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Jean Baudrillard n’a pas eu lieu

Publie le lundi 19 mars 2007 par Open-Publishing
4 commentaires

de Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon

La mort de Jean Baudrillard a suscité son lot habituel de commentaires obligés sur "le grand penseur disparu". Un penseur, l’auteur de La guerre du Golfe n’a pas eu lieu (Galilée, 1991) ?

Il a failli le devenir. S’émancipant de l’économisme marxiste, alors si pesant dans les milieux intellectuels, il a commencé à explorer les dimensions symboliques de la réalité : Le Système des objets (1968), La Société de consommation (1974) et surtout Pour une critique de l’économie politique du signe (1972), publiés chez Gallimard. Il le faisait dans la logique laborieuse d’un artisan du concept, avec les lourdeurs d’un travail intellectuel raisonné. Cependant, un double désenchantement politique et intellectuel l’a entraîné vers les impasses "postmodernes", dans le contenu thématique comme dans le rapport même à l’activité intellectuelle. Les textes publiés dans la revue du groupe Utopie entre 1967 et 1978 témoignent de cette évolution.

La réflexion sur le symbolique a coupé ses liens avec le réel. La quête du provocateur, du brillant et du léger a pris la place du rationalisme critique. Dans Simulacres et simulation (Galilée, 1981), ouvrage marquant de ce tournant, il annonce la fracassante nouvelle : la "liquidation de tous les référentiels" ! Plus de critique des illusions au nom du réel, donc, mais un réel dissous dans une logique hégémonique d’apparences devenues "immortelles". Mais quelques résistances ne demeureraient-elles pas encore face à la supposée emprise totalisante des images ? Non, "tout cela vient s’anéantir sur l’écran de la télévision" ! Le "nihiliste" autoproclamé pourra même croire avoir éteint définitivement les Lumières : "Je constate, j’accepte, j’assume, j’analyse la deuxième révolution, celle du XXe siècle, celle de la postmodernité, qui est l’immense processus de destruction du sens." Et puisque "le réel n’est plus possible", pourquoi recourir aux difficiles et pesantes enquêtes des sciences sociales pour l’approcher ? Le style, l’intuition, la métaphore chatoyante, la généralisation abusive peuvent les remplacer. Quant à l’échange contradictoire d’arguments rationnels, il apparaît si désuet : de quel droit soumettrait-on un génie artistique à des épreuves si triviales ?

Certes, Jean Baudrillard a quitté les rivages de la rigueur intellectuelle avec une ironie élégante. Mais, dans les laboratoires de l’intelligence critique, "l’élégance n’est pas ce que nous cherchons", a noté un jour Ludwig Wittgenstein. Jean Baudrillard a cru tenir dans ses mots l’"essentiel" : le supposé étranglement de la réalité par le pouvoir des images. En oubliant que l’humilité des métiers intellectuels appelle un peu plus de retenue. Car nous ne pouvons échapper au manque de pertinence ou à la vacuité de nos affirmations qu’en présentant le modèle pour ce qu’il est : comme un objet de comparaison - un étalon de mesure, en quelque sorte, et non comme une idée préconçue à laquelle la réalité devrait correspondre. "Dogmatisme dans lequel nous tombons si facilement quand nous philosophons", précisait encore Wittgenstein.

Jean Baudrillard a constitué au coeur de l’expérience contemporaine, en général, l’expérience beaucoup plus localisée du téléspectateur qui regarde le monde sur sa télévision, pour lequel le monde constitue un spectacle qui se déploie devant ses yeux. Ce spectacle, il peut l’englober de son regard, il peut en faire le tour. Le "tout" du monde, ce serait ce poste de télévision posé devant lui. Chez Jean Baudrillard transparaît, ce faisant, quelque chose comme une nostalgie de la totalité fichée au milieu d’un discours postmoderne sur l’émiettement irrémédiable du sens. Certes, le réel disparaîtrait, mais en même temps l’image deviendrait le référent ultime, le nouveau sens total. Il recompose une totalité autour du fictionnel pour un spectateur ayant pris congé de la réalité. L’écrivain Claudio Magris l’avait remarqué dès 1984 dans L’Anneau de Clarisse : "L’univers du nihilisme accompli - la société du spectacle, des simulacres derrière lesquels il n’y a rien - est un nouveau classicisme, une totalité conclue et parfaite que ne fissure aucun renvoi à d’autres dimensions, puisqu’il n’y a pas d’autres dimensions."

Pas étonnant que de telles prophéties aient eu un certain succès dans les milieux médiatiques comme contre-médiatiques. Praticiens des médias ou critiques obsédés par leur supposée toute-puissance y retrouvent leur petit monde de prédilection ou de détestation au centre du grand monde. Et puis le discours radical chic peut donner un supplément d’âme critique au soixante-huitard désabusé lecteur de Libération, alors qu’il peut fournir quelques boules puantes face au "système" à l’abonné anti-libéral du Monde diplomatique. Explorer les complications du réel, affûter les outils de la critique sociale, dans un rapport au travail intellectuel qui n’humilie pas la rigueur des procédés de production des savoirs au nom de la tonitruance du contenu du message, en quoi cela intéresserait-il les ex-contestataires assagis et les nouveaux critiques manichéens de la "pensée unique" ?

Au bout du compte, Jean Baudrillard, en tant que penseur, n’a presque pas eu lieu. Non pas par rapport aux tâcherons malhabiles de l’Université dont je suis, mais en regard de ceux qui nous ont donné envie de faire ce métier : les Merleau-Ponty, Lévi-Strauss, Foucault, Duby, Bourdieu...

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-884398,0.html

Messages

  • Sans être aucunement un passionné de Baudrillard ou du post-modernisme, je cherche à savoir si Corcuff "a eu lieu".

    Est-ce que quelqu’un a les références des critiques de Baudrillard par Corcuff écrites du vivant de Baudrillard.
    Merci d’avance.

    Jean-François

    • Je n’ai pas les références exactes sous les yeux mais on trouve dans les écrits de Corcuff une critique de Baudrillard et des risques du relativisme que comprend le post-modernisme dans son ouvrage "La société de verre - Pour une éthique de la fragilité"(Paris, Armand Colin, 2002).
      On trouve aussi des outils critique (même si Baudrillard n’est pas cité) dans le petit livre "Philosophie politique" (Paris, Nathan, collection "128, 2000), une partie est consacré à la position de Wittgenstein sur le doute et ses limites.
      Sur la critique du relativisme on peut par ailleur conseiller la lecture de Jacques Bouveresse, "le philosphe chez les autophages (Paris, Minuit, 1984) et Gérard Noiriel, "Sur la "crise" de l’histoire" (Paris, Folio-gallimard, 2005)
      A titre personnel je n’ai pas de compétence sur le cas "Baudrillard" mais je note qu’il est qualifié partout de socioloque alors qu’il n’a mené, à ma connaissance, aucune enquête empirique.

      Martial Cavatz (Etudiant en histoire, Besançon)

  • Si "logique laborieuse du concept" il y a, elle est bien présente dans cet article aussi vide de sens que vague dans ses attaques.
    Je dois être un "postmoderne" décati sans doute pour apprécier l’agilité ludique de Baudrillard, son humour et son ton si particulier.

    Aucune raison de se lamenter pour autant : la médiocrité de fond de ce texte méprisant ne fera se retourner personne dans la tombe, et certainement pas l’intéressé lui-même.

    thibaut