Accueil > Le Cauchemar Devient Réalité

Le Cauchemar Devient Réalité

Publie le mardi 13 juillet 2004 par Open-Publishing

de Uri Avnery

Je pensais que c’était terrible. J’avais tort. C’est encore pire, bien pire ! Ces mots résument mes sentiments en ce moment. Je me tenais sur une colline surplombant l’infâme barrage de Kalandia. Au-dessous de moi, il y avait une route étroite pleine de Palestiniens sous un soleil brûlant, 30° à l’ombre (mais il n’y avait pas d’ombre) se traînant péniblement vers le barrage. Très bientôt, cette route sera transformée. Elle sera élargie à trois voies et sera réservée aux Israéliens : de chaque côté, des murs hauts de huit mètres seront dressés. Elle permettra aux colons de la vallée du Jourdain d’atteindre Tel-Aviv en une heure environ. Les Palestiniens vivant de part et d’autre seront séparés les uns des autres. C’est une petite partie de la nouvelle réalité qui est en train de se créer rapidement en Cisjordanie et qui rend méconnaissable le pays que nous connaissions et aimions.

Je me trouvais tout près de el-Ram. Autrefois c’était un petit village au nord de Jérusalem sur la route de Ramallah. Les gouvernements israéliens successifs ayant empêché les Palestiniens de Jérusalem-Est de construire de nouvelles maisons, le surpeuplement a provoqué un exode de masse vers el-Ram qui a grossi jusqu’à devenir une ville de 60.000 habitants. La plupart sont encore officiellement résidents de Jérusalem, détenteurs de la carte d’identité bleue des citoyens habitant Israël.

Cela leur permet de venir à Jérusalem, qui se trouve à dix minutes de voiture, d’y travailler, d’y posséder des entreprises, d’y aller à l’hôpital et à l’université. Cela sera bientôt terminé. Le long de l’ancienne route de Jérusalem à Ramallah (conduisant à Naplouse, Damas et au-delà), la construction du mur de huit mètres risque de démarrer à tout instant - pas à travers la route mais en son milieu sur toute sa longueur. Les habitants d’el-Ram, à l’est du mur, seront non seulement complètement coupés de Jérusalem - mais également de toutes les villes et villages à l’ouest - de leurs parents, des écoles que fréquentent des milliers d’enfants, de leur cimetière et de leurs lieux de travail. Une petite partie d’el-Ram restera en dehors du mur et sera coupée de la partie principale de la ville dans laquelle vivent ces habitants.

Mais ce n’est qu’une petite partie de l’histoire. Parce que le mur (ou à certains endroits une barrière, consistant en une clôture, des tranchées et des routes) entourera complètement el-Ram. La seule sortie de cette zone emmurée sera un pont étroit la reliant à la zone adjacente à l’est, comprenant plusieurs villages palestiniens qui seront entourés par une autre barrière. Cette enclave aura une sortie étroite vers l’enclave de Ramallah. Par cette sortie, il sera possible pour une personne d’el-Ram de se rendre à Ramallah, si Dieu le veut, par une route de déviation de quelque 30 kilomètres, alors qu’il fallait environ dix minutes pour le faire avant l’occupation. A quelques kilomètres d’el-Ram se trouve un groupe de villages autour de Bidou (où déjà à ce jour cinq Palestiniens ont été tués dans des manifestations contre le mur).

Cette zone est en train de devenir une autre enclave, totalement entourée par une barrière de séparation. La seule sortie sera un tunnel qui sera construit sous la route n°443 - la route des colons de laquelle fera partie la section dont j’ai parlé plus haut. Toutes les routes antérieures vers Bidou ayant depuis longtemps été coupées par des tranchées ou des tas d’ordures, on ne peut y accéder que d’un endroit contrôlé par un barrage. Ce point d’accès doit disparaître.
Si un villageois de Bidou a une entreprise à el-Ram, il devra passer par le tunnel vers Ramallah, tourner vers l’enclave à l’est d’el-Ram et y entrer par le pont étroit, soit une demi-circonférence d’environ 40 kilomètres alors qu’aujourd’hui le voyage prend quelques minutes. El-Ram sera particulièrement frappé.

A cause de sa situation géographique, il s’est transformé au cours des dernières années en une sorte de point de transit pour les marchandises d’Israël vers la Cisjordanie et vice versa. Israéliens et Palestiniens y font du commerce. Tout ceci prendra fin avec le mur. Les moyens d’existence de beaucoup de ses 60.000 habitants disparaîtront. Et ce n’est qu’un exemple de ce qui se passe aujourd’hui dans toute la Cisjordanie, transformée en une étendue d’enclaves emmurées, « reliées » par des ponts, des tunnels ou des routes spéciales qui peuvent être coupées à tout moment au gré du gouvernement israélien ou d’un officier sur place - et, tout autour, routes-réservées-aux-Israéliens, colonies en expansion et installations militaires.

Chaque ville palestinienne - Jénine, Naplouse, Tulkarem, Qalqilya, Bethléem, Hébron ou autre - deviendra la « capitale » d’une minuscule enclave coupée de toutes les autres, de son « arrière-pays » et de ses villages sauf par des déviations tortueuses. Cinquante cinq pour cent de la Cisjordanie seront israéliens, les enclaves palestiniennes feront 45% (environ 10% de la Palestine historique).

Ce n’est plus seulement un projet cauchemardesque - c’est en train de se passer, visible à l’œil nu, pendant que Sharon disserte sur un « désengagement » dans un avenir indéterminé d’une petite partie des territoires occupés. Pratiquement aucun Israélien n’a la moindre idée de tout cela. Ce peut être à un kilomètre de chez lui (à Jérusalem, par exemple), mais c’est comme si c’était de l’autre côté de la lune. Les médias s’en désintéressent, ainsi que le monde entier. C’est la paix dont Sharon a rêvé. C’est l’« Etat palestinien » que George Bush a promis. C’est la pierre angulaire du nouveau Moyen-Orient démocratique.

Tout cela conduira évidemment à des effusions de sang d’un niveau inconcevable. Aucun peuple sur la terre ne peut accepter une telle vie. Pour des milliers et des milliers de jeunes Palestiniens, une mort en martyr sera préférable. Et un jour dans l’avenir, cette structure terrible sera démolie, comme le mur de Berlin qui, pour démoniaque qu’il fût, était beaucoup moins inhumain. Comme toujours, après beaucoup de souffrances, l’humanisme prévaudra.

[Traduit de l’anglais « The Nightmare Comes True » : RM/SW]