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Anniversaire de la mort de Staline

Publie le mercredi 5 mars 2003 par Open-Publishing

"Oublier Staline", une tentation toujours
présente. Mais, si nous voulons changer le monde, tout refoulement
est interdit.

Hors du stalinisme.
Pour le communisme


En 1967, l’Agence NOVOSTI diffusa en Italie une publication
de propagande explicite, ayant pour titre L’Union Soviétique.
Une petite encyclopédie : un petit livre "naturellement"
hagiographique, plein de chiffres et de pourcentages sur l’industrie,
l’agriculture et, plus en général, des résultats
d’une société désormais acheminée
sur la route "de la construction du communisme".
La chose la plus singulière de ce texte est qu’un nom
y manque complètement : celui de Staline. L’histoire
de l’U.R.S.S. - voire de la Russie - y est reconstruite
avec une certaine ampleur (à partir du Vème
siècle av.J.C. jusqu’à Pierre-le-Grand, de Mikhaïl
Lomonosov, fondateur de la première université,
jusqu’à la naissance des premières organisations
ouvrières), jusqu’à la Révolution d’Octobre.
Mais le seul personnage qui y soit nommé est celui
de Lénine, puis on passe directement de 1917 au 33ème
Congrès du PCUS. Aucune trace de Josif Vissarionovic
Dzugasvili, à aucun sujet.
Un refoulement si éclatant qu’il semble incroyable.
Un exemple plutôt maladroit, pourrait-on ajouter, de
réécriture de l’histoire par effacement, sinistre
technique de type stalinien (immortalisée par Orwell
dans son célèbre 1984). Ce refoulement nous
livre toutefois un indice intéressant d’une tendance
répandue, dans des formes différentes, à
l’Est comme à l’Ouest : oublier Staline et le stalinisme.
Regarder toute une période historique avec la sensation
concentrée, et bien sûr angoissée, d’une
"grande et terrible" époque pendant laquelle,
comme l’écrivit l’historien américain Stephen
Cohen, "une montagne d’énormes réalisations"
coexista avec "une montagne de délits inouïs".
Mais s’arrêter là, justement. Chercher secours
dans la catégorie de l’"accident historique",
fût-il de dimensions importantes, revenir à la
fatidique devise de Croce du heri dicebamus. Et surtout résister
à l’interrogation de fond : celle du pourquoi et celle
du comment tout cela a été possible.

La réponse "négationniste",
Les racines du refoulement sont donc très claires et
vont au delà de toute recherche historique et politique,
même minutieuse, complexe et exigeante. Si la plus grande
tentative du XXème siècle de changer une société
dans la direction du socialisme s’est terminée, comme
elle s’est terminée, par une immense tragédie
et par une féroce et sanguinaire dictature, qu’est-ce
qui nous garantit qu’il ne s’agisse pas là de l’issue
obligée de n’importe quelle transformation révolutionnaire
 ? Comment redonner à nos mots-clefs - le socialisme,
le communisme - le sens qui leur est propre, c’est-à-dire
celui d’un grand projet de libération des femmes et
des hommes, en les arrachant par une secousse conceptuelle
violente, secousse de valeurs et secousse historique, de leurs
réalisations concrètes sur cette terre ?
A ces dures questions, comme nous le savons très bien,
une grande partie du mouvement communiste (tout le groupe
dirigeant du PCI, par exemple) a répondu en amplifiant
le processus de refoulement au-delà de ses limites
 : c’est-à-dire en statuant que le "mal" était
tel déjà dans sa racine et jusque dans ses prémisses.
Un siècle et demi d’histoire était ainsi banalisé
comme erreur ( "illusion", a dit Furet) et même
Staline, dans un sens bien précis, justifié
dans ses crimes - en tant que seul interprète autorisé,
historiquement légitimé, d’un mouvement, le
mouvement communiste, aveugle et auto-trompeur par sa nature
même. Vice-versa et parallèlement, le capitalisme
et son idéologie spécifique, le libéralisme
dans toutes ses acceptions, devenaient le seul horizon possible
de l’histoire et de la société - tout juste
avec quelques corrections, quelques interventions modestes
de la politique. Nous remarquons, encore, que cette énorme
"reconversion" politique et idéologique s’est
vérifiée non pas à la moitié des
années 50 quand le voile sur la période stalinienne
commençait à se soulever et même pas à
la fin des années 60, pendant la longue agonie brejnévienne,
mais juste avant la fin de l’Union Soviétique, devenue
désormais son propre fantôme. Le PCI fut capable
de dépasser le traumatisme du XXème Congrès
et du rapport Kroutchev en tant que porteur d’une expérience
propre, originale, relativement autonome de la culture politique
du stalinisme. En revanche, il ne survécut pas à
la chute du mur de Berlin et au moment où le drapeau
rouge fut baissé des flèches du Kremlin, parce
qu’il avait perdu désormais son identité révolutionnaire,
sa raison d’être. Là aussi, il s’agit d’une donnée
restée presque inexpliquée, ou peu creusée,
dans la discussion de ces dernières années.

Le stalinisme de Staline :
C’est donc entièrement à nous - aux nouveaux
communistes du XXIème siècle, à tous
ceux qui ne renoncent pas au projet de la "Grande Réforme
du Monde" - d’assumer le poids d’un bilan critique, la
tentative d’une véritable mise à plat. Sur Staline,
avant tout, et sur le "stalinisme de Staline", aucun
justificationisme n’est admissible - surtout si l’on est intéressé,
comme nous le sommes de façon vitale, à l’avenir
du socialisme.
" Sous la dictature de Staline", a écrit
Aldo Agosti," le processus révolutionnaire a été
déformé et défiguré à tel
point que le patrimoine d’idées et de valeurs qui avait
été à la base de la révolution
d’Octobre a été rendu méconnaissable.
Le dommage causé à l’image du socialisme, à
sa force d’expansion, à sa valeur d’alternative historique
pour l’humanité, a été incalculable".
Il est vrai : le tyran géorgien hérita, à
la mort de Lénine, d’une sorte de mission impossible.
La révolution européenne, et surtout celle de
lAllemagne, avaient été défaites, noyées
dans le sang : la jeune république soviétique
où Lénine avait opéré son "forçage"
révolutionnaire sur la base de la prévision
d’une catastrophe imminente du capitalisme et d’une prolongation
indéfinie du conflit mondial, se retrouvait seule -
sans amis ni alliés, entourée en revanche d’ennemis
internes et externes. Une fois sortie avec succès de
cette immense épreuve, elle emprunta le chemin de l’industrialisation
accélérée, de la collectivisation forcée
de l’agriculture, du dépassement du sous-développement
économique : de "maillon faible de la chaîne"impérialiste,
la Russie devenait le siège d’élection d’une
autre expérience impossible, la construction du socialisme
"dans un seul Pays" .

L’hyper puissance du parti
Les racines de ce qui a été appelé stalinisme
se trouvent avant tout ici, dans le modèle de développement
qui a eu le dessus après les grands débats des
années 20. En un gigantisme économique concentré
surtout sur la croissance quantitative (l’acier, l’industrie
de base, l’énergie), sur l’obsession, d’ailleurs logique,
de la planification centralisée (les plans quinquennaux),
sur une modernisation qui a compromis tout rapport équilibré
entre la ville et la campagne.
Les résultats, mais surtout les coûts payés
pour cette véritable "révolution d’en haut"
furent d’une portée énorme. Il suffit de citer
les chiffres du premier plan quinquennal, 1929 : ils prévoyaient
une croissance de la production industrielle de 180%, de l’agriculture
de 55%, du PIB de 103%. Des chiffres qui ne furent atteints
que partiellement, mais qui restent un exemple de "titanisme"
rarement atteint dans un laps de temps si court. Il suffit
de s’arrêter aux chiffres approximatifs de la dramatique
guerre civile qui se déroula dans les campagnes jusqu’au
début des années 30 : plus de 5 millions de
paysans déportés, famines, maladies, déplacement
forcé vers les villes.

Les bases structurelles de l’URSS et de la Russie, qui allait
devenir une grande puissance économique mondiale, changeaient
radicalement.

Mais les changements, dus à l’époque du système
économique entraînèrent ceux du système
politique : le parti unique, au long de ce processus et de
cette répression gigantesque, devint de plus en plus
totalisant, jusqu’à se juxtaposer complètement
à l’état et à la source unique du pouvoir.
Le parti contrôlait tout, des choix à l’organisation
de la culture, la vie politique d’en haut comme celle d’en
bas, la vie au quotidien et le sort de chacun. Le parti dictait
les plans quinquennaux et contraignait le musicien Prokofiev
à réécrire sa Katerina Ismailova selon
des critères plus "populaires" et moins avant-gardistes.
Le parti dirigeait un développement colossal de l’instruction,
de la santé, de l’émancipation de la femme,
mais uniformisait tout aux paradigmes du marxisme-léninisme,
une doctrine systémique qui aurait donné la
chair de poule à Lénine lui-même, un penseur
d’un pragmatisme extraordinairement aigu.
Le parti était son chef, Jozif Vissarionovic Dzugasvili
dit Staline, qui transforma toutes les indications léninistes
de propositions contingentes en dogmes ossifiés, d’
"états de nécessité" en sempiternels
principes. Par le Manuel d’histoire du parti communiste bolchevique,
instrument de formation de base pour au moins trois générations
de communistes, Staline fit de lui-même un point de
repère théorique indiscutable. Prélude
aux tueries des années 30 (le mystérieux cas
Kirov, l’assassinat de Trotsky au Mexique en 1940) et aux
grandes purges de 38, pendant lesquelles furent assassinés
tous les grands protagonistes politiques, intellectuels et
militaires de la révolution d’Octobre, de Boukharine
au général Tukhacewski. Un nombre exorbitant
de communistes fut contraint aux "aveux", à
la torture, à l’humiliation d’eux-mêmes, à
la mort. Et un nombre incalculable de citoyens fut contraint
à une vie indigne de ce nom.

Un héritage dramatique
Mais combien a pesé la culture politique du stalinisme
dans l’histoire des communistes du XXème siècle ?
Evidemment beaucoup. Comment aurait-il pu en être autrement,
L’Union Soviétique a été, forcément,
pendant 70 ans, le repère des communistes (mais aussi
de nombre de socialistes, travaillistes, démocrates)
 : elle était la preuve concrète qu’on pouvait
aller au-delà du capitalisme et même avec des
résultats de premier ordre. Et, avec la victoire de
Stalingrad et le tribut de sang et de sacrifice payé
à la lutte contre les armées allemandes, il
était aussi et surtout le pays auquel l’Occident tout
entier devait d’avoir été sauvé de la
barbarie nazie. Quels autres modèles étaient
disponibles, reconnaissables, utilisables ? Il y avait, c’est
vrai, heureusement, la voie italienne vers le socialisme,
avec laquelle Togliatti construisit un parti "nouveau",
de masse, assez différent du modèle soviétique.
Mais Togliatti lui-même n’arriva pas à aller
au-delà de l’idée d’un camp socialiste, par
rapport auquel une grande autonomie était de mise mais
dont la croissance, même contradictoire, demeurait en
tant que garantie objective de sa propre position stratégique
 : la preuve du fait que les communistes avec tous leur distinguo
et toutes leurs spécificités nationales, étaient
du bon côté de la barricade de l’histoire. Il
y avait certes la Chine de Mao qui, pendant plusieurs années,
expérimenta un équilibre différent entre
industrialisation et agriculture - en allant jusqu’à
l’audace de la révolution culturelle qui mettait en
discussion la division sociale des rôles, le rapport
entre travail manuel et travail intellectuel, la centralité
absolue du "Quartier Général". Mais
elle était physiquement et culturellement lointaine
- et surtout elle n’apparut jamais comme une expérience
"gagnante". Il y avait Cuba, avec sa révolution
spéciale et autochtone - mais qui rentra bientôt
dans l’orbite du système soviétique. Pour toutes
ces raisons et pour beaucoup d’autres, la culture politique
du stalinisme été forte, rayonnante et enracinée.

Les nombreux stalinismes
La vérité est que peut-être, tandis que
le "stalinisme" est une abstraction difficile à
motiver, en-dehors du contexte historique et politique où
il murit, il y a eu (et il y a) en revanche plusieurs "stalinismes".
Il y a le stalinisme de qui, comme de vastes masses de millions
de communistes, a admiré inconditionnellement ce "merveilleux"
georgien et n’a jamais cessé de l’admirer avant et
de penser à lui nostalgiquement après. Un mélange
d’amour pour le leader fort - l’homme, plus ou moins, de la
providence - et pour le leader puissant capable de représenter
à lui seul tout l’espoir de rachat de l’humanité
subalterne et souffrante. Il s’agit là du stalinisme
des "justificationnistes", ceux qui, en suivant
à la lettre la dictée de Croce, jurent sur le
fait que l’histoire ne se fait pas avec des "si",
et donc que tout ce qui est réel est rationnel - étant
donné que les goulags, les purges et la terreur sont
une donnée inévitable de l’histoire et de la
construction du socialisme.

Il y a aussi le stalinisme comme hérédité,
"métabolisée" mais jamais vraiment
mise en discussion, de l’agir politique : une hérédité
qui attribue au pouvoir, à sa conquête et à
son maintien un rôle si privilégié, qu’on
finit par considérer "mineure", par rapport
à l’horizon du communisme, la dimension de la transformation
sociale, culturelle, interpersonnelle. Evidemment, tous ceux
qui ont le culte du primat du pouvoir politique ne sont pas
des stalinistes. Et d’ailleurs, tous ceux qui ont le culte
de l’état ne soutiennent pas pour autant une conception
brutale et autoritaire du rôle de l’état. Toutefois,
c’est exactement là que se niche le dérapage
qui - dans le régime stalinien - devient erreur systématique
et horreur : dans l’absolutisation de la sphère du pouvoir,
dans la séparation permanente entre fins et moyens
pour les atteindre, entre le lieu unique de la "conscience"
(le Parti) et donc de la vérité, et les nombreux
lieux du désordre (la société), de la
partialité, du non savoir. Oui, notre révolution
est redevenue pleinement actuelle. Il sera bon cette fois,
de la gagner pour de vrai, dans le politique et dans le social.

Sans partis uniques et sans dépositaires de la conscience
extérieure (extérieure à qui ?).
Si possible, avec les masses.

Rina Gagliardi

Liberazione, 5 Mars 2003

Traduit par : Giustiniano R. et Marie-Claude R.