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Le monologue de Tagg

Publie le lundi 25 mai 2009 par Open-Publishing

Trevor Griffiths est un auteur de pièces et de scénarios anglais qui a notament écrit REDS avec Warren Beatty, voici un éxtrait de sa pièce The Party qui reprends les débats politiques de la gauche après les événements de 68. Le personnage de John Tagg est un vieux leader marxiste disons orthodoxe qui s’oppose dans ce monologue énorme aux tendances de la Nouvelle Gauche genre marcuse et Co.

Tagg : Là, je vais, hem… être en désaccord avec, heu… l’analyse et la représentation de notre camarade. J’aimerais commencer par expliquer pourquoi je suis là. C’est très simple, vraiment. Je suis responsable national et membre du comité exécutif du RSP, qui est la branche britannique de la Quatrième Internationale reconstituée, qui se base sur le Programme de transition établi par Trotsky quelques années avant sa mort. Je passe la plupart de mon temps avec des travailleurs – dockers, mineurs, ingénieurs, ouvriers dans l’industrie automobile, maçons, marins.

Et comme j’essaierai de le montrer plus tard, un parti ou une faction révolutionnaire qui échoue à s’ancrer dans la classe ouvrière, à s’appuyer dessus, ne mérite aucune attention. (pause) Mais un marxiste révolutionnaire qui a vécu en Europe, en Amérique, voire n’importe où ailleurs ou presque, ces trois ou quatre dernières années, devrait être sourd et aveugle pour ne pas avoir remarqué un considérable… potentiel révolutionnaire, pourrait-on dire, qui gagne des sections de la population dont la relation avec la classe ouvrière est soit inexistante, ou très ténue, soit carrément antagoniste. Je pense à des catégories comme les étudiants, les noirs, les intellectuels, les déviants sociaux d’un genre ou l’autre, les femmes, et cætera. Alors, nous avons décidé de lancer une campagne générale d’éducation politique – y compris pour notre propre éducation, devrais-je ajouter – qui constituera une base plus large et plus expérimentée pour nos efforts. (Pause.) Ce n’est pas un soudain accès d’humilité, dois-je préciser.

Ce n’est pas une campagne de recrutement. Ce n’est pas une collecte de fonds. Ce n’est pas une quête du compromis idéologique et de la médiocrité politique. Si notre analyse est correcte, nous entrons dans une nouvelle phase dans la lutte révolutionnaire contre les forces et les structures du capitalisme. La désaffection est largement répandue : à Londres, à Paris, à Berlin, dans les villes américaines ; partout où vous tournez votre regard, les institutions bourgeoises sont soumises à des attaques répétées et souvent violentes. De nouvelles forces grandissent pour se jeter dans le courant. La question est : comment peuvent-elles être conduites à aider la révolution ? Ou sont-ils simplement condamnés définitivement à n’être que des "contestataires" que la "tolérance répressive" de sociétés "capitalistes vieillissantes" va absorber et rendre impuissants ? (Pause) Nous aurons besoin de théorie, pour répondre à des questions de ce type. Mais je soupçonne la théorie de ne pas être totalement en accord avec ce qui nous a été exposé par notre camarade ici ce soir. (Pause) Il y a quelque chose de profondément attristant dans cette analyse.

Et, si l’on me permet une légère digression, cela semble refléter une tristesse et un pessimisme au fond de vous-mêmes. Vous êtes des intellectuels. Vous êtes frustrés par le caractère impuissant de votre opposition aux choses que vous avez en horreur. Votre arme principale est le verbe. Votre protestation est verbale – il ne peut en être qu’ainsi : elle s’épuise à force de se répéter et ne vous mène nulle part. D’une certaine façon, vous sentez – et assez justement – que pour qu’une protestation soit efficace, elle doit être ancrée dans la réalité de la vie sociale, dans les processus productifs d’une nation ou d’une société. En 1919 les dockers de Londres se sont mis en grève et ont refusé de charger des munitions pour les Armées blanches qui combattaient la révolution russe. En 1944 les dockers à Amsterdam ont refusé d’aider les nazis à transporter les juifs dans les camps de concentration. Que pouvez-vous faire ? Vous ne pouvez faire grève et refuser de manipuler les cargaisons américaines jusqu’à ce qu’elles quittent le Vietnam. Vous êtes en dehors des processus de production. Vous n’avez que le verbe. Et vous ne pouvez le transformer en acte.

Et parce que les gens qui ont ce pouvoir ne semblent pas pressés de l’utiliser, vous développez ce… cynisme… ce mépris. Vous dites : la classe ouvrière a été assimilée, corrompue, démoralisée. Vous pointez du doigt leur voiture, leur maison, leur retraite et leur respectabilité, et vous faites une croix dessus. Vous construisez toute une théorie là-dessus et vous la remplissez d’expressions grandiloquentes comme "épicentres" ou "néocolonialisme". Mais en fin de compte ce que vous faites, c’est trouver un bouc émissaire à votre propre frustration et votre ennui, et là vous vous mettez à recruter : les noirs, les étudiants, les homosexuels, les groupuscules terroristes, Mao, Che Guevara, n’importe qui, du moment qu’ils représentent une quelconque minorité réprimée encore susceptible de colère et ayant besoin de s’affirmer. (Pause). Bon. Avec quels travailleurs avez-vous discuté récemment ? Pendant combien de temps ? Comment pouvez-vous savoir s’ils ne sont pas aussi frustrés que vous l’êtes ? Surtout les jeunes qui prennent les voitures et les miettes qui tombent de la table pour acquises ? Si cela ne vous satisfait pas, vous, pourquoi est-ce que ça satisferait ceux qui créent la richesse pour commencer ? Vous partez du principe que vous seuls êtes assez intelligents et sensés pour voir à quel point la société capitaliste est mauvaise.

Croyez-vous vraiment que le jeune homme qui passe toute sa vie à un métier monotone et déshumanisant ne le soit pas non plus ? Et en un sens plus profondément, plus durement ? (Pause). Soudain vous perdez contact – pas avec les idées, pas avec les abstractions, les concepts, parce qu’après tout ils sont votre fonds de commerce, vous perdez contact avec les fondements moraux du socialisme. En un sens, objectivement, vous ne croyez actuellement plus à une perspective révolutionnaire, ni à la possibilité d’une société socialiste, ni en un Homme socialiste. Vous voyez les difficultés, vous voyez les complications et les contradictions, et vous vous en accommodez comme d’une sorte de jeu que vous pouvez pratiquer entre vous. Finalement, vous apprenez à apprécier votre douleur, à en avoir besoin, ainsi vous n’avez rien d’autre à offrir à vos pairs bourgeois qu’une sorte d’épuisement moral. Vous ne pouvez construire le socialisme sur la fatigue, camarades. Shelley rêvait de l’humanité "sans sceptres, libre, sans limites, égale, sans classes, sans tribus et sans nations, exempte de toute vénération et de toute crainte".

Trotsky anticipait l’Homme socialiste ordinaire faisant jeu égal avec un Aristote, un Goethe, un Marx, avec de nouveaux pics s’élevant toujours au-dessus de ces sommets. Avez-vous une image quelconque à offrir ? La question vous embarrasse. Vous avez contracté la maladie que vous cherchez à guérir. (Pause) J’ai appelé cela une digression, mais d’une certaine manière elle décrit très précisément les difficultés que je rencontre avec… l’analyse de notre camarade. Le camarade Sloman avait raison, en fin de compte. La théorie n’est pas abstraite ; ce n’est pas que des mots sur une page ; ce n’est pas… un agencement esthétiquement plaisant d’idées et de preuves. La théorie est concrète, c’est de la pratique condensée. En premier lieu, la théorie est ressentie, dans les veines, dans les muscles, dans la sueur sur votre front. Dans ce sens là, elle est morale… et contraignante. C’est l’impératif essentiel qui relie le passé et le futur. (Pause) Lorsque je cherche tout cela dans la contribution de notre camarade, je ne le trouve pas ; ce n’y est pas. Ce n’est qu’une partie d’un jeu raffiné auquel il aime jouer et il y joue très bien…

Je ne propose pas un catalogue de contre-arguments pour réfuter les principales affirmations qui ont été faites, parce que je crois que nous pouvons utiliser notre temps à autre chose d’une manière plus profitable. Et mon texte pour ce soir concerne vraiment le rôle du parti dans la formulation de la théorie révolutionnaire et la construction de la révolution socialiste. Mais je vais devoir présenter un tour d’horizon politique très différent avant de pouvoir le faire. (Pause) Le camarade Ford décrit l’histoire du vingtième siècle comme une histoire des vides. C’est-à-dire, pas de révolution prolétarienne au cœur du capitalisme ; initialement l’Europe, puis de plus en plus, l’Amérique. Bon, j’ai trouvé qu’il passait un peu vite sur les événements tels qu’ils ont eu lieu, voyez-vous. Je veux dire, l’Allemagne en 1919-1920 ; l’Italie à la même période ; la Hongrie ; la Bulgarie ; L’Espagne en 1936. La France la même année, l’année de la grande Grève générale, cinq millions d’ouvriers soulevant la question du pouvoir étatique. La Grèce en 1944.

L’absence de révolution ne constitue pas la preuve définitive de l’élimination d’un potentiel révolutionnaire. Mais comment rend-il compte de la perte de cette orientation révolutionnaire en Europe ? Via Marcuse, nous apprenons que le prolétariat des sociétés développées a été "absorbé" dans le système de valeurs des états capitalistes, qu’ils sont maintenant des collaborateurs du capitalisme avec un intérêt à sa perpétuation et la plus profonde opposition à tout ce qui pourrait déranger le statu quo du marchandage collectif dans une démocratie de propriétaires. Et cela, en soi, constitue la réfutation définitive de la définition de Marx selon laquelle les sociétés capitalistes sont des sociétés de classes dont les tensions intrinsèques et les contradictions entraînent nécessairement leur dépassement par l’appropriation sociale des forces de production déjà socialisées de ces mêmes sociétés. Très bien, admettons, pour la forme, au moins, un niveau de militantisme révolutionnaire extraordinairement bas dans le prolétariat des pays impérialistes.

À l’évidence, ce que nous devons déterminer dans le cadre de la théorie, c’est comment cela a pu arriver et comment le changer. À moins que, bien sûr, nous éludions la question toute entière, en affirmant que le moment révolutionnaire est parti voir ailleurs et qu’il réside maintenant chez les paysans d’Asie ou d’Afrique, ou d’Amérique du Sud, qui doivent donc faire face non seulement à la masse combinée des expansions impérialistes, rassemblées derrière la technologie de destruction la plus sophistiquée jamais mise au point par l’Homme, mais aussi à l’opposition active des prolétariats embourgeoisés prêts à défendre leur part du gâteau contre tout nouvel arrivant, aussi opprimé et misérable soit-il. (Pause) Ce qu’il manque là-dedans c’est une compréhension authentique de la dialectique, de la relation entre la classe dans l’Etat capitaliste et sa part d’elle-même qui est maintenue à l’extérieur. Le fait est : les deux sont inextricablement liées. Il n’y aura aucune victoire de l’une sans une victoire des deux. Mais la victoire qui proclamera la fin de l’oppression impérialiste incombe au prolétariat des pays impérialistes.

Il est vraiment inconcevable que cela se passe dans l’autre sens – pensez-y, pensez-y. Bien sûr, la lutte coloniale va continuer, mais y a-t-il une seule personne qui croit sincèrement que l’Amérique, la Grande-Bretagne et la France et l’Allemagne – des Etats capitalistes matures, avec leur niveau de développement technologique, avec leurs ressources économiques et l’ampleur de leur potentiel de destruction – pourraient permettre que leur expansion économique subisse des revers significatifs sans tenter quelque chose pour l’empêcher ? C’est impensable. (Pause) Alors, nous devons répondre à la question : comment se fait-il que les prolétariats des pays impérialistes manquent de potentiel révolutionnaire ; et comment peut-on changer cela ? Parce que si nous n’y répondons pas, on pourrait aussi bien se mettre aux échecs ou au billard, parce qu’il n’y aura aucun moyen de réaliser la transition dont nous parlons et vers laquelle tendent nos efforts. (Pause) Les prolétariats américains et européens semblent s’être accommodés du statu quo, selon moi, parce qu’ils ont été régulièrement et systématiquement trahis par leurs dirigeants ; en particulier par les partis communistes des divers pays européens.

Un simple fait historique qui ne figure pas dans l’analyse du camarade Ford : le stalinisme. Le socialisme dans un seul pays signifiait la dilution des ardeurs révolutionnaires partout dans le monde, même là où les flammes de la révolution jaillissaient par toutes les failles de la société capitaliste. En 1933 le parti communiste allemand, le plus puissant d’Europe en dehors de Russie, avait servi à Hitler le prolétariat allemand sur un plateau. La grève générale française de 1936, qui était incontestablement basée sur un désir spontané du prolétariat de remettre en cause le pouvoir de l’Etat, c’est-à-dire une authentique situation révolutionnaire, a été cyniquement manipulée par les canailles staliniennes qui dirigeaient le PCF et sciemment transformée en une lutte pour des augmentations de salaire. Des augmentations de salaire ! Pour le compte de Staline.

La classe ouvrière de toute l’Europe occidentale est encore aujourd’hui, dans la plupart des endroits, prisonnière de ces directions misérables et contre-révolutionnaires, quand ils ne sont pas dupes des forces sociales-démocrates. (Pause) Si nous devons changer cela, si nous devons remettre la révolution prolétarienne à l’ordre du jour, nous allons devoir remplacer ces directions défuntes et corrompues par de nouvelles, vives et révolutionnaires. (Pause), Mais ces directions ne vont pas émerger comme des coalitions lâches ou des coalescences spontanées, elles seront le résultat d’une organisation patiente et d’un effort discipliné. C’est-à-dire que ces directions se développeront à partir de nouveaux partis révolutionnaires qui s’appuieront sur, vivront dans, la classe qu’ils cherchent à conduire. Il n’y a qu’un seul slogan qui vaille d’être répété dans cette situation historique particulière. C’est : "Construisons le parti révolutionnaire." Il n’y a aucun autre slogan qui puisse le supplanter.

(Il s’arrête, s’essuie le front et le cou trempés de sueur, personne ne parle. Les gens bougent sur leurs chaises, leurs pieds se tortillent, une allumette est allumée et se consume)

Ford : (enfin) Fini ?

Tagg : Presque (Pause) Le Parti implique la discipline. Ça veut dire être sur ses gardes, ça veut dire la critique, la responsabilité, ça veut dire un grand nombre de choses qui vont à l’encontre des traditions et des valeurs des intellectuels bourgeois occidentaux. Ça veut dire être liés par un but commun. Mais surtout, ça veut dire se couper délibérément des exigences antérieures sur votre temps et les engagements moraux des relations personnelles, de la carrière, des promotions, de la réputation et du prestige. Et d’après mes impressions limitées sur la strate intellectuelle en Grande-Bretagne, je dirais que c’est le plus grand obstacle à franchir. Imaginez une vie sans l’approbation de vos pairs. Imaginez une vie sans succès. Le problème de l’intellectuel, ce n’est pas la vision, c’est l’engagement. Vous aimez mordre la main qui vous nourrit, mais vous ne l’arracherez jamais. Et ces braves jeunes fougueux à Paris maintenant iront se faire matraquer et crier leurs slogans de dingues pour une nuit. Mais ça ne les empêchera pas d’obtenir leur diplôme et de prendre leur position dans les centres du pouvoir et des privilèges de la classe dirigeante plus tard.

Source et Interview compléte de Griffiths :

là : http://www.wsws.org/francais/hiscul/2009/mai2009/grif-m21.shtml

et là : http://www.wsws.org/francais/hiscul/2009/mai2009/grif-m23.shtml