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Bleu comme les étoiles

Publie le vendredi 25 août 2006 par Open-Publishing

de Al Faraby

Nawal descend les escaliers restés en suspend après le bombardement. Ses yeux cherchent dans la foule rassemblée sur la petite place. Son regard se perd dans ses pensées qui se bousculent dans sa tête. Elle ne sait par où commencer.

Toutes les questions lui viennent à l’esprit, tous les visages, tous les noms, toutes les voix, les cris, les larmes, les souffrances, les douleurs, les peurs, les angoisses, les tremblements, les insomnies... toute l’obscurité.

Nawal descend les escaliers tranquillement. Elle est pieds nus.Sa longue robe frôle les marches et soulève un nuage de poussière.

Elle fixe la foule et regarde le ciel. Jamais il ne lui est apparu aussi claire, bleu... menaçant. La foule s’agite. Tout le monde se cherche, se retrouve, s’embrasse comme après une longue absence. Heureux de se retrouver en vie comme après une catastrophe naturelle : un tremblement de terre, un séisme, l’irruption d’un volcan, un tsunami ...

Nawal s’arrête net. Il n’y a plus aucune marche sous ses pieds. L’escalier donne sur le vide. Le fil est rompu. Pas pour longtemps, très vite, sortie de nulle part, une échelle est tendue. Les gens s’attroupent et encouragent Nawal à descendre. L’échelle est calée sur le toit d’une voiture cabossée par les gravats de l’immeuble partiellement effondré. Un homme s’assure que l’échelle est bien stabilisée. Un autre tend la main à Nawal.

"Ma fille. Quelqu’un a-t-il vu ma fille ?"

Ce sont ses premières paroles depuis sa sortie des décombres des étages écrasés les uns sur les autres.

"Ne craignez rien. Nous la retrouverons. Il faut descendre" Salah se veut rassurant. Les deux bras bien tendus, il s’assure une dernière fois que l’échelle tient bon. Nawal sait qu’elle n’a pas le choix. Elle doit avancer. Elle se retourne, s’accroupit et d’un pied tremblant cherche la première traverse de l’échelle.
"C’est cela... continuez doucement... pas de geste brusque... nous avons tout notre temps"

Salah surveille le moindre geste. Il continue à lui causer.

"Vous habitiez à quel étage ?"

Nawal ne répond pas. Elle descend tout doucement. Elle veut retourner la tête.
"Non, ne regardez pas en bas. Occupez-vous seulement de descendre" lui lance le sauveteur.

Elle obéit. Elle pose les pieds l’un après l’autre. L’échelle bouge un peu. La femme s’immobilise.

"Ce n’est rien" réplique rapidement Salah. Il ajoute :

"Comment s’appelle votre fille ?"

La mère ne bouge pas. A l’évocation de sa fille, Nawal décide de remonter. Elle crie :

"Ma fille, quelqu’un a-t-il vu ma fille ?"

L’homme réalise de l’erreur commise.

Trop tard. La femme remonte avec une agilité surprenante.
Elle crie :

" Wardé... Wardé... Wardé... réponds-moi ma petite fille !"

"Non, redescendez... c’est dangereux.... nous retrouverons votre fille", crie Salah.

Nawal ne l’entend pas. Elle ne l’entend plus. Elle a atteint l’escalier. Elle s’y agrippe de toutes ses forces et d’un dernier effort elle passe par-dessus les premières marches.

Elle se redresse et continue à crier :

"Wardé... Wardé...J’arrive ma petite chérie... maman ne t’abandonnera jamais !"

Le sauveteur la supplie :

"Descendez... c’est très dangereux. L’immeuble risque de s’effondrer d’un instant à l’autre... Il ne faut pas y aller"

"Wardé... Wardé... m’entends-tu ma chérie ?"

Et la femme disparaît dans les pans de mur de béton encore debout.

Désespéré, Salah lève les yeux vers le ciel. Il ne l’a jamais vu aussi beau, aussi bleu, aussi... menaçant ! Il tient toujours l’échelle, inutilement. Il prend conscience de l’absurdité de son geste, de la situation... le désespoir le ronge jusqu’au plus profond de sa conscience.

"Il ne fallait pas que je la laisse partir... Il faut que je la rattrape" se dit-il.

Trop tard. Une tâche sombre apparaît sur le grand fond bleu, puis une autre, puis une autre... Les tâches grandissent à vue d’œil. Elles remplissent le ciel. Le bleu disparaît, la lumière du soleil s’éclipse. Tout s’assombrit. La foule se disperse dans tous les sens, dans un désordre inouï. Tous ses cris, tous ses hurlements, ne suffisent pas à couvrir le bruit sourd des trois appareils qui la survole.

Une bombe, puis une autre, puis une autre.... une pluie de bombes s’abat sur la foule qui disparaît dans une épaisse fumée noir rongée par les flammes.
Salah, pris de panique, resté miraculeusement immobile sur le toit de la voiture cabossée, assiste impuissant au massacre.

Les avions font un dernier tour et s’éloignent. Les trois tâchent disparaissent du côté d’où elles surgissent à chaque fois.

Doucement, le ciel retrouve sa couleur habituelle du mois d’août... un bleu légèrement blanc, immensément éclairé. Un bleu comme en rêvent les enfants qui jouent sur la plage pas très loin. Bleu comme les étoiles des avions qui passent de temps à autre et lâchent des bombes.

Le ciel redevient bleu !

L’immeuble s’est complètement effondré. Il ne reste plus aucun mur debout... tout est réduit en poussière. Par ci, par là, des bouts de meubles éparpillés, fracassés, brûlés... Des bouts de lits, de chaises, des portes, des appareils ménagers, des livres, des chaussures, des valises, des jouets... et de temps à autre une main qui dépasse, un bras, une jambe, une tête avec les yeux encore ouverts qui semblent chercher quelqu’un !

Toute ressemblance avec la réalité est pure coïncidence.

http://www.aloufok.net/article.php3?id_article=3332