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Manu Chao « Si on continue comme ça, on va tout droit dans le mur »

Publie le mercredi 9 janvier 2008 par Open-Publishing

"Le tambour de Manu Chao" : interview (2004), par Roberto et Thom

Ecoutez l’interview !


Manu Chao . La Radiolina, le Venezuela, Cuba, les États-Unis, Nicolas Sarkozy, Internet et le disque, le chanteur s’est confié à l’Humanité à l’occasion d’un récent passage en France.

Entretien réalisé par Victor Hache

Au travers de votre répertoire aux influences très variées, on a l’impression que vous avez sans cesse besoin de puiser dans toutes les cultures pour vous sentir vivre ?

Manu Chao. Mon univers a un côté patchwork qui ressemble un peu à ma vie. Je ne reste jamais bien longtemps dans un pays ou dans les mêmes ambiances musicales. En ce moment, avec mon groupe, Radio Bemba, on est un peu plus rock. L’album Radiolina est habité par cette interrogation inscrite sur la pochette « Y ahora qué ? », « Et maintenant quoi, que fait-on ? ». C’est une question que je me pose tous les jours. Devant l’état du monde, prévoir une action à long terme, ce n’est pas évident. Personnellement, je préfère vivre au jour le jour. Le système change d’une manière un peu affolée, et on se rend compte que si on continue comme ça, on va tout droit dans le mur. Tout est imbriqué, la politique, l’environnement. Si on remonte la filière, ce n’est qu’une histoire d’argent. L’écologie, c’est un problème économique, la politique, la misère des gens, tout est économique.

Au cours de vos nombreux voyages, avez-vous rencontré un pays qui prenne des options politiques et économiques plus intéressantes que d’autres ?

Manu Chao. J’ai la chance d’avoir voyagé pas mal. Je n’ai jamais rencontré d’endroit où les gens m’ont dit « tout va bien ». Mais il y a un pays qui m’a impressionné. Il m’interpelle vraiment parce qu’il est en train de s’y passer quelque chose de hors norme, c’est le Venezuela. C’est un vrai laboratoire. Là-bas, les mômes des quartiers ont de l’espoir. Ils ont une énergie incroyable, ils sont pleins de projets. « Manu, on va faire ceci, cela ! » Je ressens ça très fort là-bas. J’ai eu la chance de connaître les quartiers de Caracas, il y a quinze ans avec la Mano Negra, où on avait donné des concerts. Avant, il n’y avait qu’une chose qui comptait : les trafics, être armé, posséder une paire de baskets Nike. Aujourd’hui, il y a toujours ce côté-là parce que cela ne s’éradique pas en deux jours, mais il y a un autre truc. L’effervescence d’un pays qui est en mouvement. Il y a, positivement, une certaine permissivité des autorités qui est passionnante. Il y a une confiance dans la jeunesse. Je ne suis pas chaviste, mais on a l’impression que, politiquement, c’est une révolution sans bouquin. Il n’y a rien d’écrit, pas de doctrine. Ils inventent au jour le jour. C’est la démerde, mais on invente. En France, l’image qu’on a du personnage Hugo Chavez cache ce qui se passe vraiment au Venezuela. Ça bouillonne.

Quand on est là-bas, on n’a pas envie de partir parce qu’on sent qu’il se passe quelque chose. Partir, c’est se dégonfler. C’est ici qu’il faut être parce que tout paraît possible. Cette bouffée d’optimisme de la jeunesse, cela fait du bien, même si les inégalités sociales n’ont pas disparu. Mais les quartiers les plus démunis ont une confiance absolue dans ce qui est en train de se passer. Ils ont senti la différence, sinon je pense que Chavez serait déjà mort politiquement. C’est tout le contraire de la Colombie. Les mômes de Bogota me le disent tous : « Manu, ici, on essaie de faire des choses, mais c’est dur. On n’y arrive pas. Dès qu’on relève la tête, on prend un coup sur la gueule. »

Lors d’une tournée précédente, vous aviez également joué à Cuba…

Manu Chao. On a fait le Malecon. Je me souviens de l’opération Milagro et des avions qui partent tous les jours, avec des docteurs cubains, de La Havane à Caracas. Ils vont dans les quartiers où ils s’installent parfois pour trois ans. C’est magnifique de voir ça. Si je croyais en la réincarnation et si je devais vivre dans une autre vie en Amérique latine, sans argent, je préférerais naître à Cuba que dans n’importe quel autre pays. Bien sûr, il y a plein de choses à améliorer, le paradis sur terre n’existe pas. Mais à Cuba il y a quelque chose que je n’ai pas vu et qui sévit dans tous les autres pays d’Amérique latine, c’est la misère sordide. Autant sur Cuba que sur le Venezuela, aujourd’hui, l’info qui arrive ici, ce n’est pas du journalisme. C’est de l’intox. Mon père est journaliste, il a une éthique. Chavez, il dérange, et ce n’est pas comme à Cuba, car il a de l’argent qui vient du pétrole. On parle du droit d’expression à Cuba, OK, ce n’est pas très clean. Mais parlons du droit d’expression dans une démocratie comme la Colombie. Un mec qui devient syndicaliste dans un village, quelle est son espérance de vie ? Trois, quatre ans, et il se prend une balle dans la nuque. Combien ont-ils tué de syndicalistes en Colombie en dix ans ? C’est incomparable avec Cuba. Alors, que l’on arrête de dire que là-bas personne n’a le droit de s’exprimer mais que dans les autres pays démocratiques d’Amérique latine c’est possible. Ce n’est pas juste de dire ça. À Cuba, on ne tue pas les enfants avec une balle dans la nuque. Et je ne suis ni castriste ni chaviste. Je suis Manu. Je conseille à tous ceux qui vont en Amérique latine d’aller d’abord visiter les autres pays avant d’aller à Cuba, pour pouvoir vraiment comparer.

Il y a un projet qui vous tient à coeur en ce moment, c’est la Colifata à Buenos Aires…

Manu Chao. La Colifata est une petite radio à l’initiative des internes et des patients, qui émet depuis un asile psychiatrique depuis une dizaine d’années. Je l’ai connue par des CD qui m’arrivaient. J’ai flashé parce que ce qu’ils disent dans les émissions est gai, poétique, d’une lucidité extraordinaire. Il n’y a pas de sujets tabous. On y parle de la politique, de l’amour, de la mort, de la guerre en Irak, de Dieu. Il y a une vraie force dans le discours de cette radio. Pour moi, ils sont devenus des maîtres à penser. J’estime que c’est de la vraie militance. Avec la Colifata, il y a quelques années, on a fait des petits « street CD » alternatifs qu’on vendait au coin de la rue à Barcelone ou à Buenos Aires. Je les ai connus à travers ça, après je les ai revus au Forum de Porto Alegre, on a joué à la radio en Argentine, on a fait des concerts. Et là, on en train de finir un CD qu’on voudrait sortir plus officiellement sur un petit label qui va distribuer, le tout dans un souci de financement de la radio.

Vous avez fait une longue tournée au printemps dernier aux États-Unis. Comment l’Amérique d’aujourd’hui vous apparaît-elle ?

Manu Chao. On dirait que les Américains vivent dans un monde à part. On a l’impression que tout va bien. C’est une sensation curieuse. Depuis quatre, cinq ans et même avec la Mano, on n’a jamais été très gentils avec les États-Unis. Pour moi, avec la guerre, c’était le bon moment d’aller dans ce pays. Dans nos concerts, on faisait comprendre qu’on ne peut pas combattre la violence par la violence. La solution, ce n’est pas l’armée, c’est l’éducation, le travail, c’est ouvrir les portes. On a fait des concerts de 10 000 personnes à chaque fois, avec 80 % d’hispanos. La communauté nous a vraiment aidés.

Il va bientôt y avoir une élection présidentielle. Avez-vous ressenti un sentiment anti-Bush lors de vos concerts ?

Manu Chao. De la part des gens qui sont venus nous voir, c’est évident. On parlait de la situation tous les soirs, jamais on n’a pris une canette. C’était plus intéressant sur les festivals où nous n’étions pas très connus. Je pense au concert que nous avons fait en ouverture de Rage Against the Machine, où le public était beaucoup plus anglo-saxon. Je disais aux journalistes : « J’ai donné mon avis sur Bush, partout j’ai fait l’unanimité. Je leur disais, j’ai deux passeports, un français, un espagnol, je ne peux pas me vanter d’avoir des présidents formidables, mais je donne ma main à couper de l’esprit civique des Français et des Espagnols que si on avait un président comme le vôtre, il y aurait au moins 50 000 personnes tous les samedis devant l’Élysée ou devant le Palais de la Moncloa (siège de la présidence du gouvernement espagnol - NDLR).

Vous êtes tous d’accord avec moi, et devant la Maison-Blanche, ils sont quatre, cinq ! » J’ai l’impression qu’ils ne se rendent pas compte du mal qu’ils font ni de leur mauvaise presse à l’extérieur. Il n’y a pas une télévision qui ne soit pas américaine. Il n’y a pas d’ouverture sur le monde. Quand on arrive dans un hôtel, on ne peut pas ouvrir une seule fenêtre. Les États-Unis, c’est un peu ça, un pays fermé sur lui-même.

Vous êtes souvent de passage en France. Quel regard portez-vous sur le gouvernement actuel ?

Manu Chao. Je ne peux donner qu’un regard d’étranger. Il y a un côté berlusconien. Quand Berlusconi est arrivé au pouvoir en Italie, je trouvais cela dangereux parce que ça allait créer un précédent en Europe. Un peu de politique bananière comme avec quelqu’un qui gère les médias et gagne les élections. Cela crée des antécédents. Vu d’Espagne, on a l’impression que Sarkozy court dans tous les sens. Un peu la folie du bocal. L’agitation. C’est du show, de la politique spectacle. C’est dangereux pour la démocratie en général. Si tu sais faire un show, tu deviens président. On est en train d’élire des showmen.

Cela ne donne que plus d’acuité à la question : « Y ahora qué ? », que fait-on maintenant ?

Manu Chao. Oui, parce que tout change tellement vite. Même les méthodes de résistance à tout ça ne sont pas forcément les mêmes aujourd’hui qu’il y a dix ans, vingt ans. Le repli sur soi, je l’ai constaté dans toute l’Europe. C’est diviser pour mieux régner.

Je crois que Sarko l’a bien compris. Beaucoup d’autres aussi. On divise la société, même plus par classe sociale, mais par âges. Les vieux et les jeunes. On a installé une barrière entre les deux. Un vieux ne voit plus les jeunes qu’au travers de la télé. Pour un vieux, un jeune ça crame des bagnoles. L’image n’est pas positive. Majoritairement, l’Europe est vieille. Et si tu as les vieux avec toi, tu as la majorité. Le problème, c’est qu’un pays qui ne compte que sur les vieux est un pays ui n’a pas de futur. Il y a encore des endroits qui résistent, où il y a un peu plus de confraternité, dans le nord de l’Espagne, ce côté sain où l’on peut voir dans les fêtes de village un vieux paysan boire un coup de rouge avec un punk. Ils se connaissent.

Il n’y a pas encore la peur du jeune même si ce phénomène est en train d’arriver là-bas. L’Europe vieillit. Cela pose problème, ne serait-ce que pour les retraites. La solution, c’est d’ouvrir les frontières, que les gens viennent bosser avec les papiers - pas les clandestins parce que c’est l’esclavage - et cotisent. Si on veut payer les retraites, il faut bien qu’il y ait des jeunes qui bossent. Et la jeunesse, elle est dans le tiers-monde.

Parlez-nous de Me llaman Calle, une chanson qui vous touche particulièrement…

Manu Chao. Cette chanson parle de la prostitution. Je l’ai écrite pour les prostituées, un monde que je ne connaissais pas. Mon bonheur est que Me llaman Calle ait été adoptée par les filles. On les voit d’ailleurs participer dans le clip. Au départ, j’ai écrit cette musique pour un ami cinéaste, Fernando Léon, qui a fait récemment un film sur la prostitution. On a gagné un goya de la meilleure chanson et ce sont les filles qui sont allées chercher le prix, qui s’est baladé dans tous les bordels de Madrid et de Barcelone. Quelle force elles ont, ces filles ! Je suis vraiment heureux de cette rencontre. C’est une histoire d’amitié. Je me suis fait des frangines et des amitiés superfortes.

Pourquoi laissez-vous entendre que Radiolina pourrait être votre dernier album ?

Manu Chao. C’est une phrase que j’ai prononcée dans un journal, et qui a été très mal interprétée. Beaucoup de gens ont pensé que c’était mon dernier CD, que j’arrêtais la musique. Ce n’est pas mon intention. Ce que j’avais dit est que Proxima Estacion, mon précédent album, c’était il y a six ans, que si je mettais six ans encore à sortir ma prochaine musique, je pense vraiment qu’il n’y aura plus de support disque. Il aura sûrement du plomb dans l’aile. Ce ne sera plus le moyen populaire et massif d’écouter de la musique.

Considérez-vous que si le marché du disque s’écroule, c’est en grande partie à cause du téléchargement illégal sur Internet ?

Manu Chao. Dire cela est une hypocrisie immense de la part des maisons de disques. Il y a une évolution technologique comme il y en a eu dix mille autres avant. Quand le business de la musique laisse entendre que le problème vient de la piraterie, il y a quelque chose que je ne comprends pas. J’ai quarante-six ans et, autant que je me souvienne, on n’a pas attendu Internet pour pirater les vinyles. 90 % de ma discographie d’adolescent ont été obtenus par la cassette. Pour un vinyle acheté par un copain, on faisait 90 copies. La seule chose qui a changé, c’est que maintenant on télécharge en cinq minutes, alors qu’à l’époque, il fallait le temps d’écouter le disque. On piratait tous à l’époque grâce aux cassettes !

Cela met en évidence le coût souvent trop élevé d’un album…

Manu Chao. Depuis toujours le CD est trop cher. Qui est en train de faire des bénéfices énormes aujourd’hui à vendre des machines

à la jeunesse pour pirater les artistes ? IPod, MP3, Sony… Il suffit de faire un tour sur le périphérique pour voir le nombre de publicités vantant la dernière machine pour télécharger un morceau en quelques minutes. Ils en vendent par millions ! Qui incite la jeunesse mondiale à pirater si ce n’est la grande industrie ? Alors quand on entend qu’ils sont en crise, c’est juste un dinosaure qui en mange un autre. C’est sûr que, pour eux, c’est plus facile de vendre une machine que de la musique créée par des artistes. Les musiciens, c’est chiant, ça a des managers, ça se défend, ça veut des trucs. Une machine, ça ferme sa gueule ! Il n’y a pas de problème de royalties.

Au bout du compte, n’est-ce pas l’artiste qui risque de souffrir de cette situation ?

Manu Chao. La seule bouée de sauvetage pour le musicien, c’est le live. C’est impiratable, un concert : c’est l’émotion du direct. Ce qui est magnifique dans Internet, c’est que ça a ouvert des milliards de chemins de traverse qu’on ne pourra plus jamais refermer. C’est superpositif parce qu’Internet, c’est quand même la plus belle encyclopédie de l’histoire de l’humanité. Mais le gros tuyau, le débit, c’est toujours le même qui contrôle. C’est rageant de voir que 80 % des téléchargements Internet payants, c’est iTunes (Apple) qui les fait. C’est dramatique dans le sens où cela reproduit les mêmes choses. Il n’y a pas dix mille boîtes qui se répartissent le gâteau. C’est un peu triste.

Que pensez-vous de l’idée de suspendre les abonnements des internautes qui téléchargeraient illégalement, comme

le préconise un récent rapport ?

Manu Chao. Pour lutter contre le piratage, il faudrait interdire à la grande industrie de vendre des machines qui piratent 5 000 morceaux à la seconde. Il faut commencer par le début. Tout le discours est centré sur le consommateur. Le côté satanisation du mec qui pirate dans sa piaule, il faut arrêter la connerie. Ce n’est quand même pas lui le plus dangereux. Si Internet, c’est l’avenir, il faudrait qu’ils arrêtent de ne pas situer le problème où il est. Ils paient combien de droits d’auteur, les mecs qui vendent des machines ? Où est la part du musicien sur la vente d’un iPod ?

Cela fait longtemps que vous ne vous êtes pas produit en France. Quand comptez-vous revenir ?

Manu Chao. Le seul concert qu’on ait fait, c’était en juillet à Vic-Fezensac. Après, il y a eu La Boule Noire, à Paris, au moment de

la sortie de l’album. Je compte venir jouer, mais la maison est grande maintenant et je ne peux pas être partout à la fois. On ne veut pas faire de stakhanovisme. Dans le groupe, on a une politique qui est de ne jamais tourner plus d’un mois et demi. Parce qu’on ne veut pas de routine. On fait des tournées courtes, denses, où on a l’énergie à 100 % pour les concerts, les rencontres, les actions à mener ici où là. Le seul pays au monde où je ne suis pas près de tourner aujourd’hui, c’est la France, parce que j’ai juste besoin de cinq jours de répétition. J’ai envie de chanter en français et toutes les chansons de l’album Sibérie m’était contée sont belles. On les joue dans les bars. Mais j’ai besoin de quelques jours pour les adapter à l’électrique. J’ai envie de faire le concert Radiolina parce qu’il est beau, mais je voudrais aussi chanter Te souviens-tu, Te tromper, la Petite Blonde du boulevard Brune, Madame Banquise, les Rues de l’hiver… Je les kiffe toutes, ces chansons. Il y a la question de la forme du spectacle. Est-ce que ce sera des gros concerts, des petits clubs ? Il va falloir réfléchir à tout cela. Mais il ne faut pas douter de notre grande envie de revenir en France.


Manu Chao - Me Llaman Calle

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