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> Sur la séparation de la défense de Cesare Battisti

25 octobre 2004, 14:51

Je suis globalement d’accord avec cette article ( quitte à me démarquer d’une trop courte contribution que j’avais envoyé sur ce forum, en réponse à une lettre ouverte à Delanoé).
J’ai cependant quelques remarques à faire. La situation juridique européenne quant aux extraditions vers l’Italie a changé – vers 1999 ou 2000 je crois me souvenir – lorsqu’à la suite d’une pseudo-réformette du régime de la contumace en Italie, les autorités judiciaires européennes ont acté de sa conformité avec les normes européennes. Ceci, dans le cadre de leur adaptation toujours croissante aux nécessités de l’ « Etat d’urgence global et permanent » (Robert Kurz, Agamben, Scalzone/Persichetti). Ainsi ce qui avait longtemps représenté un relatif frein, sur le plan juridique formel, aux extraditions par l’exécutif français, malgré de nombreux avis judiciaires favorables, a sauté. La stratégie « De Felice / Terrel » s’est alors réduite à l’invocation de la « doctrine Mitterrand » et de « la parole donnée par l’Etat ». Rappelons que cette dernière ne réside que dans des Traités ou des Conventions internationales ratifiés, des lois et des décrets promulgués ( ou encore des arrêtés, circulaires…), bref des textes juridiques actés, et non dans une simple déclaration d’un chef d’Etat lors d’une conférence de presse en 1985. Les socialistes, 10 ans au pouvoir depuis l’énonciation de l’oracle de Mitterrand (et particulièrement de 1988 à 1993 où ils étaient à l’Elysée), auraient pu avoir tout le loisir de régler juridiquement la situation des « exilés et réfugiés » de fait italiens ( ne serait-ce qu’en leur accordant individuellement la nationalité française, rendant ainsi très difficile toute extradition ). Ils ne l’ont pas fait.
Rappelons également que la Droite ( à travers les 3 gouvernements successifs, Chirac, Balladur, Juppé) n’avait respecté cette « doctrine de fait », qu’à la faveur de motifs d’opportunité d’ordre public : de 1986 à 1988, outre les nécessités d’opérer à bien les privatisations (et de constituer les « noyaux Balladur » dans les firmes multinationales françaises), et de tenter de gagner la présidentielles de 1988, elle a été confrontée à une grève générale étudiante de grande portée, qui démarrée dans un pacifisme et un légalisme un peu bêlant, a terminé dans la plus grande confusion, des violences émeutières, la mort de Malik Oussékine, et une grève générale à la SNCF de 3 semaines qui avait à moitié paralysé le pays. La rencontre potentielle entre les avant-gardes qui avaient provisoirement émergé de ces mouvementse et les exilés-fugitifs italiens, qui n’étaient pas dépourvus de culture de contestation et de subversion, qu’aurait pu entraîné un mouvement de répression à leur encontre, n’a sans doute pas alors été jugé opportune. D’autant aussi que peut-être, les gouvernements socialistes et centre-gauche d’Italie, avaient déjà fort à faire avec des prisons pleines et des maxi-procès à mener, sans s’encombrer davantage avec des exilés, qui se trouvaient politiquement neutralisés, par la précarité même de leur situation de fugitifs.
En 1993-1995, Balladur eut à son tour à faire face aux nécessités de la compétition électorale avec Chirac, au parachèvement des privatisations, au mouvement de révolte du CIP ou « smic jeune » ( qui eut la spécificité de réunir à la fois la jeunesse scolarisée a priori la plus docile, celle des IUT et des Instituts techniques supérieurs, et la jeunesse la plus marginalisée, des cités et des Lep, tout cela débouchant sur de grandes violences urbaines), et au mouvement, certes très pacifique et très encadré, contre la réforme de la Loi Falloux, sur la toujours très délicate question école et laïcité, qui électoralement lui fût fatale. Idem Juppé en 1995-1997, avec ce que Négri appela très abusivement ( mais Negri est toujours abusif) la « commune de Paris en hiver », suivi de l’interminable conflit des sans-papiers. Tout cela qui conduit, tout le monde s’en rappelle, à la dissolution de 1997, et à l’échec de la droite.
Je dirais que les réfugiés italiens, durant toutes ces années, bénéficiant de la neutralité (ou de la non-belligérance) socialiste français en la matière, sont passés « à travers les gouttes » de la répression ; avec cependant de nombreuses mises aux arrêts sous écrou extraditionnel ; des avis favorables à l’extradition, dont celui de Persichetti en 1994, qui ne sera exécuté qu’en 2002 ; et, notamment dans les années 80, – y compris sous les socialistes – de nombreuses expulsion vers des pays tiers, dont certaines se soldèrent par le retour à la case prison en Italie.
La situation a donc changé depuis 1999 sur le plan juridique, mais surtout sur le plan politique. Le gouvernement Berlusconi-néo-MSI- Ligue du Nord est au prise avec des mouvements de contestation, certes limités mais réels, et Gênes en a été la partie émergée ; au-delà des « nouvelles brigades rouges », les menées « anarchistes insurectionnalistes », très durement réprimées dans un silence quasi absolue de toutes les extrêmes gauches européennes, pour ne rien dire des démocrates », et ici aussi matière à de monstrueuses iniquités judiciaires, un mouvement anti-guerre relativement massif, poussent ce gouvernement en pointe de toutes les innovations de l’Etat d’urgence global aux côtés des USA, à « en finir » avec les « anciens combattants » des années 70. Le gouvernement français, qui dispose depuis 2002 d’une solide position institutionnelle jusqu’en 2007, (trop) faiblement contesté lors de la réforme des retraites ( notons cependant que l’année 2003 ne fût pas marquée par des tentatives d’extradition – malgré les promesses du gouvernement français à l’italien, en septembre 2002 - ; il y a avait encore trop d’autres chats à fouetter, les intermittents du spectacle notamment), et avec la levée du verrou européen sur la contumace italienne, s’est alors trouvée dans une position favorable pour : 1) rendre service à un gouvernement ami, qui peut à rebours lui en rendre d’autres 2) montrer qu’il peut être inflexible, et qu’il n’ y a plus désormais de raison de traiter mieux les « terroristes italiens », que les kurdes, les turcs ou les algériens.
La faiblesse, stratégique et tactique, majeure des défenseurs de Battisti (avocats, comités de soutien et personnalités – médiatiques ou non – du monde littéraire, politiciens socialistes et verts) a été de raisonner en faisant abstraction – les uns par inadvertance, les autres par calcul - des divers éléments que je viens de rappeler. Qu’ils pouvaient faire une bonne petite campagne médiatique « démocratiste » et « garantiste » - (la parole de Mitterrand ! Qui avait si bien protégé, alors qu’il était encore en vie, les Kurdes d’Irak en 1987 et 1988 , alors que Saddam Hussein était l’ami de la France, que cette dernière aidait contre l’Iran ; et à nouveau en 1991 après la guerre du Golfe I, et les Hutus du Rwanda, et les Bosniaques de Srebrenica, et Eloi Machoro en 1984 …), et obtenir rapidement satisfaction. D’où la stupeur après la déclaration de Chirac, le 2 juillet dernier. C’était tout de même oublier la « jurisprudence Persichetti » (août 2002 sur fonds de déni de réalité par toute la gauche et l’extrême-gauche française, tout occupées à dénoncer, moins les violences policières à Gênes, que les « provocations policières » à Gênes, c’est-à-dire les jeunes prolétaires qui s’étaient légitimement affrontés à l’Etat de siège de Gênes, « état de siège » négocié par les organisateurs de gauche et d’extrême-gauche).
Que maintenant, cette stratégie ayant échoué, Battisti ait choisi de nouveaux avocats et ait opté pour une défense « innocentiste », en espérant que les autorités françaises ne l’extradent pas, est à la fois logique, mais hélas, je le crains, tout aussi irréaliste. D’abord parce que les autorités français (exécutif comme judiciaire) rétorqueront que maintenant c’est à la justice italienne de se prononcer ( je suppose qu’il existe aussi, au-delà de la question de la contumace, une procédure de « révision » d’un procès d’assises en Italie, même si elle doit être tout aussi improbable à obtenir qu’en France). Je reconnais que la situation personnelle de Battisti est monstrueusement inique, mais le proclamer innocent ( ce qui est d’ailleurs hautement probable) qu’est-ce que cela change face à cette situation ?
Le mieux aujourd’hui serait que Battisti, avant que d’être arrêté, puisse rejoindre un pays tiers qui lui accorderait un réel asile politique ( Cuba ? le Vénzuéla ? la Norvège ?... ?), en attendant que la situation change en France ou en Italie. Que ses « soutiens » et avocats agissent en cette direction, et que soient mobilisés des ressources financières conséquentes pour l’aider lui et sa famille. Que pour le reste, les autres réfugiés, un mouvement pour l’amnistie en Italie et pour le refus de toute extradition des réfugiés politiques italiens des années 70 et 80 se développent : en se liant avec les luttes sociales en France, en expliquant le lien entre les restructurations capitalistes et la remise en cause des droits sociaux en Europe, et la politique répressive d’état d’urgence global, qui frappe dans sa vindicte, 20 ou 25 ans après les faits, des militants politiques du prolétariat, en rupture avec toutes les traditions juridiques bourgeoises européennes depuis 150 ans. C’est seulement sur cette base, en espérant que des luttes sociales en France vont bientôt se redéployer, et mettre dans l’embarras l’exécutif français, que l’on peut espérer voir les camarades ou ex-camarades italiens échapper à l’enfer carcéral. Il serait aussi bien venue de ne pas oublier les actuels prisonniers en Italie, y compris sur le plan d’une solidarité financière, et de poursuivre un dénigrement systématique de la magistrature et des politiciens italiens.