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Insulte à l’intelligence des musulmans

Publie le samedi 7 octobre 2006 par Open-Publishing
2 commentaires

Insulte à l’intelligence des musulmans, par Daniel Barenboïm

A Berlin, l’annulation des représentations d’Idoménée soulève la très importante question de notre perception du monde musulman, question qui n’a jamais été abordée de façon satisfaisante. La production, que je n’ai pas vue et ne suis donc pas en mesure de commenter, a été temporairement supprimée du répertoire du Deutsche Oper en raison de la présence dans la pièce d’éléments susceptibles d’offenser ou d’insulter des gens qui, d’ailleurs, ne sont pas obligés d’y assister !

Il est du devoir d’un gouvernement de protéger ses citoyens contre les menaces de violence et de terrorisme, mais est-ce le devoir d’un théâtre de priver son public d’expressions artistiques qui pourraient être interprétées comme insultantes ? Le lien entre l’expression artistique et les associations qu’elle suscite ressemble au rapport entre substance et perception. Trop souvent nous altérons la substance afin de l’adapter à sa perception. Il n’y a bien entendu aucun moyen de déterminer les associations que l’art évoque, car c’est la prérogative de chaque individu.
Dans le domaine musical, c’est la partition imprimée qui établit la différence entre contenu et perception.

En ce qui concerne le théâtre et l’opéra, où il n’existe pas une telle partition pour la mise en scène, cela relève de la responsabilité exclusive du metteur en scène. L’essence même du rôle du théâtre dans la société est sa capacité à entretenir un dialogue permanent avec la réalité, quel que soit son impact sur les événements réels. Cette forme de dialogue, qui n’est un signe ni de courage ni de couardise, doit résulter du besoin intérieur d’un individu ou d’une institution de s’exprimer. Limiter sa propre liberté d’expression en cédant à la peur est aussi inefficace que d’imposer son point de vue par la force militaire.
L’art n’est ni moral ni immoral, ni édifiant ni offensant ; c’est notre réaction devant lui qui le rend tel ou tel dans notre esprit.

Notre société considère de plus en plus la controverse comme un élément négatif ; pourtant, les différences d’opinion et la différence entre le contenu et la perception qu’on en a constituent le fondement même de la créativité. Si le contenu peut être manipulé, la perception peut l’être doublement.

En nous censurant nous-mêmes sur le plan artistique par peur de choquer un groupe particulier d’individus, nous ne nous contentons pas de restreindre la pensée humaine en général, nous insultons de fait l’intelligence d’un grand nombre de musulmans en les privant de la possibilité de démontrer leur maturité intellectuelle. C’est l’exact contraire d’un dialogue, et la conséquence de l’incapacité à distinguer entre les nombreux points de vue qui coexistent dans le vaste monde musulman.

L’art n’a rien à faire d’une société qui rejette ce que j’appellerai les normes intellectuelles publiquement acceptées, comme c’était le cas dans la Grèce ancienne, et qui choisit la solution de facilité du politiquement correct, lequel n’est au fond pas essentiellement différent du fondamentalisme dans ses diverses manifestations. Comme le fondamentalisme, le politiquement correct apporte des réponses non pas pour faire progresser la compréhension, mais pour éviter les questions épineuses. Céder à la peur n’apaisera pas les fondamentalistes, qui de toute façon n’ont aucune intention de s’apaiser, et n’aidera en rien les musulmans éclairés qui ont pour objectifs le progrès et le dialogue. Au contraire, cela ne peut qu’isoler l’ensemble des musulmans en faisant d’eux une partie du problème plutôt que des partenaires en vue d’une solution.

En empêchant la participation fructueuse d’un nombre important de ses membres, ce manque catastrophique de différenciation constitue à la fois une insulte et un appauvrissement de notre société et permet à quelques graines de peur de se développer en une forêt de panique. En privant notre société de ce dialogue essentiel, nous continuons à nous aliéner des gens dont la participation pacifique est indispensable à un avenir sans violence.
Peut-être que le monde musulman aurait besoin de l’équivalent moderne d’un Spinoza, capable d’exprimer la nature profonde de l’islam de la même façon que Spinoza a exprimé l’essence de la pensée judéo-chrétienne, c’est-à-dire en restant extérieur à elle, voire même en la niant.

La décision de ne pas donner Idoménée revient, au bout du compte, à ne pas faire de différence, quelles que soient leur origine et leur religion, entre gens éclairés et extrémistes, entre intellectuels et dogmatiques, entre ceux qui manifestent un intérêt culturel et ceux dont l’esprit est borné. Le refus de montrer cette scène représente précisément la peur que les éléments violents du monde musulman veulent nous imposer.

Comme je l’ai dit au début de cet article, je n’ai pas vu la pièce. Je ne peux qu’espérer que pour M. Neuenfels, montrer les têtes coupées de Jésus, Mahomet et Bouddha procédait d’une absolue nécessité intérieure dictée par la partition de Mozart. Peut-être aurait-il dû permettre à ces têtes de s’exprimer afin qu’elles puissent plaider pour que soient reconnues la grande sagesse et la grande puissance de pensée qu’elles représentent collectivement.

Traduit de l’anglais par Gilles Berton.

Daniel Barenboïm est chef d’orchestre.

Article paru dans l’édition du Monde du 05.10.06

Messages

  • Félicitation pour ce texte d’une haute teneur et d’un grand respect pour le monde musulman...

    Autant les histrions qui nous tiennent actuellement lieu d’intellectuels en France, les médiacrates à la Bernard henry levy et autres du même accabit qui tentent d’instaurer un politiquement correct qui n’est qu’une manière d’éviter tout approfondissement, autant ces gens là ne savent qu’insulter, autant ce texte de Daniel Barenboïm et sa pratique de chef d’orchestre nous aident-ils à avancer...

    danielle bleitrach

  • Attention a l’attente avide des medias et des politiques pour ce type d’information a diffuser ou utiliser ... ça ressemble beaucoup a la quète d’actes antisémites d’il y a quelques temps et des flops qu’on a connu ... un coup de fil ou une lettre anonyme peu venir de n’importe qui, et dans le climat islamophobique actuel certains peuvent etre tenté de manier la carrotte et le baton, méfiance !