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Célébration du génie colérique. Michel Onfray

Publie le mardi 20 novembre 2007 par Open-Publishing
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tribune libre
Célébration du génie colérique. Michel Onfray

philosophe, université populaire de Caen

Une fois encore on mesure combien l’univers médiatique dans sa quasi-totalité prétend à l’objectivité en martelant que la raison exigerait la « modernisation » de la société pendant que les archaïques n’y auraient rien compris en voulant maintenir des « injustices », en l’occurrence les « régimes spéciaux ». Or la fameuse « modernisation » n’est que le nom de code d’une opération qu’il faut bien plutôt nommer « libéralisation ». Quant aux prétendues « injustices » des régimes spéciaux, elles relèvent elles aussi du nom de code libéral pour cacher les « acquis sociaux » et le « droit du travail »…

Cette logique politique s’appuie sur une double opération : d’une part, l’oubli d’une catégorie de vrais parasites ; d’autre part, la désignation de boucs émissaires, à savoir les fonctionnaires, fainéants par nature, assistés, privilégiés, preneurs d’otages, on connaît la chanson. Enseignants, personnels soignants, cheminots, salariés d’EDF ou de la RATP sont donc désignés comme les coupables du mal social français, et l’on attire la vindicte sur eux à l’aide de la complaisance médiatique.

La violence concentrée sur ceux-là dispense de la diriger vers les catégories oubliées, à savoir : régimes spéciaux de la fiscalité des parlementaires, chambre haute et chambre basse ; des militaires retraités bien vite recyclés dans la vie active ; des PDG couverts d’or quand ils ont mené leur entreprise à la faillite et qu’on les éloigne de leur directoire ; d’un président de la République qui, après avoir abondamment exonéré ses amis avec le paquet fiscal, puis refusé un coup de pouce au SMIC, s’octroie une augmentation de salaire de 140 % ; des anciens membres du gouvernement ; des collectionneurs d’art… On n’en finirait pas de lister les régimes spéciaux bien plus spécieux que ceux des travailleurs modestes de la fonction publique…

Si d’aventure Sarkozy et les siens sont réellement animés par un désir de justice sociale, d’équité républicaine, alors qu’ils ouvrent des négociations, certes, mais pour toutes les catégories, y compris celles des épargnés cités ci dessus. Or, on le sait, ces coups d’État sémantiques dans lesquels le sarkozysme excelle cachent la vérité d’une politique libérale : la preuve, le Parti socialiste, libéral depuis 1983, fait savoir que ce qu’il reproche à Sarkozy, ça n’est pas le fond de l’affaire mais sa forme.

Sur la question de la « réforme » de l’université : on comprendra également qu’il en va là aussi de sa « libéralisation ». Les étudiants ne s’y sont pas trompés, ils voient bien que le désengagement de l’État républicain se double des pleins pouvoirs donnés à l’argent. La prétendue « autonomie » des universités doit être entendue comme une « dépendance » nouvelle, non plus celle de l’État, mais celle de l’argent. Les « fondations », autrement dit les fortunes privées du capitalisme, sont appelées à compléter dans l’immédiat, puis suppléer bien vite, le budget d’État. Dès lors, la mort des sciences humaines est programmée : quelles entreprises financeraient en effet la philosophie, la littérature, l’histoire de l’art, la musicologie, les études théâtrales, le cinéma, l’esthétique ? Pendant que psychologie et sociologie seraient probablement subventionnées, certes, mais pourvu qu’elles apportent leurs lumières à l’entreprise en fournissant des psychologues compagnons de route aux directeurs des ressources humaines ou des sociologues transformés en hommes de main de l’entreprise…

Seules les sciences dures, parce qu’elles sont susceptibles de déboucher sur des brevets, donc sur un retour en argent, seront soutenues comme investissement économique, mais sûrement pas comme obligation d’une République à travailler à la recherche fondamentale sans souci d’applications militaro-industrielles futures. Le lobby nucléaire financera la physique ; celui de la chimie, la médecine et la pharmacie ; pendant que le patronat arrosera les facultés d’économie et de droit qui enseignent déjà depuis longtemps les vérités du libéralisme et le bien-fondé de la justice de classe… Quelle banque, quel consortium, quelle holding investiront alors dans les secteurs des sciences humaines ?

Enfin, sur la question de la nécessité d’augmenter le temps de travail en regard de l’augmentation de la durée de vie : quelle étrange cécité intellectuelle fait dire - de Parisot à Cohn-Bendit : « Nous vivons plus vieux, donc travaillons plus longtemps ? » Pourquoi cette fausse causalité ? Parce qu’il s’agit d’une causalité libérale. Car une causalité humaniste, donc de gauche antilibérale, dirait : « Nous vivons plus vieux, donc partageons le travail, et profitons plus longtemps d’un repos mérité. »

En conséquence, le partage du temps de travail donnerait du travail à tous, attaquerait le chômage qui est l’aubaine du patronat (le coût de la main-d’oeuvre baisse) et la gangrène du peuple (le coût social en délinquance, insécurité, répression, arsenal policier, judiciaire, carcéral, en santé publique augmente…) pendant que baisserait le coût des usines à gaz de réinsertion (une aubaine pour les instituts de formation, une gangrène pour les victimes du libéralisme invisibles dans les calculs des chiffres du chômage, mais nullement réinsérées…).

La civilisation du travail, délibérément voulue par Sarkozy derrière lequel courent nombre de socialistes, doit laisser place à une civilisation libertaire dans laquelle ce qui importe est moins d’aliéner le maximum de sa vie au travail que de la vivre de la manière la moins serve, la moins aliénée, la moins esclave, la moins assujettie qui soit. Par ailleurs, l’économie de cette partie de la société, le temps hors travail, représente une potentialité économique que les prévisionnistes seraient bien inspirés d’intégrer à la nouvelle cartographie de nos sociétés postmodernes occidentales.

Pour financer la politique de l’État, il existe deux écoles : la première, libérale, forte avec les faibles et faible avec les forts, fait payer les pauvres, voilà la raison pour laquelle elle désigne ses victimes émissaires (les prétendus « régimes spéciaux ») pendant qu’elle épargne ses amis les prédateurs (qui fournissent au nouveau président ses hôtels de luxe, ses yachts sous pavillon de complaisance, ses restaurants de parvenus avenue des Champs-Élysées, ses avions privés, ses lieux de vacances américains).

Et puis il existe une seconde école : républicaine, de gauche, forte avec les forts et généreuse avec les faibles. Elle ne va pas chercher l’argent dans la poche des gueux, des démunis, des ouvriers, des salariés, des fonctionnaires, des enseignants, des infirmières, des petits, des sans-grade, mais là où il est, autrement dit dans les coffres remplis par les bénéfices effectués non pas avec le travail, mais avec la spéculation, les opérations boursières, les montages entrepreneriaux de patrons voyous qui incarnent la persistance de la tradition négrière dans les pays du Maghreb, en Inde ou en Chine…

Ce que dit aujourd’hui le mouvement social, c’est que le libéralisme ne saurait être l’horizon indépassable de la politique, certes, mais également de la société et, plus loin, de la civilisation qui procède et découle du modèle français, puis du modèle européen, dans lesquels la Révolution française a tenu un rôle majeur. Or les tenants du libéralisme s’évertuent à le rendre caduc jour après jour en démontant ce qui reste de 1789 et autres moments de l’histoire de la gauche. D’où l’intérêt de résister…

http://www.humanite.fr/2007-11-20_T...

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