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Fils, filles ou époux d’ex-activistes, ils vivent désormais dans l’angoisse

Publie le lundi 13 septembre 2004 par Open-Publishing

de Sylvia Zappi

Pour eux, la remise en cause de la doctrine Mitterrand fut un tremblement de terre

On les appelle les "enfants de la promesse". Ils sont nés de parents ex-activistes italiens réfugiés en France au début des années 1980, à qui la "doctrine Mitterrand" avait donné l’assurance qu’ils pourraient fonder une famille sans craindre l’arrestation. Depuis l’incarcération de Cesare Battisti, puis sa fuite, cette confiance s’est effondrée. Certains ont vu dans la presse les noms de leurs parents recherchés par la justice italienne, d’autres, leurs photos diffusées. Et l’incompréhension ou l’abattement les a saisis.

Ilia, la fille aînée de Massimo Carfora, condamné en Italie à vingt-huit ans de prison après l’organisation de l’évasion de prisonniers politiques de la prison de Rovigo, a appris par son père qu’il figurait parmi les douze personnes réclamées par le ministre de l’intérieur italien. "Quand il m’en a parlé, son visage était creusé comme celui d’un mort, se souvient la jeune fille. Il m’a dit : "Je risque de partir en Italie mais, cette fois, ça va être encore plus compliqué"." Il y avait déjà eu des départs brusques, raconte Ilia, quand d’autres Italiens se sont fait arrêter au milieu des années 1990. Son père lui réclamait alors"un objet à elle", et la petite comprenait qu’elle ne le reverrait pas avant un moment. Le temps de laisser passer la tempête. Sans papiers, vivant avec un nom et un prénom d’emprunt, M. Carfora travaillait dans le milieu de l’art et s’y était fait une réputation. Mais, à la maison, certaines précautions restaient d’usage. "Le téléphone était sur écoute et il fallait faire attention à ce qu’on disait. Quand on prenait l’avion, il donnait son nom d’emprunt. Ça me traumatisait d’entendre des proches l’appeler par son autre prénom. Je trouvais "Massimo" si beau", raconte cette adolescente aux yeux bruns et à la voix grave.

A sa naissance, Ilia n’a pas été reconnue par son père, qui ne voulait pas en faire un "instrument de chantage". Elle ne le fut qu’en 1998, lorsque le gouvernement Jospin attribua une carte de séjour à de nombreux Italiens. Mais elle a tout partagé de ces années d’incertitude. "C’était dur de ne pas savoir ce qui allait arriver le lendemain. On y pense en se couchant et, au réveil, c’est encore là." Ilia n’arrive pas à "nommer l’événement". "C’est atroce de penser qu’on va peut-être me l’enlever", souffle-t-elle. Voir resurgir la possibilité d’une extradition la met en colère : "Ça me prend trop la tête ! C’est tout une famille qu’on humilie, qu’on détruit ! Voilà vingt ans que mon père vit dans la légalité."

La même rage anime Sandrine, la deuxième compagne de M. Carfora, qu’elle n’appelle que par son prénom d’emprunt. Editrice, elle a fait sa connaissance en 1998. Une histoire amoureuse construite à l’ombre de cet étrange passé. "Quand il m’a raconté, je suis tombée des nues. Pour moi, c’était un monsieur d’un certain âge, qui avait des papiers, avait monté une société, pas un clandestin gauchiste", se souvient-elle. Le couple s’est installé, a acheté une maison ; un fils est né en 2000. La remise en cause de la "jurisprudence Mitterrand" a été comme un tremblement de terre dans cette vie bourgeoise bien réglée. "J’ai l’impression d’un rouleau compresseur qui s’est mis en route et qui met en danger tous ses proches", explique Sandrine. Depuis, la jeune femme a de l’eczéma et des bouffées d’angoisse. Le petit dort mal. "C’est comme si je vivais un mauvais film ! Mais on ne peut pas nous balayer, moi et mon fils, en nous l’enlevant. La France m’a permis de rencontrer cet homme légalement sur son sol et de vivre avec lui. Il est aujourd’hui soutien de famille." La jeune mère est décidée à faire "valoir ses droits" en prenant un avocat.

Marie-José, elle, a épousé Sergio Tornaghi à la mairie du 9e arrondissement de Paris, en 1986. Cadre d’entreprise et syndicaliste CFDT, la jeune femme a connu l’ancien activiste chez des amis qui lui louaient une chambre de bonne. Condamné par contumace à la prison à vie, en 1984, pour complicité de meurtre et participation à un groupe armé, l’ex-membre des Brigades rouges a été arrêté quelques jours plus tard, puis relâché. Saisie par la justice italienne d’une demande d’extradition, la cour d’appel de Paris a rendu un avis défavorable. Le couple s’est alors installé dans le Sud-Ouest. Deux filles sont nées à cinq ans d’intervalle.

"IL N’ÉTAIT PLUS LÀ"

Le premier choc est venu lorsque M. Tornaghi a été arrêté un matin de janvier 1998, dans l’école maternelle de sa fille. "Quand je me suis retournée pour lui dire au revoir, il n’était plus là. Deux policiers l’avaient emmené", se souvient Flore, âgée de 12 ans. L’aînée se rappelle la voiture vide sur le parking. "Le directeur m’a dit qu’elle était en panne. En rentrant chez moi, j’ai appris qu’il était en prison", raconte Diane, 17 ans. M. Tornaghi est resté incarcéré dix jours à Draguignan avant d’être libéré. La cour d’appel a alors refusé une deuxième fois son extradition. Avec l’arrestation de Cesare Battisti, la famille Tornaghi se demande si une troisième demande d’extradition ne va pas être produite par Rome. Son nom a été évoqué par la presse italienne. "Les filles sont plus accros à leur père. Elles ne veulent plus quitter la maison pour voir ce qui se passe", témoigne Marie-José, qui s’inquiète dès que son mari prend le volant : "Le mandat d’arrêt international court toujours..."

Diane a activé son réseau de copains. Ils ont contacté des groupes comme les Têtes raides et les Ogres de Barback. "Ils sont prêts à se bouger", assure la jeune fille, clarinettiste dans un orchestre. "A mes yeux, mon père n’a rien fait de mal. En face, il y avait des fascistes qui tuaient ; j’aurais peut-être fait la même chose à sa place", crâne-t-elle, en ajoutant : "Peut-être en moins violent."

D’autres sont moins compréhensifs. Comme le fils de Roberta Capelli. Le jeune homme, en terminale à Paris, a souvent reproché à sa mère, ex-brigadiste soupçonnée de plusieurs homicides volontaires, condamnée à la réclusion criminelle à perpétuité, la vie qu’elle lui a imposée. "Il aime l’Italie et aurait bien aimé y vivre avec ses copains de vacances, admet son père, Claudio. C’est difficile de vivre avec une mère recherchée." Cet ancien militant d’extrême gauche a connu sa femme à l’université. Refusant la lutte armée, il s’en est séparée jusqu’à l’arrestation de la jeune femme. Lettres en prison, permis de visite, ils ont peu à peu renoué et ont profité d’une sortie en liberté provisoire pour vivre ensemble et concevoir leur fils. Ce dernier est né en prison. Le couple a fui en France en 1993, après un deuxième séjour de Mme Capelli en prison. Lui est devenu graphiste et elle enchaîne les petits boulots. "On a toujours su que son sort dépendait du climat politique", assure Claudio. Roberta Capelli a été arrêtée en août 1994 et placée sous écrou extraditionnel. En 1995, la Cour de cassation a confirmé la décision. Depuis, le décret d’extradition peut être signé à tout moment. "Roberta est jugée extradable depuis dix ans mais ça veut dire quoi de se réveiller aujourd’hui ?", interroge son mari. Lui cherche "à vivre avec dignité", "à ne pas se laisser emporter par la rage". Son regret est que les Italiens n’aient pas "cherché à s’expliquer quand a éclaté l’affaire Persichetti. Il aurait fallu tenir un discours juste, clair, sur ce qui s’était passé, avant que le climat politique ne change".

Sylvia Zappi

Paolo Persichetti décrit sa détention

Détenu à la prison de Viterbo, au nord de Rome, Paolo Persichetti, extradé de la France vers l’Italie en août 2002, peut désormais utiliser un ordinateur. L’ex-militant d’une des dernières branches des Brigades rouges, condamné pour des faits commis en 1987 - postérieurs à l’engagement mitterrandien -, en a profité pour écrire un pamphlet, De la doctrine Mitterrand à la doctrine Pisanu, ministre de l’intérieur italien, qui devrait être traduit en français à l’automne. Dans une lettre datée 27 août adressée au Monde, Paolo Persichetti se plaint que, le 24 août, une permission lui a de nouveau été refusée "sous prétexte d’une "dangerosité sociale de ma part" (...) En France, je pouvais enseigner à la fac, en Italie, je ne peux même pas aller chez ma mère ou être avec ma compagne quelques heures", écrit l’ancien militant d’extrême gauche, qui a purgé un tiers de sa peine de sept ans.

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