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L’affaire Enel-France-Italie : il était une fois le libéralisme gagnant

Publie le mercredi 1er mars 2006 par Open-Publishing

de Giorgio Cremaschi traduit de l’italien par karl&rosa

Alors, sommes-nous en guerre avec la France ? Auparavant nous étions des ennemis pour l’Irak, maintenant le sommes-nous aussi pour Suez (la multinationale de l’énergie) ?

La droite et le gouvernement italien pensent évidemment que l’attaque aux méchants Français est utile en campagne électorale. Qui ne font pas preuve de réciprocité, c’est-à-dire qu’ils achètent chez nous des banques, des industries, des services, mais ne veulent pas être achetés.

C’est carnaval et parmi nos anciennes masques réapparaît cellui de Tecoppa, le fanfaron peureux qui se fâche avec son adversaire parce qu’il ne se laisse pas embrocher en duel.

Pour quelles raisons le capitalisme français, qui existe encore comme tous les autres capitalismes, devrait-il perdre des positions dans ce nœud stratégique qu’est la production et la distribution de l’énergie en Europe, en cédant des positions à Enel ? Seulement les tecoppa du gouvernement, grâce au traitement spécial dont ils profitent dans notre système radiotélévisuel, peuvent éviter de tomber dans le ridicule. Depuis longtemps, le capitalisme libéral montre un visage bien différent de celui de la propagande. Il n’est pas en train de se développer comme un système de marché unifié, où les états et la politique disparaissent, mais au contraire comme un lieu de compétition où les gouvernements et les pouvoirs publics sont importants autant que la finance et les entreprises.

Henry Kissinger fut l’un des premiers à définir la globalisation de l’économie comme l’extension du modèle et du pouvoir américain dans le monde. Et en effet, après l’effondrement de l’Urss, globalisation et croissance du pouvoir économique, politique et militaire des Usa ont procédé d’un même pas. En ce sens, l’extension du libre marché n’a rien été d’autre que l’extension du protectionnisme américain sur le monde entier.Tu parles d’une réciprocité ! Les Usa ont toujours empêché des acquisitions stratégiques dans leur propre cour, alors qu’ils ont défendu leurs multinationales avec des mesures économiques et avec leurs porte-avions.

Le système capitaliste mondial avait ainsi établi sa propre pyramide hiérarchique, avec les Usa à son sommet et peu au-dessous, avec un rôle précis, les grandes puissances européennes et le Japon. Or, ce système a sauté et toutes les hiérarchies sont remises en cause.

Celles qui devaient être un peu plus que des colonies haussent la tête et deviennent des centres autonomes du développement. De la Chine à l’Inde, du Brésil à la Russie poussent les nouveaux chantiers du capitalisme, qui n’absorbent pas seulement les investissements des multinationales occidentales mais commencent à rivaliser avec elles. La caractéristique commune de toutes les grandes puissances émergentes est qu’elles s’en fichent bel et bien des dits principes du libre échange. Au fond, la Chine est le plus grand système à participation étatique au monde. Programmation industrielle, rôle de l’Etat et des pouvoirs publics, alliances d’égal à égal avec les multinationales ne font qu’un et la bourse et les Opa viennent bien après.

Cette fable de l’expansion du libre marché que l’on ne peut pas arrêter, qui aurait naturellement éliminé les Etats nationaux et les politiques publiques, s’est particulièrement répandue en Europe. Ici, elle a aussi conquis des cultures démocratiques et même de la gauche radicale. La politique des Etats et dans les Etats a été considérée comme définitivement terminée tandis que les possibilités de progrès ont été confiées à la lutte des multitudes indistinctes subissant les coups du marché.

Au centre, parmi les forces de la démocratie libérale, s’est répandue, au contraire, l’idée que l’extension du libre marché, les privatisations et les libéralisations créaient les bases pour une égalité des chances, sur le plan économique et ensuite aussi sur celui des droits sociaux. Toutes ces utopies, de celles de Mario Monti à celles de Toni Negri, ont été démenties par la réalité.
Maintenant que la compétition mondiale se fait plus dure et qu’elle est menée directement par ceux qu’on appelle les "systèmes pays", toute l’idéologie de la libéralisation finit dans une impasse. Les accords dans le commerce mondial et dans ses institutions sautent, tout comme la construction européenne qui entre inévitablement en crise.

Pour quelle raison le gouvernement français, ou allemand, devraient-ils suivre les orientations de fonctionnaires européens vivant dans une autre dimension, qui ne sont élus par personne et qui, surtout, ne doivent répondre devant aucune opinion publique ? La banque centrale de l’Union se prépare à hausser les taux d’intérêt, en risquant la récession et de nouveaux chômeurs dans toutes les zones économiques les plus faibles. Toute la littérature économique libérale se sert de l’idée de l’Europe unie pour expliquer que les citoyens des différents Etats doivent se préparer à subir des réductions des retraites, de l’assurance maladie, des droits sociaux. Ainsi l’Union Européenne tombe dans une crise du consensus continental et ceux qui veulent encore faire des politiques économiques et sociales dures envers les travailleurs doivent trouver un alibi. Mieux vaut alors une politique nationaliste, pour ceux qui peuvent encore se la permettre.

Les vides en politique ne se remplissent pas tout seuls, tôt ou tard ils dévorent brutalement toutes les constructions faibles. L’Union Européenne escompte aujourd’hui tout le péché originel d’avoir placé le marché et la monnaie avant les droits et la participation démocratique.

Il ne sert absolument à rien de jeter l’anathème contre les Français, tout comme la revendication d’une Europe des règles mettant un frein à la brutale compétition entre les systèmes pays risque d’apparaître comme de la rhétorique vide. Parce que la crise politique de l’Union Européenne est causée justement par le fait qu’on a voulu construire l’unité du continent en partant de privatisations et de libéralisations.

L’idée de l’Europe n’était pas née ainsi. Il est bon de rappeler que, bien avant la naissance des institutions communautaires, les pays fondateurs du Marché commun mirent ensemble, par des accords spécifiques, leurs politiques énergétiques, tout comme celles du charbon et de l’acier. Pendant des décennies la construction de l’Europe a été pensée comme celle de politiques industrielles et de développement communes. C’est après le tournant libéral des années 80 que l’idée de l’Europe a changé et l’Union est devenue une zone pour la compétition libérale.

C’est cette dernière construction qui est en train de s’effriter et, si l’on veut revenir à une idée progressiste de l’Europe, si l’on ne veut pas tomber dans les nationalismes économiques (et pas seulement), il faut revendiquer une idée du développement du continent tout à fait différente de celle qui s’est affirmée ces vingt dernières années.

Hier, le "Corriere della Sera", en se plaignant de la crise des libéralisations, racontait que la prostituée française Stella peut œuvrer et gagner librement dans les bordels légaux de l’Allemagne, mais que cela risque d’être l’unique effet de la directive Bolkestein. Libre bordel en libre marché ? Il ne semble pas que cela soit suffisant pour tenir l’Europe rassemblée.

L’Italie est sûrement le pot de terre parmi les grandes puissances économiques du continent. Tant d’années de retard dans les politiques industrielles et l’abandon, de la part du pouvoir public, de ses positions stratégiques dans les banques, dans les infrastructures, dans la production de qualité, pèsent tous en même temps et on ne les récupère pas par quelques prises de contrôle. C’est pourquoi on doit changer radicalement la politique industrielle de notre Pays et faire de ce levier le point de départ pour construire un véritable différend avec l’Europe. Pour que le continent remette ensemble économie et développement et pas prises de contrôle et conflits entre les chancelleries.

http://www.liberazione.it/notizia.asp?id=3870