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De Zidane au sous-commandant Marcos : un héroïsme de la fragilité ?

Publie le lundi 17 juillet 2006 par Open-Publishing
5 commentaires

de Philippe Corcuff Maître de conférences de science politique à l’Institut d’études politiques de Lyon

Y a-t-il encore une place pour des héros en ce début de XXIème siècle ? Non répondraient des intellectuels « post-modernes » pour lesquels tout se dissoudrait inéluctablement aujourd’hui dans un magma informe, où aucune valeur ne pourrait surnager. Regrettant cette évolution, l’historien américain Christopher Lasch notait quant à lui, dans La culture du narcissisme (1ère éd. américaine : 1979 ; trad. franç., éditions Climats, 2000), un déplacement du "culte du héros" vers "la fascination narcissique pour la célébrité". Alors qu’on espérait jadis suivre les traces du héros vers les hauteurs du dépassement de soi, on chercherait dans les stars actuelles une compensation à sa situation de « perdant » ; d’où cette versatilité de "l’idéalisation narcissique", passant facilement de l’admiration à la haine via l’envie.

Ce déplacement historique apparaît en congruence avec la marchandisation et la spectacularisation de nos sociétés néocapitalistes. Et on peut en observer de nettes traces empiriques dans nos comportements ordinaires. La logique de la spectacularisation marchande apparaît particulièrement développée dans le sport professionnalisé contemporain, avec de nombreux dégâts collatéraux (dopage massif, tricherie organisée, malversations financières, etc.). Le football a été un des premiers touché, mais la plupart des autres sports, même ceux réputés au départ "amateurs", ont suivi.

Cela ne veut pas dire que le sport peut (y compris comme pratique professionnelle et comme spectacle) se réduise à une logique de profit, du côté des pratiques sportives, et à un appauvrissement narcissique, du côté des spectateurs, même si ce sont des dimensions importantes de la réalité observable. Nous devrions arrêter d’essayer de caractériser une époque ou un type de pratiques sociales par une tendance exclusive ou principale, et prendre en compte la variété des fils qui les tricotent ; même si c’est fils sont moins prégnants que celui de la marchandisation.

Dans cette perspective, un autre fil, davantage porteur d’avenir éthique et politique, semble se dessiner dans le fameux coup de boule de Zinédine Zidane lors de la finale du Mondial 2006 ; un fil qui déborde la logique de la spectacularisation marchande, même si cette dernière s’efforce, après coup, de la réabsorber. Si l’on suit Le petit Robert, le héros inspiré de la mythologie antique serait un « personnage légendaire auquel on prête un courage et des exploits remarquables ». Il se caractériserait notamment par « un courage extraordinaire » et/ou « sa force de caractère ». Notre situation historique introduirait la possibilité d’une autre figure, où l’héroïsme serait traversé par des fragilités : un héroïsme de la fragilité. Figure paradoxale, car la fragilité renverrait, si l’on se réfère encore au Robert, à « la facilité à être altéré, détérioré, détruit », à un « manque de solidité ». C’est une telle figure que pointe l’auteur américain de roman noir, Craig Holden : « je repense à ce qui fait les héros - les failles, les faiblesses contre lesquelles ils doivent lutter, les abîmes de rage, de doute et de honte qu’ils portent en eux et qu’ils doivent coûte que coûte combler » (Les quatre coins de la nuit, 1ère éd. américaine : 1999 ; trad. franç., éditions Rivages/Noir, 2000). Cette figure était déjà en germe dans le talon d’Achille...

Le coup de tête de Zidane constitue le grain de sable qui échappe à « la belle mécanique sportive » jadis encensée, évoque un bouillonnement d’affects débordant « la maîtrise de soi » tant vantée, introduit la faille du « mauvais geste » dans la statue de l’humain déifié. Il a certes des tonalités machistes (de bagarre entre mecs à propos de leur mère et de leur sœur), mais pas seulement. Il ne se résorbe pas dans les valeurs, constituées socialement comme « masculines », de la certitude et de la maîtrise, mais lorgne aussi du côté des valeurs, socialement constituées comme « féminines », de la faiblesse et du doute. D’ailleurs, dans le « je ne regrette pas » de Zidane, il n’y aurait pas seulement de la fierté « masculine », mais aussi une façon plus « féminine » de se coltiner ses ambivalences, participant de la redéfinition des genres dans nos sociétés et, partant, de notre « humanité ».

Les crampes de Thierry Henry comme les larmes de Lilian Thuram pourraient appuyer une interprétation convergente. La sortie du maestro du but pour cause de crampes avant la fin du match nous dit aussi que la faiblesse n’est pas nécessairement antinomique avec la tentative de dépassement de soi. Les larmes de celui qui a incarné l’impeccable solidité de la défense révèlent un désarroi plus « féminin », qui n’élimine pas la force du stoppeur, mais ne la constitue plus comme un bloc homogène. Il y aurait bien de l’héroïsme dans ces différentes manifestations de fragilité, car il y va encore d’un effort de dépassement de soi dans une action collective. Cette pente héroïque renoue peut-être même avec un certain esprit utopique : développer les potentialités créatrices de l’individualité de chacun dans une logique de solidarité collective, en sachant la tension inéliminable entre les attentes singulières des individus et les contraintes collectives.

Mais cet héroïsme, flirtant parfois avec la figure de l’anti-héros (dans le cas du coup de boule de Zidane), apparaît moins divin, plus laïcisé, plus humain, plus ordinaire, davantage à notre portée d’êtres contradictoires, voire ambigus. Un héroïsme qui garde des repères éthiques, comme une boussole pour s’orienter, mais qui n’obéit plus à des commandements moraux intangibles, car il connaît ses possibles défaillances comme la variété du choc des circonstances. Un héroïsme de la fragilité pourvu de transcendances relatives et de Lumières tamisées, à distance de l’héroïsme de l’absolu et de la pureté, d’une part, comme du relativisme des insignifiances « post-modernes », d’autre part.

Cet héroïsme de la fragilité vient alors se heurter à la façon dont, dans une forme larvée de cynisme, les professionnels de la politiques tendent aujourd’hui à surjouer dans le registre traditionnel de la force et de la certitude. Ce heurt, Lilian Thuram l’a sobrement exprimé face à Nicolas Sarkozy à propos des émeutes des banlieues, à la suite d’un entretien avec le ministre de l’intérieur : « Ce qui m’a marqué, c’est son assurance. L’assurance de quelqu’un qui ne doute pas. Voilà, cette absence de doutes. Moi, je pense que le doute est fondamental pour avancer. Il vous permet une réflexion sur vous-même, une remise en question qui, elle-même, vous permet d’avancer » (L’Équipe magazine, 25 février 2006, repris sur http://www.grioo.com/info6313.html). Mais ne pourrait-on pas dire des choses proches de l’autorité maternelle et militaire, assurée et rassurante, de Ségolène Royal ?

Pour trouver une inspiration comparable à celle de ces échappées footballistiques dans le champ politique, il faut s’éloigner géographiquement (vers le Mexique, dans la région du Chiapas) et politiquement (vers une gauche radicale). En politique, Marcos, avec son autodérision de « sous-commandant » et de « délégué zéro », nourrit aussi à sa manière la figure renouvelée d’un héroïsme de la fragilité. En se moquant de lui-même, Marcos rompt avec la dissymétrie classique où celui qui énonce la critique se met à l’abri de celle-ci. Il inscrit au cœur du langage politique la tension, tant refoulée, entre la nécessité du porte-parole pour faire exister les sans voix dans l’espace public et les risques de la confiscation de la parole par les politiques libérateurs. Pourtant la fonction de porte-parole, qui inclut la possibilité de la confiscation de la parole, constitue souvent un point aveugle des réflexions militantes, encore plus dans les situations de lutte armée, où le vocabulaire viriliste vient serrer les boulons face aux urgences et aux périls de l’action. Alors que le langage des armes porte le plus souvent à la sacralisation des chefs guérilleros, Marcos s’efforce, dans l’auto-ironie, de tracer un autre chemin travaillé par les fragilités humaines. Si la référence à Che Guevara demeure un moment important dans l’itinéraire de Marcos, le recours à l’humour tend à le détacher de la quête quasi-religieuse d’absolu et de pureté qui caractérisait encore le héros argentin.

De Zidane au sous-commandant Marcos, on a peut-être là, en pointillé, d’autres façons d’être des héros, comme autant de repères pour nos vies ordinaires. Malgré la tendance dominante à la spectacularisation marchande, et peut-être même contre elle...

* Philippe Corcuff a présenté un cours sur « Y a-t-il encore une place pour des héros dans ce monde ? Éclairages philosophiques et sociologiques sur les fragilités contemporaines » à l’Université Populaire de Lyon entre janvier et avril 2006 (écoutable en ligne sur : http://uplyon.free.fr/) ; il est aussi l’auteur de La société de verre - Pour une éthique de la fragilité (Armand Colin, 2002) et de « Sous-commandant Marcos, une fragilité radicale » (dans La planète altermondialiste, sous la direction de C. Bonfiglioli et de S. Budgen, Textuel, 2006).

Messages

  • Belle analyse. Zidane est un héros à sa façon, ce n’est pas faux. Il a réagi radicalement à une provocation d’autant plus gratuite et facile qu’elle touchait directement au coeur. De même les résistants palestiniens, libanais, irakiens, afghans et autres sont des héros. Ils ne répondent pas aujourd’hui à la première provocation d’Israël ou des Etats Unis mais à des années d’oppression qui ont généré des milliers de victimes ; parmi lesquelles leurs femmes, mères, enfants, frères, soeurs, amis.Qu’ils soient morts, mutilés ou enfermés et torturés dans les prisons israëliennes ou dans des camps "secrets" américains en Europe de l’est ou ailleurs...
    Je pense, pour finir, que le geste de Zidane , contrairement à ce que beaucoup en ont dit, est un bel exemple de bravoure et d’humanité pour les enfants de la terre entière.

    • Penses tu que les choses sont réelement aussi simple, ton propos et à mon avis uniquement partisan des "héros" préts a en venir aux mains ou aux armes pour laver des affronts verbaux ou faire il y en a toujours, honneur, vengeance et vendetta une belle trilogie pour faire couler le sang.
      Parce qu’il est un génie du foot, parcequ’il est beau, surtout quand il sourit je continuerais a aimer Zidane, mais au travail ou au chomage il en faut de la patience et on ne luttera pas a coup de boule contre le capitalisme ce qui est aprés tout l’objet d’un forum communiste, non ?
      Zidane n’est pas un héros, le hesbolah encore moins, tsahal non plus et des deux cotés il y a des populations civiles qui sont coincéés et c’est à pleurer surtout pour ceux qui ont des amis des deux cotès. Où étes vous, Fadi ,Bernard, David.
      Salut, shalom, sallam aux hommes de bonne volonté.
      Et vive Marcos !

  • Salut Philippe !
    Excellent point final en former de "corner" sur cette coupe du monde et ce qu’elle nous a offert de meilleur :
    le spectacle de "supermen" un peu en vrac ...
    Georges

  • Philippe : éclairage très intéressant... dont je partage bien des remarques....

    A quelques nouvelles

    Pierre

    Pierre Mouterde

  • J’ai la vive impression que, sous prétexte de refus des "métathéories", ou du "dogmatisme" (refus qui fut sans doute salutaire il y a un demi siècle mais qui trouve aujourd’hui une homologie ambigue avec "la fin des idéologies" appelée de ses voeux par le nouvel ordre ultralibéral), on en vient à ce qui était prévisible : l’analyse psychologisante dont on ne peut absolument rien faire.

    Quand je dis qu’on ne peux rien en faire, c’est pour rester courtois. Car en réalité, il s’agit de savoir si ce type de commentaire prétendant s’affranchir des réflexions sur la "structure", condition de la survenue de telle ou telle action (un coup de boule ou autre chose), peut être vraie. La réponse est certainement non. Car comment peut-on éviter, dans notre exemple, de se poser sérieusement la question de la vérité "anthropologique" d’une telle action (telle que visée dans cet article) sans tenir compte de sa construction sociale par le biais, en l’occurence, du poids médiatique qui pèse sur les "acteurs" ? Comment ne pas voir que les larmes d’untel ou le coup de tête d’un autre, font partie de ce qui "attendu", dans ce système de vérité par l’image et les apparences ?

    Je ne suis pas (enfin j’espère pas trop) macho, je n’est donc rien contre les "fils" et donc rien non plus contre le tricot cher à Philippe Corcuff. Mais pour ma part, je préfère chercher les fils qui constituent la logique des attentes provenant des différentes sphères (médias, logique sportive et son évolution, liens avec l’argent, etc.) et tricoter les mailles à travers lesquelles les actions peuvent s’exprimer.

    Pascal