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Gauche radicale et question écologiste

Publie le vendredi 3 mars 2006 par Open-Publishing
5 commentaires

de Philippe Corcuff maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon, membre du Conseil Scientifique d’Attac

Je serais amené à passer en revue six dimensions distinctes et emboîtées.

Première dimension : je dois préciser à quel niveau d’analyse je me situe. Je suis sociologue et philosophe et, en tant que tel, je n’ai pas de compétences particulières dans le domaine programmatique des propositions concrètes. Je me situerai donc sur le plan plus général de la philosophie politique. Ce qui m’intéressera ici, c’est alors le cadre au sein duquel on pourrait réinsérer des propositions concrètes alternatives et des débats contradictoires entre forces radicales au 21ème siècle.

Bref il s’agit du cadre civilisationnel à partir duquel on pourrait réinventer une gauche au 21ème siècle ; cadre civilisationnel commun à partir duquel des courants différents, des propositions différentes pourraient s’opposer, mais à l’intérieur de ce cadre renouvelé, comme cela l’a été d’une certaine façon, pour la génération antérieure, dans le cadre du marxisme. Cadre commun qui n’élimine pas les différences, mais qui les situe par rapport à un horizon partagé. C’est ce cadre qui est privilégié par le livre collectif auquel j’ai contribué (dans un texte intitulé « Question écologiste et nouvelle politique d’émancipation ») : Écologie et socialisme, dirigé par Michael Löwy (Éditions Syllepse, 2005).

Deuxième dimension : l’orientation qui est la mienne dans le cadre de la philosophie politique. Mon hypothèse principale suppose ici que « la question écologiste » constitue, avec d’autres questions nouvelles ou renouvelées (comme « la question individualiste », c’est-à-dire la question du statut de l’individualité ; « la question féministe », c’est-à-dire la question du rapport entre les genres, etc.), un aiguillon pour l’élaboration d’une nouvelle politique d’émancipation au 21ème siècle. Cette nouvelle politique d’émancipation serait à constituer à partir des politiques d’émancipation antérieures qu’a connues le monde moderne : la politique républicaine, qui est née au 18ème siècle avec les Lumières, et la politique socialiste au sens large, qui est née au 19ème siècle. Certains pensent qu’il faut simplement relooker la politique socialiste, en rompant avec les déviations autoritaires staliniennes et avec les accommodements sociaux-démocrates. Pour ma part, je pense qu’il faut, plus radicalement, faire émerger une politique post-républicaine et post-socialiste, une nouvelle politique d’émancipation, à partir certes de ressources républicaines et socialistes, mais en utilisant aussi d’autres ressources, pour inventer face à des problèmes renouvelés.

Troisième dimension : comment situer « la question écologiste » dans cette nouvelle politique émancipatrice ? La question écologiste apparaît comme une des questions principales qui poussent à l’invention d’une nouvelle politique d’émancipation. Pourquoi ? Parce qu’elle interroge profondément une vision contestable du progrès avec un grand P qui a irrigué historiquement à la fois la gauche républicaine et la gauche socialiste. On a là une vision contestable d’une amélioration nécessaire, inéluctable, illimitée qui passe par le développement scientifique et technique et qui irrigue aussi bien la gauche républicaine que la gauche socialiste. La question écologiste nous oblige à nous confronter à la finitude de la planète, nous amène à prendre en compte l’ampleur des risques techno-scientifiques contemporains, nous amène à intégrer les effets de nos actes présents sur les générations futures. Toute une série de développements dans la philosophie politique contemporaine nous outillent dans cette perspective : je pense notamment au « principe responsabilité » de Hans Jonas, à la problématique de « la société du risque » d’Ulrich Beck, à la « politique de la nature » de Bruno Latour, en ce qu’ils nous invitent à déborder le cadre marxiste. Cela ne nous force pas à abandonner l’idée du progrès mais à repenser la question du progrès pour le 21ème siècle et à repenser les Lumières du 18ème siècle. Je renvoie sur ce plan aux jalons avancés dans mon livre La société de verre - Pour une éthique de la fragilité (Éditions Armand Colin, 2002, pp.146-166 et 177-186).

Quatrième dimension : quel rapport entre cette nouvelle politique d’émancipation et le cadre dominant de la société existante : le néolibéralisme et le capitalisme. Le néolibéralisme, c’est-à-dire la série de contre-réformes, qui se sont déployées dans le monde à partir de la fin des années 70 et du début des années 80, visant à une plus grande marchandisation de l’humanité et de la planète ne peut que s’opposer à la prise en compte sérieuse de la question écologiste, qui suppose que d’autres critères se substituent à la logique marchande de la concurrence. Au-delà même de son cours néolibéral, le capitalisme, avec sa logique du profit, ne peut que tronquer les revendications écologistes. La finitude de la planète, les générations futures, les risques techno-scientifiques ne peuvent être qu’oubliés dans l’hégémonie des critères de rentabilité. Toutefois, en même temps, l’antilibéralisme et l’anticapitalisme ne suffisent pas à intégrer la question écologiste, n’offrent pas de garantie suffisante pour intégrer la question écologiste. Comme l’a écrit de manière provocatrice le militant écolo-libertaire Stéphane Lavignotte : « Nos vies valent plus que la seule critique de leurs profits » ! (dans la revue ContreTemps, n°11, septembre 2004, dans un n° consacré à « Penser radicalement à gauche »).

Cinquième dimension : quelle relation entre la question écologiste et les forces politiques ? La question écologiste, et plus largement l’idée de l’invention d’une nouvelle politique d’émancipation au 21ème siècle, se pose à l’ensemble des forces politiques à gauche. Il s’agit d’inventer une nouvelle gauche et aucune force politique à gauche n’est a priori privilégiée. Aucune force de gauche ne peut échapper au questionnement de ses modes de pensée. Bien entendu, le Parti communiste, tard venu à l’écologie politique, n’a point ici de privilèges. Et il ne suffira pas de donner un nom ancien - « communisme » - à des problèmes nouveaux pour avoir vraiment avancé dans l’exploration du chemin. Le Parti communiste ne peut pas se contenter d’appeler « communistes » toutes les questions nouvelles, afin de recycler l’ancien label « communiste » pour lui donner un air de nouveauté. Ce ne serait pas à la hauteur de l’effort intellectuel et pratique à produire pour répondre aux enjeux du temps présent. L’antériorité des Verts sur ce terrain n’est pas, non plus, un gage de réflexion radicale : en se concevant trop souvent comme une « entreprise politique » bénéficiant d’un quasi-« monopole » du « label » écologiste, les Verts tendent à glisser aujourd’hui dans une paresse intellectuelle confondant l’évidence d’une « marque électorale » avec les enjeux intellectuels d’une philosophie politique écologiste. Je sais de quoi je parle ; ayant été membre des Verts trois ans (1994-1997). Quant à la gauche socialiste, majoritairement sociale-libérale, elle a beaucoup perdu de sa crédibilité en la matière comme en d’autres. Elle a abandonné, pratiquement et théoriquement, l’ambition de poser des digues face aux contre-réformes libérales et à la logique du profit. Je sais là encore, plus encore que pour les Verts, de quoi je parle, car j’ai été militant de cette famille socialiste pendant 17 ans (1976-1992).

Sixième et dernière dimension : il me semble que, dans l’invention de ce nouveau cadre civilisationnel, il faut abandonner les pensées magiques au profit d’une pensée des tensions et de la pluralité. Il faudrait ainsi abandonner les restes de prestidigitation d’inspiration hégélienne que nous avons fréquemment retiré de notre formation marxiste. Je pense à la fameuse triade thèse-antithèse-synthèse, de la dialectique hégélienne, débouchant sur une synthèse finale harmonieuse supprimant définitivement les contradictions sociales. Il faudrait plutôt se tourner ici vers les critiques que le socialiste libertaire Proudhon (1809-1865) a faites à la philosophie de Hegel (1770-1831). Je renvoie ici à mon petit manuel d’introduction à la philosophie politique : Les grands penseurs de la politique (Éditions Armand Colin, collection « 128 », 2005). Proudhon parlait d’une « équilibration des contraires », dans la perspective d’une société meilleure aménageant démocratiquement les contradictions et les conflits, dont certains sont susceptibles de se déployer de manière infinie. Proudhon visait d’ailleurs moins la complexité de la dialectique hégélienne que ce que le philosophe Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) nommait « le Hegel des manuels ».

Que pourrait signifier cette « équilibration des contraires » dans la perspective d’une nouvelle politique d’émancipation intégrant la question écologiste ? Il s’agirait, par exemple, de la mise en tension du goût de la lenteur et du goût de la vitesse, des plaisirs de l’ascèse et des plaisirs de la dépense, des joies du « vivre au pays » et des joies du voyage, du désir de travail et du désir d’oisiveté, des aspirations de l’individualité et des protections de la solidarité collective, etc. Cependant les marxistes traditionnels (avec la supposée « dernière instance » jouée par la contradiction capital/travail sur l’ensemble des rapports sociaux) comme certains théoriciens actuels de la décroissance (n’ont-ils pas choisi, définitivement, la lenteur, l’ascèse et le « vivre au pays » contre la vitesse, la dépense et le voyage ?) tombent encore souvent dans le piège magique et ne s’affrontent pas pleinement à l’exigence de pluralité. Ce qui supposerait d’admettre du contradictoire, de l’incertain et de l’indécidable, là où les contes de Noël nous promettent une éternelle harmonie. Nous deviendrions alors radicaux et mélancoliques. Radicaux, car comme Marx nous nous efforcerions de « saisir les choses à la racine ». Or, il n’y a pas qu’une (la contradiction capital/travail), mais plusieurs racines emmêlées. Mélancoliques, et non pas nostalgiques, car lestés par les échec passés et conscients de nos imperfections et de nos fragilités, mais dans une disponibilité à l’avenir.

Extrait de Pour un développement durable et solidaire de la planète, Forum national à l’initiative du Parti communiste français, Paris, 23 et 24 septembre 2005, brochure PCF, février 2006, pp.23-25

Messages

    • "Rien à redire" ?

      Je dis que je préfère la révolution au réformisme, même dit "radical" par l’intellectuel officiel Corcuff.

      M. Rosier

    • "Officiel" de quoi (de l’Etat ? parce qu’il est universitaire ; de la "gauche officielle", parce que ce texte est issu d’une brochure du PCF ? de "l’altermondialisme officiel", parce qu’il est à Attac ? de "l’extrême-gauche officiel", parce qu’il est membre de la LCR ?...)

      "Révolution", "réformisme", c’est sans doute simple, évident, pour le Kamarade M. Rosier...

      Mais est-ce que ça fait nécessairement du mal de se poser des questions et de ne pas emprunter automatiquement les rails traditionnels ?

      Bref je préfère au philosophe M. Rosier, le philosophe-footballer Lilian Thuram à propos de Sarzozy La Racaille : "Ce qui m’a marqué, c’est son assurance. L’assurance de quelqu’un qui ne doute pas. Voilà, cette absence de doutes. Moi, je pense que le doute est fondamental pour avancer. Il vous permet une réflexion sur vous-même, une remise en question qui, elle-même, vous permet d’avancer" (L’Equipe Magazine, 25 février 2006, repris sur http://www.grioo.com/pinfo6313.html )

      Pierre qui doute du couple réformisme/révolution, de la critique des méchants "intellectuels officiels", etc.

    • A celui qui doute....

      Va donc lire les oeuvres complètes de Thuram, plutôt que Marx, Lénine, ou Trotsky.

      Tu verras, c’est plus facile à trouver.