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Lettre d’un vieux gamin de mai (II)

Publie le jeudi 16 mars 2006 par Open-Publishing
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Première partie ici

de Oreste Scalzone traduit de l’italien par karl&rosa

Je me permets de profiter, mais "à cartes découvertes" (montrant mon jeu, ce qui rend limpide l’expédient communicatif) du caractère apparemment "de biais" de cette "Lettre ouverte" aux étudiants français en rébellion contre une loi qui relance et sanctifie une prolifération colossale de la précarité ; lutte, mouvement qui va en s’élargissant et qui s’est trouvé un épicentre hautement symbolique, la Sorbonne occupée, des barricades sur le Boul’Mich’ et tout ce qui va avec qui, même sans le vouloir, ne peuvent pas ne pas diffuser, comme la madeleine de la Recherche proustienne, un parfume de remake - pour parler de certaines choses qui sans doute apparaissent à première vue un peu abstruses aux lecteurs et lectrices de vingt ans, en Italie, en France ou ailleurs.

Des choses qui peuvent paraître un peu "ésotériques", des clins d’œil entre gens autorisés. C’est vrai : mais faut-il l’écrire, seulement pour rassurer ceux qui lisent et qui y trouveront ce qu’ils savent déjà, ou qu’ils supposent savoir, les traitant ainsi comme le chien de Pavlov ? Ou plutôt pour étonner, angoisser, "stresser", effrayer ? Certes, le plus souvent c’est ce qui se fait, ce qui se fait "en haut" - ça se fait "de haut en bas". C’est ce qui se fait, en premier lieu, dans l’immense "chronique des faits divers" en temps réels assénée par les médias, de même que dans tant de fictions "très noires", comme un cauchemar : c’est ce qui se fait, dans la définition des frontières entre faits divers, fiction, "reality-show", genre "fantastique"...

Comme le fait remarquer Debord dans "folie du capital", au-delà d’un certain seuil, "le vrai devient une figure du faux". Ce qui se fait concourt-il à abaisser l’activité de penser à l’exhibition alternative d’un "latin d’église" ésotérique, bon à intimider, véritable "terrorisme intellectuel" qui sème la frayeur, qui peut-être mobilise mais seulement sous forme de "psychoses collectives", qui met dans un état de vertigineuse frustration et de dépendance pour immédiatement inhiber tout ferment d’autonomie, de critique, de mise en commun ? Ou participe-t-il d’une réduction de la pensée à une "pensée - propagande", forme extrême d’une pensée réduite à des slogans de spots publicitaires, comme celle qui triomphe, avec de rares exceptions, dans les assemblées du peuple du spectacle "porno" de la confrontation pré - électorale ?

J’ai donc pensé profiter du jeu et de ses règles pour dire en termes nus et crus une série de choses lancées, certes pas comme des thèses, à la limite même pas comme des conjectures, disons...comme des "puces à l’oreille" destinées aux oreilles des "gens autorisés" qui ne sont ni les "étudiants à la Sorbonne", ni leurs contemporains en Italie, mais bien des militants et même des militants qui pensent publiquement. Il n’en reste pas moins, par ailleurs, que ces choses ne seraient pas en effet inintéressantes non plus pour les "Chers étudiants"...

Ayant ainsi "mis les mains en avant", j’ajoute quelques questions qu’il serait - je le répète - un peu idiot de liquider parce que "cryptées". Je concluais la première partie de cette lettre, dimanche, en invitant à oublier le 20ème siècle, à oublier Deuxième, Troisième et même quatrième et cinquième Internationales ainsi que les idéologies de substitution. Est-ce possible ? Avant de dire comment et dans quelle direction, il convient de dire que la pire des superstitions serait de le considérer fatalement impossible. Ne jamais dire jamais...Il faudrait penser une articulation duelle.

1. L’instance immanente que Marx avait appelée "communisme critique", la voir comme exode, comme quelque chose qui n’a pas un début d’ailleurs toujours différé, que d’abord il n’y a pas, puis qu’il y a, puis qui peut-être meurt. Le voir au contraire comme mouvement (disons, asymptotique) signifie pouvoir dire que ce n’est pas pour demain, c’est d’aujourd’hui, ici, ailleurs : et en même temps, que ce n’est pas que la chose se définisse comme une "fin" (au double sens du terme), "un régime, un état de choses à instaurer, une formule, une recette, un plan de réorganisation de la société", comme l’écrivait Marx : et nous pourrions allonger, avec le bon sens de ces années-ci, la liste de "ce qu’il n’y a pas", que nous "n’appelons pas communisme" : nous pourrions ajouter que ce n’est pas un Eden, un paradis perdu, une patrie lointaine exotique, un regret, un quelque chose que quelque Dieu nous avait promis et dont nous avons été traîtreusement frustrés...Ce n’est pas une utopie, une identité, un patrimoine, c’est-à-dire une chose de "propriétaire"...on pourrait le dire un mouvement "asymptotique", et une "idée directrice" comme la définit Foucault, par exemple, l’abolitionnisme des prisons. On pourrait le penser comme une faculté, un faire : en ce sens, d’ici et de maintenant et sans éventuels actes de naissance, copyright, certificats de décès...

2. Et puis, il y a la vie matérielle, les conditions de l’existence, les "infrastructures contextuelles de la vie". Voilà, c’est là qu’il faudrait être ouvert au chœur - pluriel, comme la biodiversité - des formes, des modes d’action, des résistances et des offensives et contre-offensives, des objectifs, des expérimentations et être aussi, évidemment, attentif à l’incontournable rapport de forces.

L’articulation de cette "dualité" n’est pas celle entre l’œuf aujourd’hui et la poule demain. Ce n’est pas celle entre un soi-disant "pragmatisme", terrain défensif, "syndicaliste" et un plan soi-disant noble et en même temps toujours différé, fuyant, insaisissable du "révolutionnarisme possible"... Ce n’est pas non plus celle entre "le pain" et "les roses". Penser un horizon de sortie radicale des logiques constitutives de ce monde, c’est aussi l’unique pari possible pour échapper à ce qui - et tant pis si cela peut sembler apocalyptique - à ce qui me semble une fin de course sans échappatoire vers un "délabrement mental", sentimental, éthique...disons anthropologique. parce que s’il est vrai, et c’est vrai, que ce que l’on appelle "l’Histoire" est un long fleuve de sang à peine interrompu de ci de là, il est vrai aussi qu’il était, certes, atroce mais (je joue ici volontairement au cynique à des fins heuristiques...) "à l’époque" chacun ne connaissait que ses propres souffrances et celles de ceux qui lui étaient proches...

Aujourd’hui, la forme même de ce capitalisme (que l’on a qualifié de "cognitif" et que, de notre côté, nous dirions : "système capitaliste d’état intégré, bio politique, illusionniste, toxicomane, psychosomatique, criminogène/pénal...) comporte le fait que l’horreur universelle - en temps réel, avec des allers-retours entre regard d’ensemble et détails, jusqu’au "singulier" et à l’instantané - est exposée aux yeux de tous ! Ce qui est inédit et dont on ne peut calculer les conséquences en chaîne, en réaction en chaîne, c’est que "tout" - une Babel infinie de "locaux", de langues, de "valeurs", de critères, de poids, de mesures, de mémoires - est en même temps présent sur la même scène ; et que de plus sont en même temps présents les passés, les futurs, les "remake", les hybrides...Nouveau, inédit, inconnu, est que s’est déchaînée une compétition à mort entre tous et tous, entre chacun et chacun, pour démontrer que son Esperanto personnel, son arithmétique privée...sa légitimité absolue (de victime innocente, etc....) doivent être "universellement" reconnus.

Et cette compétition à mort, en même temps et paradoxalement, rend tout le monde égal, comme l’Unique en série (production en série d’une "unicité" exclusive..., de Totalités, d’Absolus..., qui homologue férocement rendant tout le monde dépendant comme des toxiques d’un même Moloch) et pousse, d’autre part, à une volonté d’anéantissement de tout autre "concurrent". Les deux choses sont directement proportionnelles, faces du même processus. Le plan de "faire autonomie commune" ne peut donc pas se proposer que comme exode : et le plan préliminaire, prioritaire (et aussi le plus réalisable) est de commencer à se retirer de cette course. Peut-être pourrons-nous penser que c’est une issue (et travailler pour cela) le jour où l’un des sujets soumis, exploités, immergés, répondra à celui qui lui demande "Qu’est-ce que tu veux, que tu implores, que tu réclames, que tu désires ?", comme on le dit de Diogène à Alexandre le Grand : "Rien. Ôtes-toi de ma vue car tu me caches le soleil".

Qu’un sujet dise, réponde : "Je ne réclame de personne, et encore moins de la légalité de l’Etat, aucune reconnaissance. Aucune "justice" en mon nom et pour mon compte. Il n’y a aucun "Autel" d’aucune "patrie", aucune médaille qui puisse nous intéresser nous autres, étant donné que nous n’avons aucune langue en commun". Qu’aux offres de ce genre, on réponde, comme le Batheleby de Melville, "Je ne préfère pas". Eventuellement - oui, plutôt cela - "« Sciur padrun da li beli braghi bianchi, föra li palanchi, fora li palanchi ! » ["Monsieur le patron, au beau pantalon blanc, sortez vos sous, sortez vos sous !", texte d’une chanson traditionnelle populaire, ndt] Dit en napolitain : "Posa e sord..." ["lâche tes sous...", ndt] Voilà, ce n’est que de cela que l’on peut discuter. Ce n’est que cela qu’éventuellement nous attendons de vous, et que nous vous réclamons...Là-dessus que recommence la discussion. Il y a une longue liste dont il faut tenir compte : précarité, migrations, spécificité des sujets les plus assujettis aux formes les plus extrêmes de cette volonté de pouvoir/destruction qui est la logique du système...Et tant que nous y sommes, nous aimerions - mais nous sommes obligés de différer à une prochaine fois - dire deux mots sur ce qui se passait entre temps (tandis que les étudiants français, désormais chassés de la Sorbonne, s’affrontaient à la police de Sarkozy et de De Villepin dans les rues de Paris) dans celles de Milan...
Le 7 avril sortira "Vademecum" (soliloques dialogues chants et contrechants) éditions immaginapoli dirigé par José Mazzei et Ugo Tassinari, postface de Paolo Persichetti.

http: //orestescalzone. over-blog. com/

http://www.liberazione.it/giornale/060314/archdef.asp

Messages

  • Le communisme est un phénomène, une manière d’être au monde, à l’autre, voire un humanisme et non pas comme beaucoup le pensent, un idéal, une utopie, un but à atteindre. Et c’est ce en quoi le "spectre du communisme hante notre quotidien".
    Merci d’être encore là Monsieur Scalzone.

    Une étudiante parmi d’autres.