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Marche sans artistes. Ecole sans art

Publie le lundi 12 mai 2008 par Open-Publishing
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André Rouillé
Marché sans artistes. École sans art
08 mai 2008

Numéro 235

Au secours ! L’art et la culture sont en danger ! Ce qui se préparait depuis un moment avec une discrète opiniâtreté dans les hautes sphères de la politique, dans les officines du marketing et dans les industries de programmes culturels, devient aujourd’hui religion d’État. De circulaires ministérielles en rapports sur l’éducation et la culture, et sous l’avalanche des coupes sombres dans les budgets, une évidence s’impose : on a changé d’époque. La dernière élection présidentielle a distendu encore les liens qui relient la France à sa gloire culturelle et intellectuelle passée, à ces pauvres vestiges que certains s’évertuent encore à qualifier pompeusement d’« exception culturelle ». Fallait-il que cette rupture culturelle fût politiquement importante pour que, le soir même du scrutin, le chef de l’État, accompagné de ses amis Jean-Marie Bigard et Johnny Hallyday, sonne lui-même la curée.

Si, à l’évidence, le beau slogan de « démocratie culturelle » n’était
pas fait pour durer longtemps après la campagne électorale, il a
toutefois servi d’argument — ou de rideau de fumée — à la lettre de
mission adressée à la Ministre de la Culture (1er août 2007).
« Votre première mission sera de mettre en œuvre l’objectif de
démocratisation culturelle. Celle-ci a globalement échoué parce
qu’elle ne s’est appuyée ni sur l’école, ni sur les médias, et que la
politique culturelle s’est davantage attachée à augmenter l’offre
qu’à élargir les publics »

Avec cette précision : « La démocratisation culturelle, c’est enfin
veiller à ce que les aides publiques à la création favorisent une
offre répondant aux attentes du public ».

Le message est clair. On redéfinit la no tion de « démocratisation
culturelle », qui a prévalu en France depuis le début des années 1980,
en la plaçant au carrefour des ministères de la Culture et de
l’Éducation nationale (ce qui donnera lieu au rapport d’Éric Gross),
des médias (on verra…), et surtout d’un retournement total du type
d’attention accordé à la création.

Désormais, c’est en termes économiques d’« offre », de « publics » et de
demande (« les attentes du public ») que la République parle des œuvres
de création. Plus encore : la consommation prévaut aujourd’hui sur la
production. Et l’art est mis sans vergogne à l’unisson du marché
mondial.

Sous le règne du marketing et de la financiarisation de l’économie ; à
l’époque où l’on ferme les usines et où la publicité construit le
mirage d’un monde enchanté par la consommation ; dès lors que le temps court de l’achat prévaut sur le temps long du faire ; aujourd’hui que les flux d’argent et d’informations ont remplacé la consistance et
les lenteurs des choses, et que les réseaux sont devenus le lieu
déterritorialisé de l’économie contemporaine ; dans cette situation
qui est celle du XXIe siècle naissant, il n’est guère surprenant que
les héros appliqués du libéralisme au pouvoir pensent ainsi l’art, la
culture et la pensée : à l’envers.

Martin Bethenod peut ainsi, à la demande de la ministre de la
Culture, signer un rapport énonçant un ensemble de « Propositions en
faveur du développement du marché de l’art en France », qui n’est
guère qu’un lancinant ânonnement de la vulgate libérale en matière
d’art et de marché de l’art.

Comment pouvait-il en être autrement de la part d’un responsable de
foire internationale d’art (la Fiac) qui prouve ici son incapacité à
dépasser les limites de sa fonction : l’univers magique de la pure
consommation artistique, ce théâtre cossu et douillet du marché de
l’art entièrement dévolu à ce petit monde hors du monde que sont les
collectionneurs.

Le rapport se concentre en effet, jusqu’à la caricature, sur deux
uniques questions : 1° « Développer les collections privées » ; 2°
« Améliorer la compétitivité du marché français ». Le tout adossé à cet
axiome, usé à force d’avoir été démenti, selon lequel « un marché
dynamique et soulagé de certains prélèvements est l’assurance de
revenus pour les artistes ».

C’est d’un art sans artistes dont il est question. Un art sans autre
public que le petit cercle des riches collectionneurs internationaux
qui sillonnent la planète de foires en salles de ventes, ou qui
spéculent à distance.

Un art-marchandise aveugle et sourd aux artistes autant qu’au public
— la Fiac (Foire internationale d’art contemporain) ne fixe-t-elle
pas son prix d’entrée à un niveau volontairement élevé pour
décourager les visiteurs modestes dont le nombre pourrait importuner
les collectionneurs en action et freiner les ventes. Bel exemple de
« démocratie culturelle ».

Plus sensible aux lois du marché qu’aux règles de l’art, le regard-
spéculateur ne voit que des choses à acheter et à vendre, en restant
largement indifférent aux conditions matérielles et sociales de
production des œuvres, et à la vie de l’art. Ce regard artistiquement
superficiel suit les voies de moindres obstacles fiscaux plus
volontiers que les chemins escarpés et chaotiques de la production
artistique.

Ce regard-spéculateur des collectionneurs d’aujourd’hui est aux
antipodes du regard-investisseur des mécènes, et bien sûr du regard-
producteur des artistes, et du regard-amateur du public pour qui la
valeur esthétique des œuvres n’est pas brouillée par leur valeur
marchande.

Le marché sans artistes que présente le rapport Martin Bethenod se
conjugue avec l’école sans art esquissée par le rapport qu’Éric
Gross, inspecteur général de l’Éducation nationale, a rédigé en
direction des ministères de l’Éducation nationale et de la Culture
dans le but de « renouveler et renforcer le partenariat Éducation-
Culture-collectivités locales en faveur de l’éducation artistique et
culturelle ».

Une école sans art ? C’est manifestement ce qui, sous le rideau de
fumée d’un rapprochement de l’Éducation et de la Culture, se profile
derrière le rapport d’Éric Gross qui préconise de passer de
l’actuelle « éducation artistique donnée à l’école et par l’école » au
modèle nouveau d’une « éducation à la culture donnée par la culture »,
c’est-à-dire par « les collectivités locales, un grand nombre
d’acteurs associatifs mais aussi des industries de création »
associées dans un « partenariat d’égal concours », dans une « quasi
égalité de jeu et d’importance ».

En d’autres termes, face aux « enseignements artistiques dispensés à
l’école » dans des conditions parfaitement définies par des
professeurs dûment qualifiés et diplômés, le projet consiste à
dresser la nébuleuse d’une « formation culturelle proposée hors de
l’école » par des acteurs hétéroclites aux qualifications incertaines
et aux desseins sans doute plus commerciaux qu’éducatifs.

Avec la notion nouvelle d’« éducation artistique et culturelle », on
assiste en fait à une double dilution de l’actuel art à l’école : 1° à
l’intérieur de l’école, cette éducation n’étant plus seulement
« artistique » sera dispensée par tous les enseignants, y compris ceux
de mathématiques, qui seront invités à faire valoir la dimension
culturelle de leur discipline ; 2° à l’extérieur de l’école, un large
panel d’acteurs sans aucune garantie de compétence, de méthode, et
d’objectif, vendra des formations culturelles aux familles auxquelles
Éric Gross conseille d’utiliser à cet effet « le crédit d’impôt et le
paiement par chèque emploi service » !…

Ce beau montage vise moins à instarer une collaboration entre
l’Éducation et la Culture pour promouvoir l’art à l’école qu’à
permettre à l’Éducation de diluer l’art dans la culture, de liquider
à terme le corps des professeurs d’arts plastiques, de priver l’école
de leurs compétences pratiques, historiques et pédagogiques, et
d’abandonner les jeunes à des formations payantes plus proches du
divertissement ou de l’animation que d’une véritable éducation
artistique.

Est-ce à ce régime que la France compte combler son déficit de
visibilité sur la scène artistique internationale, et tout simplement
transmettre aux nouvelles générations l’amour de l’art.

Au secours !...

André Rouillé.

Lire
— Un enjeu reformulé, une responsabilité devenue commune. Vingt
propositions et huit recommandations pour renouveler et renforcer le
partenariat Education -Culture-collectivités locales en faveur de
l’éducation artistique et culturelle. Par Éric Gross, 14 décembre 2007.

Propositions en faveur du développement du marché de l’art en
France. Rapport remis à Christine Albanel, ministre de la Culture et
de la communication par Martin Bethenod.

Messages

  • Chez Ferrari, dimanche sur Canal +, la conseillère de Sarkozy a dit qu’il était très cultivé" avant de se rétracter immédiatement, consciente du ridicule de son affirmation, et de rectifier en disant qu’il s’intéressait aux manifestations culturelles. Nuance !

    Alors, développons la culture localement, dans les mairies qui aiment la culture, expression de la pensée du moment, en attendant des jours meilleurs. La droite ne restera pas éternellement au pouvoir !