoscope était au cinéma ce que l’étrangleur de Boston était aux femmes seules ! Deux ans plus tard, contre Hollywood, la cour suprême des Etats-Unis légalisait le magnétoscope... et le cinéma est toujours là ! Le premier baladeur numérique fut attaqué en 1998 par les maisons de disques - il est aujourd’hui dans des millions de poches - et quand les logiciels d’échange peer to per sont apparus, Napster et Kazaa en tête, les mêmes entamèrent une nouvelle croisade !

La démonstration est évidente : la cohabitation des canaux de la culture, celle des modèles de diffusion dans le domaine musical - disque, vente en ligne et échanges non commerciaux par peer to peer - est possible et souhaitable.
Ce texte est également dangereux par son contenu. Vous faites le choix de sanctuariser par le droit les mesures techniques de protection, donc la gestion numérique des droits. Cela crée d’abord un risque pour la copie privée, même si vous le contestez. Les dispositifs anti-copie que vous voulez généraliser vont inéluctablement réduire, puis supprimer la copie privée.

M. le Ministre - C’est faux ! C’est scandaleux !

M. Christian Paul - Ce n’est sans doute pas votre but, Monsieur le ministre, mais c’est celui des grands acteurs du secteur. Du même mouvement sera tarie la rémunération pour copie privée que perçoivent les artistes. Le second risque concerne les libertés. En ce domaine, la récidive, depuis le début de la législature, est flagrante : c’est la tentation du filtrage, du fichage et, osons le dire, du flicage de l’Internet. En 2004, trois textes sont allés dans ce sens - trois textes en trois mois ! La loi Perben 2 a durci les sanctions contre la contrefaçon, en particulier pour dissuader l’échange de fichiers musicaux sur Internet. La loi dite de « confiance » ...

M. le Ministre - Il y a aussi de la barbarie, sur Internet !

M. Christian Paul - Cette loi de confiance dans l’économie numérique, donc, a cédé nuitamment à la tentation de filtrer les contenus et de renforcer à l’excès la responsabilité civile et pénale des fournisseurs d’accès. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs émis d’expresses réserves sur la nature de ces mesures. Puis la loi réformant la Commission nationale de l’informatique et des libertés a permis aux sociétés de gestion de droits de constituer des fichiers d’internautes en infraction. Le Conseil constitutionnel n’a pas réagi, mais la CNIL elle-même a refusé les modalités techniques qui lui étaient proposés pour détecter automatiquement les infractions. Quel désaveu ! La protection légale donnée aux mesures de gestion des droits numériques crée un risque pour la vie privée. C’est un véritable contrôle de l’usage des œuvres, et même le traçage de nos préférences littéraires et artistiques, puis de tous nos échanges en ligne qui se prépare.

M. le Ministre - C’est faux !

M. Christian Paul - La troisième catégorie de risques concerne l’interopérabilité, c’est-à-dire la capacité de deux systèmes d’information à communiquer entre eux - de lire un CD ou un DVD sur le lecteur de son choix. Vous en avez fait la démonstration cet après-midi, à votre corps défendant : avec le baladeur que j’ai ici, je ne peux rien télécharger sur les plateformes qui sont venues tout à l’heure à l’Assemblée ! Des milliers de Français vont acheter des baladeurs pour Noël. Savent-ils que ce projet de loi les transforme, potentiellement, en délinquants ?

M. le Ministre - C’est lamentable ! Minable !

M. Christian Paul - Je ne voudrais pas vous infliger un voyage au bout de l’enfer numérique, mais prenons quelques exemples de la vie quotidienne. Les mesures techniques, d’ores et déjà installées sur les CD, ne sont pas lisibles sur les baladeurs de cette marque-là : si j’achète légalement un titre sur une plateforme payante, telle que celle qui était en démonstration - à votre initiative - au Palais Bourbon, je ne pourrai pas l’écouter, son format n’étant pas compatible. Il faudra donc que j’achète ce titre grâce à une carte prépayée - dont vous avez, soit dit en passant, permis qu’elle soit offerte aux députés... belle leçon de gratuité - et que je contourne les mesures techniques installées par la maison de disques, m’exposant ainsi aux peines prévues par la loi - jusqu’à 3 ans de prisons et 300 000 € d’amende.

M. le Ministre - C’est lamentable, c’est minable !

M. Christian Paul - Monsieur le ministre, nous avons un rendez-vous législatif. Vous vouliez lui donner un caractère historique. Je considère qu’à trois reprises en dix minutes, votre parole vous a échappé.
En guise de remède, les vendeurs du plus grand distributeur français de disques et de livres recommandent aujourd’hui à leurs clients de graver le titre sur un Cd vierge afin de pouvoir l’écouter.

Mme Marylise Lebranchu - Exact !

M. Christian Paul - Vous trouvez peut-être cela lamentable, mais si votre projet était voté en l’état, ce distributeur exposerait ses clients à des sanctions. L’alternative consiste donc à se rendre sur la plateforme d’Apple - souhaitez-vous conforter le monopole de ce groupe ? - ou à acheter un baladeur qui puisse lire le format Microsoft. La question qui suit n’est pas attentatoire, elle provient de l’expérience vécue par des milliers de Français : le but de ce projet de loi est-il de renforcer le monopole de Microsoft sur les systèmes d’exploitation ? C’est d’ailleurs pour avoir lié le système d’exploitation et le format de diffusion de la musique et des films que la firme a été condamnée pour abus de position dominante par la Commission européenne.

M. Jean Dionis du Séjour - Je ne vois pas le rapport !

M. André Chassaigne - C’est là qu’il y a piraterie !

M. Christian Paul - Mon baladeur peut lire des formats MP3, mais aucune des grandes plateformes ne me propose de titres sous ce format. Prenons ensemble la mesure du risque que représenterait ce projet de loi en matière d’interopérabilité. Certes, il faut savoir s’affranchir de la technique, mais mieux ne vaut pas l’oublier complètement lorsque l’on légifère.

L’interopérabilité, c’est la possibilité pour un consommateur de copier un morceau de musique d’un CD vers son baladeur, de stocker de la musique achetée sur n’importe quel site. C’est une simplicité d’utilisation qu’il faut conserver au consommateur, nécessaire à la réussite des systèmes de vente en ligne que vous défendez, et que nous ne critiquons pas. L’absence d’interopérabilité, en revanche, c’est l’obligation d’utiliser un baladeur donné pour une musique donnée, et de racheter toutes les œuvres lorsque l’on change de baladeur.

L’interopérabilité permet aussi à tout industriel de développer un système compatible et de proposer ses produits sur le marché. Votre Gouvernement dit se préoccuper d’intelligence économique. Mais aujourd’hui, la plupart des fournisseurs de mesures techniques sont américains ou japonais : nous devons donc préserver un cadre favorable à notre industrie, sans quoi les seuls gagnants seront les grands groupes non européens.

Le premier éditeur mondial de distribution de Linux est une société française, qui crée des emplois. Si l’on empêche le contournement à des fins d’interopérabilité, on empêchera cette société d’intégrer des logiciels libres.
Préserver le logiciel libre n’est d’ailleurs pas dans le seul intérêt des développeurs ou des utilisateurs : il est devenu un bien commun informationnel, indispensable au développement des nouveaux systèmes d’information.

En résumé, l’interopérabilité permet d’utiliser les systèmes de notre choix pour accéder aux contenus et de ne pas nous voir imposer l’utilisation de certains matériels dont les détails de fonctionnement ne nous sont pas connus. Cela est particulièrement important lorsqu’il s’agit d’informations sensibles : comment imaginer que des systèmes utilisés par la défense nationale soient porteurs de brèches de sécurité, exploitables par une puissance étrangère ?

Vous crierez à la théorie du complot. Mais certains logiciels d’IBM et des systèmes d’exploitation de Microsoft ont été épinglés par les juridictions et votre Gouvernement a interdit - à juste titre - l’utilisation d’un logiciel de téléphonie Internet dans la recherche publique.

L’interopérabilité, c’est la République dans le numérique, c’est la langue commune qu’il nous faut préserver contre les clans et les baronnies informationnelles. Une partie de votre majorité souhaiterait durcir ces risques répressifs : un amendement circule dans les couloirs du Palais Bourbon sous le nom de « Vivendi Universal » - allez savoir pourquoi -, qui vise à pénaliser le développement de tout logiciel n’intégrant pas de système de contrôle des actes de son utilisateur.

Voilà. Je vous laisse méditer tout ça. Le drame, c’est que nous ne pouvons pas faire grand-chose d’autre.