Accueil > Interview de Roberto Silvi

Interview de Roberto Silvi

Publie le jeudi 25 mars 2004 par Open-Publishing

Peux-tu revenir sur la genèse de ta pièce de théâtre Les raisons de l’autre ?

Il y a environ cinq ou six ans, j’avais eu l’idée d ’écrire un roman avec Cesare qui aurait comme toile de fond l’histoire du groupe armé dans lequel on avait milité ensemble. Je n’avais pas à l’esprit une histoire à raconter, mais les personnages étaient là, on n’avait qu’à prendre comme point de départ nos souvenirs, le reste suivrait.

J’avais déjà écrit un roman sur les débuts des années 70, La memoria e l’oblio, qui n’avait jamais été édité. Cette fois je pensais que, en m’appuyant sur la notoriété de Cesare, je ne manquerais pas mon coup, et puis je portais un grand intérêt au fait d’écrire quelque chose avec lui, de pouvoir le retrouver pour conduire ensemble (même d’une manière indépendante l’un par rapport à l’autre), une réflexion sur ce qui s’était passé. L’idée était que, en racontant chacun ses propres souvenirs d’une même expérience, on aurait fini par montrer les différentes façons de vivre une même histoire, et par révéler ainsi ce qui, pour chacun de nous, avait été important, ce qui nous avait motivés et nous avait conduits à un choix si extrême et, vu avec le recul du temps et le changement des conditions sociales qui l’avaient généré, devenu si incompréhensible.

Cesare a accepté et l’on a commencé un échange, par e-mail, puisqu’à l’époque je vivais encore à Naples, ce qui aurait dû nous permettre de progresser dans l’écriture. Le principe qu’on s’était donné, c’était que j’écrirais un chapitre et que lui continuerait avec le suivant. Puis j’aurais poursuivi, sur la base de ce qui avait été écrit, et ainsi de suite, en chapitres alternés.

En fait, les choses se sont passées différemment. J’avais fini ce que je considérais comme ma partie et la fiction avait pris une large place dans le récit, le pliant aux arguments que je voulais inconsciemment aborder, alors que Cesare, pris par d’autres occupations, n’avait écrit que le premier chapitre du livre qui deviendra La dernière cartouche. Pendant l’été Cesare écrivit ses autres chapitres et au mois de Novembre je suis venu à Paris pour qu’on achève le livre ensemble. Après un gros travail de correction et d’homogénéisation, le texte a été présenté aux éditeurs, un Italien et un Français, qui attendaient avec impatience ce manuscrit que Cesare leur avait déjà promis.

Toutefois les éditeurs, surtout l’Italien, n’ont pas apprécié l’alternance des styles et ont jugé ennuyeux les chapitres que j’avais écrits. C’est pourquoi, à cause d’une part de ma déception et d’autre part du fait que Cesare devait finir le livre urgemment en raison des engagements pris précédemment avec ses éditeurs, j’ai abandonné. Cesare a alors bouclé le livre en utilisant certains personnages que j’avais façonnés dans le récit et en réécrivant à sa manière certains passages pour que l’histoire ait un sens et tienne debout. La dernière cartouche est donc parue. Cesare m’avait demandé de signer le livre avec lui, mais je n’ai pas accepté car, même s’il y restait une partie de mon travail, je ne voulais pas signer quelque chose que je n’avais pas écrit directement.

Il restait donc du matériel qui n’avait pas été publié. C’est là que Cecilia Calvi intervient. Je ne la connaissais pas, mais elle avait déjà lu mon manuscrit La memoria e l’oblio, que j’avais donné à lire à son compagnon, un vieil ami à moi. Elle l’avait aimé et quand on s’est rencontré, elle m’a demandé de lire aussi la partie non publiée du livre de Cesare. Elle est scénariste et travaille surtout pour la télé, sur des séries qu’elle est le plus souvent obligée d’accepter pour des raisons alimentaires. Mais elle a aussi réalisé deux films, quelques documentaires et surtout, dans sa jeunesse, elle a travaillé pour le théâtre en créant des spectacles engagés politiquement. En lisant ce que j’avais écrit, elle y a vu la possibilité de renouer avec son passé et m’a proposé d’essayer d’en faire un texte théâtral. J’ai accepté tout de suite, parce que ce « défi » m’intéressait (tout rendre sous la forme d’un dialogue) et surtout parce que j’ai immédiatement vu comment je pourrais le raconter pour le théâtre : Stefano (moi) vieux, en train d’écrire un livre autobiographique, qui voit son personnage, lui-même jeune, se matérialiser sur la scène.
En écrivant les dialogues, les questions liées à ma maladie ont, peu à peu, fini par occuper une place importante, comme elles le font dans mon quotidien, mais pour le reste, j’ai beaucoup utilisé ce que j’avais déjà écrit.

« Le roman noir est le cri du perdant qui ne veut pas perdre la mémoire ». Es-tu sur la même longueur d’onde que Cesare Battisti quand tu écris ?

Tout d’abord je voudrais préciser que je ne me considère pas comme un écrivain de romans et encore moins de romans noirs, mais plutôt comme quelqu’un qui fait de l’écriture un instrument pour réfléchir sur certains problèmes, d’habitude politiques, essayant de les regarder selon des points de vue différents.

Cela dit, j’ai certainement eu envie, à travers mes tentatives d’écriture, de re-parcourir mon passé, de réveiller ma mémoire pour y déceler des trajets, des lignes de continuité, des éléments qui me feraient comprendre les raisons de mes comportements.

J’ai vu toujours ma mémoire comme le reflet d’un passé que je voulais à tout prix dépasser pour ne pas y rester collé comme une moule à son rocher : oublier pour mieux se souvenir, faire du passé la source de mon attitude présente. Et ce passé m’a conduit à regarder en face la défaite de la plupart de mes rêves de jeunesse et d’une certaine attitude que j’avais par rapport à la vie.

En ce sens, la phrase de Cesare résonne en moi, je la ressens familière, mais elle ne correspond pas tout à fait à mes intentions..

Ecrire, pour moi, a voulu être le cri sourd d’un perdant qui essaye de dépasser sa mémoire, de la critiquer, sans toujours parvenir à l’oublier, pour trouver un élan nouveau et avancer dans la vie.

La lutte armée en Italie a été un échec. Les protagonistes de cette tragédie sont-ils tous condamnés à devenir schizophrènes et à dialoguer sans fin avec leur passé ?
.
L’implication de n’importe qui dans une activité politique est déjà en soi très marquante, et le choix du passage à la lutte armée a doublé en intensité cette marque pour tous ses protagonistes, conditionnant toute leur vie ultérieure.

Bien des militants ont réintégré une vie « normale » en essayant de tout oublier de ce qu’ils ont vécu et même parfois de le renier, mais à la façon de quelqu’un qui a vécu une guerre (sans avoir aucune intention de mettre sur le même plan les conséquences du au années 70 avec la quantité de douleur, de doute et de deuils que celle-ci implique), il ne peut pas oublier ce qu’il a vécu . A la limite il pourra essayer de le refouler, se faire un devoir de le cacher aux autres dans l’espoir qu’ainsi cela ne puisse plus l’empêcher de vivre « sa normalité ».Dans ce cas, la confrontation avec son passé sera interrompue et étouffée et peut être l’individu pourra t’il dès lors se considérer comme un être unique, mais ceci au prix d’un refoulement douloureux.

« Les raisons de l’autre » est un titre explicite : la vérité est relative. Qu’est-ce qui conduit à vouloir imposer sa vérité aux autres ?

Les résultats de tentatives d’imposer sa propre vérité aux autres s’étalent tristement devant nos yeux tous les jours et vont de la folie meurtrière des attentats à la bombe d’Al Quaeda, à la petite tyrannie qui s’exerce dans un couple quand, comme c’est le plus souvent le cas, elle est basée sur un rapport de forces quotidien, pour dominer l’autre.

L’être humain a toujours la prétention de détenir la vérité, de savoir ce qui est bien ou ce qui est mal pour les autres et pour lui même. D’ailleurs il ne pourrait pas en être autrement parce que si l’on soutient une théorie c’est qu’on croit avoir raison. La seule possibilité d’échapper au mécanisme qui amène à l’arrogance, l’intolérance, jusqu’à l’oppression de l’autre, est d’être conscient que l’on peut se tromper.

Dans l’affirmation de ses idées, on doit certes se battre jusqu’au bout, mais on doit en même temps être disposé à changer d’avis lorsque la vérification est faite que l’on s’est trompé.

Tous les dégâts viennent du fait de se considérer porteur d’une vérité absolue et cela, en politique comme en religion ou bien dans la vie courante.

Le 20ème siècle a été ponctué par l’affirmation de politiques totalitaires qui avaient la prétention d’affirmer une vérité .Et même le rêve communiste qui aurait dû, plus que toute autre théorie, avoir la capacité d’affirmer le relativisme de tout phénomène vu dans un devenir en continuelle modification, a pris la forme d’un monstre oppressif dès lors qu’il est devenu une vision du monde stéréotypée et fossilisée, à appliquer et à imposer au monde entier.

Mettre en scène ses interrogations n’est-ce pas un exercice périlleux ?

Périlleux ?! Du point de vue des conséquences pénales que cela peut entraîner ? Je ne vois pas quelles elles pourraient être, à moins de confondre un roman, ou dans le cas présent un texte théâtral, avec une confession, un aveu écrit pour des juges de tribunal. !

Par contre, sur le plan personnel et quant au rapport qui se crée entre celui qui écrit et ceux qui le lisent ou assistent à une représentation, il y a en effet en jeu quelque chose de très fort, mais là non plus le mot périlleux ne me semble pas le plus approprié.

Pour moi, mettre en scène mes doutes, mes incertitudes, mes interrogations, ce qui apparaît et ce qui est vrai, ce qu’on imagine et ce qui se réalise, a été en exercice envoûtant, vertigineux et exaltant.

Cela a été une descente à l’intérieur de moi-même, où j’ai essayé de régler mes comptes avec la partie de moi qui m’a toujours posé des problèmes.

Le fait de se mettre à nu, spécialement dans ma condition de malade, peut sembler indécent, mais m’a donné la liberté de parler de choses dont normalement on ne parle pas, le plus souvent par conformisme par rapport à l’image qu’on se fait de l’homme, du militant politique, de la femme idéale. Et même de la façon de faire de la politique.

Ecrire cette pièce a été ma façon de me faire écouter. J’ai pu ainsi vérifier les réactions des autres et constater que pour une fois les émotions ont compté autant, sinon plus, que les raisonnements.

Le choix de construire la pièce autour du triangle Stephano-le-jeune, Stephano-le-vieux et Alexandra s’est-il imposé à toi immédiatement ?

Oui ! Déjà dans le livre que j’avais essayé d’écrire avec Cesare, j’avais créé le personnage de Stefano-le-jeune , qui représentait le jeune que j’ai été. J’avais aussi introduit un autre personnage dans l’histoire, Kino, un homme mûr, mélange de personnes réelles, qui, à la suite d’une maladie, vit sur un fauteuil roulant. Il représentait la conscience critique du groupe, celui à qui Stefano allait confier ses doutes, et en même temps il donnait voix à ma façon de penser d’aujourd’hui. Alessanda aussi existait déjà dans le livre et représentait la femme fantasmée de la vie de Stefano-le-jeune.

Lorsque l’idée m’a été proposée d’écrire une pièce, les personnages étaient tous là. Il suffisait seulement de les mettre en scène, d’exploiter la force d’imagination qu’a le théâtre, et de faire de Stefano-le-jeune un produit de l’imaginaire de Stefano-le-vieux,.

Ne peut-on pas avoir des sentiments pour un ou une autre sans être petit bourgeois, vulgairement propriétaire ?

C’est là toute la question ! Personnellement, je crois qu’il faudrait avoir des rapports non possessifs, il faudrait savoir aimer l’autre sans que cet amour devienne une prison. On a toute la vie pour s’ y essayer, mais y arrivera-t-on jamais ?

Stephano-le-jeune reproche à Stephano-le-vieux d’écrire pour tenter de se justifier, voire de se compromettre avec la société du spectacle en se mettant en scène. Qu’est-ce que ta génération meurtrie peut transmettre à ceux qui veulent lutter pour que la société change ?

Que ma génération soit meurtrie, c’est une idée dont je te laisse la responsabilité.

Je ne me sentirais pas en mesure d’en dire autant, car ma génération est composite, et je suis sûr que la plupart de mes contemporains ne partagerait pas mon point de vue. Et cela est vrai pour ceux qui n’ont pas fait le choix des armes comme pour ceux qui l’ont fait.

Beaucoup de monde appartenant à cette génération, après l’ivresse des manifestations de rue, les occupations d’école, les contestations des professeurs et des institutions étatiques et même pour certains, les attentats et la prison, après, en définitive, avoir rêvé, sont simplement rentrés dans le rang, en occupant les places qui leur étaient socialement réservées : journalistes, professeurs, médecins, avocats ou simplement ouvriers , infirmiers etc…

D’autres ont par contre subi toutes les conséquences négatives de leurs choix : années de prison, passages à tabac dans les commissariats ou dans les prisons, parfois même la torture, l’isolement carcéral ou l’exil. Une minorité de cette génération - une minorité, c’est vrai, significative- de quelques milliers de gens, peut être considérée comme meurtrie. J’ai fait partie de cette composante, mais on est loin, même entre nous, d’avoir une lecture unique de ce qui s’est passé et de ce qu’on a subi.

Ce serait donc difficile, pour moi, de te dire ce que les gens qui ont appartenu à cette composante pourraient transmettre aux jeunes de la génération actuelle, qui veulent changer la société.

Plus modestement et de façon peut-être plus réaliste, je peux te dire ce que je leur dirais moi (et c’est aussi ce que j’ai essayé de dire avec ma pièce !) .

A la fin de mon parcours, je crois avoir compris que pour changer la société, et pendant qu’on le fait, il faut changer nous-même. Les « révolutionnaires de profession », comme les appellerait Camus, ceux qui pensent pouvoir et devoir changer la société pour après, après seulement, changer eux-mêmes et vivre mieux, se trompent.

Les changements qu’on veut réaliser dans la société doivent être avant tout vécus par nous : si l’on veut une société où les rapports entre les êtres humains ne soient pas des rapports d’oppression et d’exploitation, on ne peut pas utiliser des moyens violents qui sont porteurs inévitablement d’autres formes d’oppression et d’exploitation. Si l’on veut la paix, on ne peut pas faire la guerre .

C’est donc une invitation à la cohérence que je ferais .

Face de la folie dominante du meurtre en gros, des attentats à grande échelle, avec leurs milliers de morts, des guerres saintes, il ne reste qu’à se soustraire, qu’à revendiquer, en pratiquant la paix, un monde pacifié.

C’est une invitation à la non violence active que je me sentirais autorisé à transmettre, pour proposer dans l’immédiat un autre modèle de vie .

http://www.mauvaisgenres.com/interview_de_roberto_silvi.htm