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Lettre ouverte aux étudiants français d’un vieux gamin de "Mai"

Publie le mercredi 15 mars 2006 par Open-Publishing
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Deuxième partie ici

de Oreste Scalzone traduit de l’italien par karl&rosa

Très chers (chères) étudiant(e)s en lutte,
il y a un embarras à m’adresser ainsi à vous. Le premier malaise est l’aspect de la formule communicative, pas d’une vraie lettre réellement adressée aux personnes formellement destinataires. Mais après tout, cette "fiction", ce comme si, peuvent devenir intéressants : il y a un "effet de parallaxe" créé par le double funambulisme mental auquel je dois me forcer (me penser comme un Vieux, avec une externalité/étrangéité conséquente) ; me mettre dans votre peau, sans jamais "me perdre de vue", c’est-à-dire en sachant que je suis en train de le faire ; écrire cette lettre en italien, adressée à un "destinataire pluri singulier", italophone, donc "parler indirectement"..., au moins dans l’immédiat.

Hier soir... je pars de l’inévitable, une étrange émotion prouvée sur cette petite place, comme jadis "théâtralisée" pas des feux, des musiques, des bruits, de la fumée acre (et, ils ne le savent pas, un peu excitante aussi) des grenades lacrymogènes, où je restai si impressionné dans cette sorte de "Grand Théâtre de la Révolution", il y a trente-huit ans, un soir de mai du siècle dernier... la commune comme une fête.

Malaise, aussi parce que l’incipit inévitable m’en rappelle un autre, qui n’est pas de moi... "Je vous hais, chers étudiants...", ainsi débutait un texte de Pasolini après les échauffourées romaines de Valle Giulia au printemps ’68. Je le lus, dans "L’Espresso", ici, à Paris ... ce fut un scandale, à l’époque. Et c’était une erreur. Compréhensible, mais une erreur. Parce qu’il y avait certainement une erreur théorique : Pasolini ne voyait pas la relation entre l’école de l’époque et les modifications introduites par le développement capitaliste, mais ce n’était pas grave : je ne crois pas que Pasolini prétendait être un "philosophe" ou un "théoricien" , au sens un peu ’disciplinaire’ que le terme avait dans le lexique "marxistais".

C’était peut-être plus grave l’ipse dixit, quand il délègue la faculté et aussi la responsabilité de penser à une classe de pensants au nom et pour le compte d’autrui. Une chose qui n’est pas, en soi, incompatible avec un certain type d’égalitarisme... démagogique, mais passons... Pasolini, donc, n’avait pas une lecture marxienne de la société, d’hommes et de choses, de faits et de choses. Il ne maniait ni n’aimait les boites d’instruments conceptuels qui devaient lui sembler arides : extraction de la plus value, rapport de capital, forme marchandise, argent comme méta marchandise, marchandise comme mesure d’autres marchandises etc.

Il préférait des termes non codés, comme pauvres, humiliés, offensés ou oppresseurs, opprimés, bourgeoisie, injustice, tout au plus "exploitation".
Toutefois il avait une conscience dramatique, empathique, physique (j’ai mal à la tête et à l’univers ; Amérique qui tousse toute la nuit sous mes draps et ne veut pas me laisser dormir... de Ginzberg) - de la ruine due à la logopathie, terminologique, conceptuelle, jusqu’aux viols sémantiques... ruine éthique, donc anthropologique, de l’espèce humaine.

Mais pas des modifications de la forme de la production, de la composition organique du capital, de la composition de classe. Il pensait encore aux étudiants en tant qu’enfants de bourgeois, quand déjà la réforme de l’école et les exigences du nouveau marché du travail, générées par ce modèle d’accumulation, avaient fait en sorte que les enfants des ouvriers fassent irruption dans les universités ...

Et aujourd’hui ? Avant tout, je voudrais rappeler, pas pour eux, mais pour vous et pour nous tous, l’importance du soulèvement, du fait de s’insurger, de l’incendie, de l’insurrection, dite de façon réductive, des banlieues...

Un slogan qui a déferlé à travers le monde dit, "Un autre monde est possible". Mais ici, pour ne rien donner comme "escompté", faisons quelques pas en arrière. Déjà, tirons au clair qu’un autre monde, incessamment différent, est le dit système qui le produit et le reproduit, vertigineusement et catastrophiquement. Le "système" : c’est-à-dire, commençons par le dire, cette "forme de production capitaliste" que j’appellerais "système mondial intégré, techno économico politique, c’est-à-dire capitaliste & étatique" (appelé de différentes façons, "modernité Monde"...) qui s’est de toute façon totalisé parce que, ubiquiste, est soumis aux logiques, aux façons de la rationalité, aux lois de fonctionnement de la société. C’est un système auquel même la plus "antagoniste" des entités, des Patries, des Etats, des régimes ou des candidats à le devenir n’échappent pas. Cette forme de production est précisément fille de ce capitalisme, qui était défini dans le Manifeste des Communistes comme "la forme de production la plus révolutionnaire jamais parue sur Terre".

Dans la plus vertigineuse des ambivalences, comme est ambivalent l’opium, dont Marx ne se sert pas par hasard à propos de l’ "aliénation religieuse" : le cri de l’homme opprimé dans un monde sans sacré... illusionnisme auto enchanteur qui console, mais cache la chaîne nue de l’exploitation sous des fleurs en papier, pour empêcher qu’elle soit cassée...

Quand nous disons "un autre monde", nous disons donc non seulement hors de l’état, mais hors du mouvement, de l’ensemble des dynamiques, des tendances, des contre tendances, des résultantes... de la forme de production et de reproduction de la vie. Voila pourquoi nous disons avant tout une vie différente, radicalement. Nous disons s’échapper, mais cet exode commence par la tête, par le désir, par les rêves et les luttes, par les paris et il est la base des possibilités de dé/construire, d’exorbiter, comme un fleuve qui commence par déborder, puis sort des digues et les dissout enfin, pour prendre un autre cours...

A la question de savoir si ce bouleversement radical est nécessaire, il me semble qu’on doit répondre oui, il le faut. Face à l’immense plaie qu’ est le monde, nous ne pouvons pas nous abandonner ou, pire, nous consoler par un déterminisme tardif, fût-il mystiquement providentiel, ou même accroché à une pseudo philosophie néo-idéaliste de l’Histoire.

Je ne sais pas, je ne saurais pas si on va vers le mieux ou vers l’encore pire. Même quand des données et des compétences d’expertises suggèrent qu’on va vers une catastrophe éco-sociale (le trou dans la couche d’ozone, les OGM, la désertification etc.) nous ne savons pas s’il existe dans la techno science elle-même un principe de feed-back, qui rend ces prévisions des extrapolations à la limite, apocalyptiques, propagandistes, qui ne tiennent pas compte des procès réels et de la complexité des résultantes.

Sur cela, on dit et on contredit et on reste toujours au début d’un immense Rashomon, où chacun voit ce qu’il veut voir. Mais, en me considérant comme un "matérialiste critique", c’est-à-dire pas "vulgaire", tellement matérialiste au point de me précipiter à pieds joints dans la métaphysique, je pense que - pour cette espèce humaine qu’on dit caractérisée par la parole - le mental est matériellement décisif. Une espèce, la nôtre, "dangereuse" parce que, en s’étant affranchie du naturel, ayant poussé en liberté, dans la culture, en partie productrice de ses propres conditions d’existence, elle n’est plus réglée par le simple instinct d’autoconservation, qui, une fois perdue sa dimension collective et sociale, en est réduit à un instinct individuel. Le problème, donc, est mental.

Suivons maintenant le fil d’un raisonnement. Si la croissance économique s’était liée à une extension planétaire du modèle "fordiste" des années du plein emploi et de la production de biens de consommation durables, comme axe du développement, il est clair que ce bien-être - l’égalité appliquée au "panier" des biens - aurait amené à l’inévitable catastrophe écologique. Si, au contraire, elle avait théorisé une sorte d’ "exterminisme" pour n’appliquer l’égalité qu’à quelques élus, on aurait eu une globalisation du genre nazi.

En réalité, non pas à cause de la décision d’un Etat Major ou d’un Grand Frère, mais comme résultante de l’interaction très complexe "entre tout et tout", le modèle, donc la tendance dominante, a été celui d’une centralité stratégique de la production de marchandises immatérielles par des moyens immatériels (disons relativement immatériels, parce que l’énergie aussi est en dernier ressort matérielle). Cela veut dire que l’économie est devenue illusionniste. L’ancien couple besoins (croissants) / ressources (maigres) est réduit à zéro, parce qu’on a remplacé le besoin par le manque artificiel : l’état de manque du toxicomane.

Sur le plan des caractéristiques concernant la technologie commerciale, des valeurs d’usage, l’obsession de la vitesse, de l’intensification paroxystique de la productivité a fait en sorte que les marchandises "reines" deviennent de plus en plus ambivalentes : cela se reflète dans la Publicité, qui nous bombarde d’injonctions contradictoires, en magnifiant des marchandises - miracle et en allongeant la liste des effets négatifs secondaires et en spéculant même dessus...

Plus généralement, sur le plan social, on promet le risque zéro, la fin des maladies, le soin des malformations, le déplacement de la frontière de la mort, mais en même temps on "vend" sur le marché politique des peurs grandissantes, des terreurs, de sombres menaces à science fiction / politique fantastique, des cauchemars de procès incontrôlables, des mutants monstrueux. Un exemple éclatant : l’attente (et la recherche) de l’élixir miracle, l’élixir de longue vie, et la catastrophe réelle des sociétés qui vieillissent, des vieux qui végètent, de l’assistance impossible, des déjà vieux qui sont encore enfants...

Ce phénomène de l’ambivalence des messages va avec la réalité et avec l’impression de globalisation réelle, c’est-à-dire de localisation du monde dans la tête de chacun.

Notre territoire de proximité devient - dans une alternance entre des synopsis et des blow up réellement possibles et en plus simulés - le globe tout entier, l’ensemble de ses territoires existentiels et en même temps tout "local", minutieusement circonstancié.

Il est évident que, sur cette base, l’engagement ne devient que souffrance extrême, impuissance à comprendre et à agir, exercice d’une dénonciation, d’une plainte incessante, adressée on ne comprend pas à qui, à l’usage de qui.

Si la vision est globale, il faut un réducteur de complexité, une "clé" forte : pour l’idéologie libérale du capitalisme voila la réponse d’Adam Smith, la fin de la pénurie sera assurée par les esprits animaux de la capitalisation, le narcissisme primaire transformé en force démiurgique de l’entrepreneur, à la fin, selon cette idéologie, le tourbillon des égoïsmes va s’auto équilibrer. Pour Marx, le principe actif est, au contraire, l’autonomisation singulière et commune des humains, dont l’ADN existe en tous et en chacun.

Cette autonomisation commune a été inhibée, mutilée, comprimée, confisquée par la société du capitalisme et de l’Etat moderne, comme l’eau introduite dans des conduites forcées, obligée à un parcours décidé par une règle étrangère à chacune de ses molécules. Voila, je considère que nous sommes arrivés au seuil, ou que nous sommes peut-être déjà au-delà : la continuation du système capitaliste étatique ne peut que se résoudre dans une ruine sémantique, conceptuelle, éthique, mentale.

Et pourtant - nous devons nous le dire - l’émersion spasmodique, incompressible du besoin de sortir de ce "système", loin de produire une coalition, une confédération de petits contre le grand (ou les grands), des gens d’en bas contre ceux d’en haut, a amorcé avant tout le déchirement grandissant entre les pauvres, la croissance d’une compétition, d’une concurrence à mort...

Il y a, par exemple, de plus en plus de mouvements réclamant une reconnaissance d’en haut, il demandent que l’Etat certifie et légalise même les sentiments, qu’il soit le bras séculaire du besoin de justice pour faire le deuil, de sorte que l’idée de justice devient pénale et attise de plus en plus des ressentiments, des envies mortelles, d’autres haines et d’autres vengeances. Nous réclamons une sanction universelle, objective, comme une primauté de légitimité qui nous soit propre, mais précisément ainsi nous nous uniformisons, nous perdons de l’autonomie, nous devenons partialité déchaînée entre des identiques...

Nous finissons par nous accuser l’un l’autre, au nom des mêmes "Principes Universels" qui, en attendant, effacent la dissymétrie "de classe"...
Un peu comme les politiciens qui sur les plateaux de télé expriment une agressivité de poulets d’élevage, sans même plus une trace - par hypocrisie, par démagogie - de revendication de la difformité et de l’incompatibilité d’intérêts et de sujets, en s’accusant réciproquement d’être indignes de faire partie de la "classe dirigeante"....

Tout cela pour dire qu’arrivés à ce point nous devons rompre tout reflet, toute dialectique avec cette folie du système.

Le discours serait long. Mais je dois dire, sans pouvoir le démontrer ici, que le "virus" de cette condamnation à s’avérer le contraire de ce qu’on voudrait a, a mon avis, des racines lointaines. Ce devenir contre-révolutionnaire de la révolution nous pouvons l’apercevoir dans les années qui ont immédiatement suivi l’extraordinaire évènement et l’écrasement brutal de la Commune de Paris.

L’idée (incarnée à l’époque par un Ferdinand Lassalle qui vous est inconnu) que l’instrument de l’émancipation des prolétaires pouvait être l’Etat et en même temps l’idée qu’on devait déléguer sa propre autonomisation à une classe spécialisée, de politiciens, d’intellectuels, de gouvernants "de métier" enfin, a produit une issue exactement contraire.

C’est pour cela qu’il faut absolument oublier le 20ème siècle, les Deuxième, Troisième , Quatrième , Cinquième Internationales aussi et même les idéologies de remplacement.

(Fin de la première partie ; la deuxième, mardi 14)

http://www.liberazione.it/giornale/060312/default.asp

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