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Les classes sociales en France aujourd’hui, les partis politiques et l’avenir du "mouvement" communiste

25 février 2011, 20:38, par La Louve

Je me permets de remettre ici un extrait d’un ouvrage de Marx que j’aime
beaucoup et qui me semble insuffisamment ré-étudié par nous actuellement,
c’est le fameux "18 brumaire de louis napoléon bonaparte", qui date de 1851.

Et ce texte est évidemment à rapprocher de Poulantzas sur "fascisme et
dictature" (ou de "la crise des dictatures").

Par ce que finalement, le message de ces textes pour moi est "invariant" et
il est assez clair : le prolétariat ne doit pas amener à un gouvernement de
la petite-bourgeoisie lorsqu’il n’est pas en mesure de la dominer (en
résumé). Faire sans arrêt la même erreur, il semblerait que cela amène quasi
invariablement la dictature et sous la forme moderne, le fascisme.

Parce que la fausse domination (nécessairement temporaire) de la
petite-bourgeoisie comme force politique, a fortiori sans un prolétariat uni
et fort DANS LES LUTTES (et pas dans des alliances bidonnées de façade et
"par en haut") qui lui mord les mollets, n’a comme autre effet que d’exciter
les fractions bourgeoises les plus féroces et de créer un tel nœud de
contradictions dans la bourgeoisie elle même qu’elles ne peuvent être
surmontées que par la solution du fascisme qui est en soi une solution
"originale" à chaque fois.

En gros je pense que ce que disent les textes de Marx comme ceux de
Poulantzas, c’est que, à certains moments de la lutte de classes (qu’il
convient d"identifier) la solution de l montée u pouvoir de ce que l’on peut
appeler la "petite-bourgeoisie", c’est l’assurance quasi absolue de se
prendre fascisme ou dictature dans les dents au coup d’après, pour des
raisons évidentes ( mais peut être ai-je mal compris et je suis très ouverte
à la critique)...

Marx le dit très bien aussi dans "les luttes de classes en France" :

De concert avec les républicains bourgeois, ils avaient, le 16 avril,
conspiré contre le prolétariat, dans les journées de Juin, ils avaient
combattu ensemble. Ce faisant, ils détruisaient eux-mêmes l’arrière-plan sur
lequel leur parti se dessinait comme une puissance, car la petite
bourgeoisie ne peut garder une position révolutionnaire face à la
bourgeoisie que quand le prolétariat est derrière elle. Ils furent
remerciés. Le semblant d’alliance, conclue avec eux à contre cœur de façon
dissimulée, pendant l’époque du Gouvernement provisoire et de la Commission
exécutive fut rompue publiquement par les républicains bourgeois.

Revenons à nos moutons, "le 18 brumaire" (histoire d’un coup d’état) donc :

Je rappelle en gros le contexte historique :

1848 : 2ème révolution française, connue aussi sous le nom des "journées de
février" (entre le 22 et le 25 justement ;-)) Sous l’impulsion des libéraux
et des républicains et suite à une fusillade, le peuple de Paris se soulève
à nouveau et parvient à prendre le contrôle de la capitale. Louis-Philippe,
refusant de faire tirer sur les Parisiens, est donc contraint d’abdiquer en
faveur de son petit-fils le 24 février. Les révolutionnaires proclament la
Deuxième République le 25 février 1848 et mettent en place un gouvernement
provisoire républicain, c’est la "fin" de "la Monarchie de Juillet"
(Monarchie qui elle même faisait suite à la Restauration après la période
dite "révolution de juillet", et qui était venue au terme d’une sorte de
guerre de succession entre Bourbons - Charles X était le frère de Louis XVI
et de Louis XVIII, et Orléans, dont le représentant était Louis philippe
également appelé au début de sa "carrière" "Philippe égalité" ou "le roi des
barricades").

1848 donc, Louis Napoléon Bonaparte est élu président de la 2è république au
suffrage "universel" masculin. Le 2 décembre 1851, son coup d’etat mettra
fin à la 2ème république.

ca c’est pour le côté chronologique de l’affaire.

LL


voici ce qu’en dit Marx , en 1851 (donc, "à chaud") d’un point de vue
politique et de LDC :

En face de la bourgeoisie coalisée, s’était constituée une coalition
entre petits bourgeois et ouvriers, le prétendu Parti social-démocrate.

Les petits bourgeois s’étaient vus mal récompensés au lendemain des journées
de Juin 1848. Ils voyaient leurs intérêts matériels menacés et les garanties
démocratiques, qui devaient leur assurer la satisfaction de ces intérêts,
mises en question par la contre-révolution. Aussi se rapprochèrent-ils des
ouvriers.

D’autre part, leur représentation parlementaire, la Montagne, tenue à
l’écart pendant la dictature des républicains bourgeois, avait, pendant la
seconde moitié de l’existence de la Constituante, grâce à sa lutte contre
Bonaparte et les ministres royalistes, reconquis sa popularité perdue. Elle
avait conclu une alliance avec les chefs socialistes.

En février 1849, on organisa des banquets de réconciliation. On esquissa un
programme commun, on créa des comités électoraux communs, et l’on présenta
des candidats communs. On enleva aux revendications sociales du
prolétariat leur pointe révolutionnaire, et on leur donna une tournure
démocratique. On enleva aux revendications démocratiques de la petite
bourgeoisie leur forme purement politique, et on fit ressortir leur pointe
socialiste. C’est ainsi que fut créée la social-démocratie.

La nouvelle Montagne, qui fut le résultat de cette combinaison,
comprenait, à part quelques figurants tirés de la classe ouvrière et
quelques sectaires socialistes, les mêmes éléments que l’ancienne Montagne,
mais numériquement plus forts. A vrai dire, elle s’était modifiée, au cours
du développement, de même que la classe qu’elle représentait.

Le caractère propre de la social-démocratie se résumait en ce qu’elle
réclamait des institutions républicaines démocratiques comme moyen, non pas
de supprimer les deux extrêmes, le capital et le salariat, mais d’atténuer
leur antagonisme et de le transformer en harmonie. Quelle que soit la
diversité des mesures qu’on puisse proposer pour atteindre ce but, quel que
soit le caractère plus ou moins révolutionnaire des conceptions dont il
puisse être revêtu, le contenu reste le même. C’est la transformation de la
société par voie démocratique, mais c’est une transformation dans le cadre
petit-bourgeois.

Il ne faudrait pas partager cette conception bornée que la petite
bourgeoisie a pour principe de vouloir faire triompher un intérêt égoïste de
classe. Elle croit au contraire que les conditions particulières de sa
libération sont les conditions générales en dehors desquelles la société
moderne ne peut être sauvée et la lutte des classes évitée.

Il ne faut pas s’imaginer non plus que les représentants démocrates sont
tous des shopkeepers (boutiquiers) ou qu’ils s’enthousiasment pour ces
derniers. Ils peuvent, par leur culture et leur situation personnelle, être
séparés d’eux par un abîme. Ce qui en fait les représentants de la petite
bourgeoisie, c’est que leur cerveau ne peut dépasser les limites que le
petit bourgeois ne dépasse pas lui-même dans sa vie, et que, par conséquent,
ils sont théoriquement poussés aux mêmes problèmes et aux mêmes solutions
auxquelles leur intérêt matériel et leur situation sociale poussent
pratiquement les petits bourgeois. Tel est, d’une façon générale, le rapport
qui existe entre les représentants politiques et littéraires d’une classe et
la classe qu’ils représentent.

Etant donné ce qui précède, il est tout naturel que si la Montagne luttait
continuellement contre le parti de l’ordre pour la défense de la République
et des prétendus droits de l’homme, ni la République ni les droits de
l’homme n’étaient ses buts suprêmes, pas plus qu’une armée qu’on veut
dépouiller de ses armes et qui résiste n’a engagé la bataille pour rester en
possession de ses armes.

Le parti de l’ordre provoqua la Montagne dès l’ouverture de l’Assemblée
nationale.

La bourgeoisie sentait la nécessité d’en finir avec des petits bourgeois
démocrates, de même qu’une année auparavant elle avait compris la nécessité
d’en finir avec le prolétariat révolutionnaire.

Seulement, la situation de l’adversaire était différente. La force du
parti prolétarien était dans la rue, celle de la petite bourgeoisie au sein
de l’Assemblée nationale elle-même.

Il s’agissait, par conséquent, de l’attirer hors de l’Assemblée nationale,
dans la rue, et de lui faire ainsi briser elle-même sa puissance
parlementaire, avant qu’elle eût eu le temps et l’occasion de la
consolider.

La Montagne donna tête baissée dans le panneau.

Le bombardement de Rome par les troupes françaises fut l’amorce qu’on lui
jeta.

Il constituait une violation de l’article V de la Constitution, qui
interdit à la République française d’employer ses forces militaires contre
les libertés d’un autre peuple.

En outre, l’article IV interdisait également toute déclaration de guerre de
la part du pouvoir exécutif, sans l’assentiment de l’Assemblée nationale, et
la Constituante avait, par sa décision du 8 mai, désapprouvé l’expédition
romaine.

C’est pour ces raisons que Ledru-Rollin déposa, le 11 juin 1849, une
demande de mise en accusation de Bonaparte et de ses ministres.

Irrité par les piqûres de Thiers, il alla jusqu’à menacer de vouloir
défendre la Constitution par tous les moyens, y compris la force des
armes.

La Montagne se dressa comme un seul homme et répéta cet appel aux armes.

Le 12 juin, l’Assemblée nationale repoussa la demande de mise en
accusation, et la Montagne quitta le Parlement.

On connaît les événements du 13 juin : la proclamation d’une partie de la
Montagne, déclarant Bonaparte et ses ministres « hors la Constitution », la
procession dans les rues de gardes nationaux démocrates qui, sans armes
comme ils l’étaient, se dispersèrent à leur première rencontre avec les
troupes de Changarnier, etc., etc.

Une partie de la Montagne se réfugia à l’étranger, une autre fut déférée à
la Haute Cour à Bourges, et un règlement parlementaire soumit le reste à la
surveillance magistrale du président de l’Assemblée nationale. Paris fut
mis à nouveau en état de siège et la fraction démocrate de sa garde
nationale dissoute. Ainsi furent brisées l’influence de la Montagne au
Parlement et la force de la petite bourgeoisie à Paris.

Lyon, où le 13 juin avait été donné le signal d’une sanglante insurrection
ouvrière, fut, de même, avec les cinq départements environnants, déclaré en
état de siège, situation qui se prolonge encore jusqu’à présent.

Le gros de la Montagne avait abandonné son avant-garde en se refusant à
signer sa proclamation. La presse avait déserté, en ce sens que deux
journaux seulement avaient osé publier le pronunciamiento.

Les petits bourgeois trahirent leurs représentants, car les gardes nationaux
furent absents, ou, là où ils se montrèrent s’opposèrent à la construction
de barricades. Les représentants avaient trompé les petits bourgeois, car il
fut impossible de trouver nulle part les prétendus affiliés qu’on avait dans
l’armée. Enfin, au lieu de tirer un supplément de force du prolétariat, le
Parti démocrate avait infecté ce dernier de sa propre faiblesse et, comme
cela se produit d’ordinaire lors des prouesses démocratiques, les chefs
eurent la satisfaction de pouvoir accuser leur « peuple » de désertion, et le
peuple celle de pouvoir accuser ses chefs de duperie.

Rarement action fut annoncée avec plus de fracas que le fut l’entrée en
campagne imminente de la Montagne, et rarement événement fut annoncé à son
de trompe avec plus d’assurance et plus longtemps d’avance que le fut la
victoire inévitable de la démocratie. Assurément, les démocrates croient aux
trompettes dont les sonorités renversèrent les murailles de Jéricho. Chaque
fois qu’ils rencontrent devant eux les remparts du despotisme, ils
s’efforcent de refaire le miracle. Si la Montagne voulait vaincre au
Parlement, elle ne devait pas appeler aux armes. Si elle appelait aux armes
au Parlement, elle ne devait pas se conduire parlementairement dans la rue.
Si l’on se proposait sérieusement une démonstration pacifique, il était
stupide de ne pas prévoir qu’elle serait accueillie belliqueusement. S’il
fallait s’attendre à une lutte véritable, il était vraiment original de
déposer les armes avec lesquelles il fallait mener cette lutte. Mais les
menaces révolutionnaires des petits bourgeois et de leurs représentants
démocrates ne sont que de simples tentatives d’intimidation de l’adversaire.
Et quand ils sont acculés, quand ils se sont suffisamment compromis pour se
voir contraints de mettre leurs menaces à exécution, ils le font d’une
manière équivoque qui n’évite rien tant que les moyens propres au but et
cherche avidement des prétextes de défaite. L’ouverture éclatante annonçant
le combat se perd en un faible murmure dès que le combat doit commencer. Les
acteurs cessent de se prendre au sérieux, et l’action s’écroule
lamentablement comme une baudruche que l’on perce avec une aiguille.

Aucun parti ne s’exagère davantage les moyens dont il dispose que le Parti
démocrate. Aucun ne s’illusionne plus légèrement sur la situation. Parce
qu’une partie de l’armée avait voté pour elle, la Montagne était persuadée
que l’armée se soulèverait en sa faveur. Et à quelle occasion ? A une
occasion qui, du point de vue des troupes, ne signifiait autre chose que
ceci : les révolutionnaires prenaient parti pour les soldats romains contre
les soldats français.

D’autre part, les souvenirs de Juin 1848 étaient encore trop vivaces pour
que le prolétariat ne ressentît pas une aversion profonde à l’égard de la
garde nationale, et pour que les chefs des sociétés secrètes n’eussent pas
une profonde méfiance à l’égard des chefs du Parti démocrate.

Pour aplanir ces différends, il fallait les grands intérêts communs qui
étaient en jeu. La violation d’un paragraphe abstrait de la Constitution ne
pouvait pas offrir cet intérêt. La Constitution n’avait-elle pas été déjà
violée à différentes reprises, de l’aveu des démocrates eux-mêmes ?

Les journaux les plus populaires ne l’avaient-ils pas stigmatisée comme une
machination contre-révolutionnaire ?

Mais le démocrate, parce qu’il représente la petite bourgeoisie, par
conséquent une classe intermédiaire, au sein de laquelle s’émoussent les
intérêts de deux classes opposées, s’imagine être au-dessus des antagonismes
de classe.

Les démocrates reconnaissent qu’ils ont devant eux une classe privilégiée,
mais eux, avec tout le reste de la nation, ils constituent le peuple. Ce
qu’ils représentent, c’est le droit du peuple ; ce qui les intéresse, c’est
l’intérêt du peuple. Ils n’ont donc pas besoin, avant d’engager une lutte,
d’examiner les intérêts et les positions des différentes classes. Ils n’ont
pas besoin de peser trop minutieusement leurs propres moyens. Ils n’ont qu’à
donner le signal pour que le peuple fonce avec toutes ses ressources
inépuisables sur ses oppresseurs.

Mais si, dans la pratique, leurs intérêts apparaissent sans intérêt, et si
leur puissance se révèle comme une impuissance, la faute en est ou aux
sophistes criminels qui divisent le peuple indivisible en plusieurs camps
ennemis, ou à l’armée qui est trop abrutie et trop aveuglée pour considérer
les buts de la démocratie comme son propre bien, ou encore, c’est qu’un
détail d’exécution a tout fait échouer, ou, enfin, c’est qu’un hasard
imprévu a fait perdre cette fois la partie.

En tout cas, le démocrate sort de la défaite la plus honteuse tout aussi
par qu’il était innocent lorsqu’il est entré dans la lutte, avec la
conviction nouvelle qu’il doit vaincre, non pas parce que lui et son parti
devront abandonner leur ancien point de vue, mais parce que, au contraire,
les conditions devront mûrir.

C’est pourquoi il ne faut pas se représenter la Montagne décimée, abattue et
humiliée par le nouveau règlement parlementaire, comme trop malheureuse.

Si le 13 juin avait éloigné ses chefs, il faisait place à des capacités
inférieures flattées de cette nouvelle situation.

Comme leur impuissance au Parlement ne pouvait plus être mise en doute,
ils étaient dès lors en droit de limiter leur activité à des accès
d’indignation morale et à des déclamations ronflantes.
Si le parti de
l’ordre feignait de voir en eux les derniers représentants officiels de la
Révolution, l’incarnation de toutes les horreurs de l’anarchie, ils
pouvaient, en réalité, être d’autant plus plats et plus modestes. Mais ils
se consolèrent du 13 juin par ce profond détour : « Qu’on essaye seulement de
toucher au suffrage universel ! Nous montrerons alors ce que nous sommes !
Nous verrons. »

En ce qui concerne les Montagnards réfugiés à l’étranger, il suffit de faire
remarquer ici que Ledru-Rollin, parce qu’il avait réussi à ruiner en moins
de quinze jours, sans espoir de retour, le puissant parti à la tête duquel
il se trouvait, se crut désigné pour former un gouvernement français in
partibus, que sa figure, dans le lointain, éloignée du terrain de l’action,
paraissait grandir au fur et à mesure que baissait le niveau de la
révolution et que les grandeurs officielles de la France officielle
devenaient de plus en plus minuscules. Il put faire figure de prétendant
républicain pour 1852, envoyant des circulaires périodiques aux Valaques et
autres peuples, dans lesquelles il menaçait les despotes du continent de son
intervention et de celle de ses alliés. Proudhon avait-il complètement
tort quand il criait à ces messieurs : « Vous n’êtes que des blagueurs » ?

Le 13 juin, le parti de l’ordre n’avait pas seulement abattu la Montagne,
il avait encore réussi à subordonner la Constitution aux décisions de la
majorité de l’Assemblée nationale.

Il concevait la République de la façon suivante : la bourgeoisie dominait
maintenant sous des formes parlementaires, sans que cette domination fût
limitée, comme dans la monarchie, par le veto du pouvoir exécutif ou le
droit de dissolution du Parlement.
C’était la République parlementaire,
comme l’appelait Thiers. Mais si la bourgeoisie assura, le 13 juin, sa
toute-puissance à l’intérieur du Parlement, ne frappait-elle pas ce
Parlement lui-même, à l’égard du pouvoir exécutif et du peuple, d’une
faiblesse irrémédiable, en expulsant sa fraction la plus populaire ?
En
livrant, sans autres formes de cérémonie, de nombreux députés aux
réquisitions des parquets, elle supprimait sa propre immunité parlementaire.
Le règlement humiliant auquel elle soumettait la Montagne élevait le
président de la République dans la mesure où il abaissait chaque
représentant du peuple.
En flétrissant comme anarchiste, comme un acte
visant au renversement de la société, l’insurrection entreprise pour la
défense de la Constitution, elle s’interdisait à elle-même l’appel à
l’insurrection, dès que le pouvoir exécutif violerait à ses dépens la
Constitution.
L’ironie de l’histoire a voulu que le général, qui, sur
l’ordre de Bonaparte, bombarda Rome, et fut ainsi la cause directe de
l’émeute constitutionnelle du 13 juin, Oudinot, fut, le 2 décembre 1851,
présenté instamment et vainement au peuple par le parti de l’ordre comme
général de la Constitution contre Bonaparte.

Un autre héros du 13 juin, Vieyra, qu’on félicita, du haut de la tribune de
l’Assemblée nationale, pour les brutalités qu’il avait exercées dans les
locaux des journaux démocratiques, à la tête d’une bande de gardes nationaux
appartenant à la haute finance, ce même Vieyra fut initié à la conspiration
de Bonaparte, et contribua considérablement à priver l’Assemblée nationale,
quand sa dernière heure fut arrivée, de toute protection de la part de la
garde nationale.

Le 13 juin eut encore une autre signification.

La Montagne avait voulu arracher la mise en accusation de Bonaparte. Sa
défaite fut, par conséquent, une victoire directe de Bonaparte, son triomphe
personnel sur ses adversaires démocrates.

Le parti de l’ordre combattit pour obtenir la victoire, Bonaparte n’eut
qu’à l’encaisser.

C’est ce qu’il fit.

Le 14 juin, on put lire sur les murs de Paris une proclamation dans laquelle
le président, pour ainsi dire à son insu, malgré lui, contraint par la seule
force des événements, sortait de son isolement monacal, se plaignait, vertu
méconnue, des calomnies de ses adversaires et, tout en paraissant identifier
sa personne avec la cause de l’ordre, identifiait plutôt la cause de l’ordre
avec sa propre personne.

De plus, si l’Assemblée nationale avait approuvé, quoique après coup,
l’expédition contre Rome [41], c’était lui, Bonaparte, qui en avait pris
l’initiative. Après avoir ramené au Vatican le grand-prêtre Samuel, il
pouvait espérer, nouveau roi David, s’installer aux Tuileries [42]. Il avait
gagné les curés.

L’émeute du 13 juin se borna, comme nous l’avons vu, à une procession
pacifique dans les rues. Il n’y eut donc pas de lauriers militaires à
conquérir contre elle.
Il n’en est pas moins vrai que, dans cette époque
aussi pauvre en héros qu’en événements, le parti de l’ordre transforma cette
bataille sans effusion de sang en un second Austerlitz [43]. La tribune et
la presse célébrèrent dans l’armée la puissance de l’ordre opposée aux
masses populaires, représentant l’impuissance de l’anarchie, et glorifièrent
Changarnier, le « rempart de la société ».
Mystification à laquelle celui-ci
finit par croire lui-même. Mais, en sous-main, les corps qui paraissaient
douteux furent éloignés de Paris, les régiments qui avaient voté en faveur
des démocrates furent exilés de France en Algérie, les têtes chaudes des
troupes envoyées aux compagnies de discipline.

Enfin, on coupa systématiquement la presse de la caserne, et la caserne de
la société bourgeoise.

Nous voici au tournant décisif de l’histoire de la garde nationale
française.

En 1830, c’est elle qui avait décidé du renversement de la Restauration.

Sous Louis-Philippe, chaque émeute dans laquelle la garde nationale se plaça
du côté des troupes échoua.

Quand, lors des journées de Février 1848, elle observa une attitude passive
à l’égard de l’insurrection, et douteuse à l’égard de Louis-Philippe, ce
dernier se considéra comme perdu, et il était réellement perdu.

C’est ainsi que s’enracina la conviction que la révolution ne pouvait pas
vaincre sans la garde nationale et que l’armée ne pouvait pas vaincre contre
elle. C’était là une croyance superstitieuse de l’armée dans la
toute-puissance de la population civile (bürgerliche Allmacht) [44]
.

Les journées de Juin 1848, au cours desquelles toute la garde nationale
écrasa l’insurrection à l’aide des troupes de ligne, n’avaient fait que
renforcer cette croyance superstitieuse.

Après l’arrivée au pouvoir de Bonaparte, l’influence de la garde nationale
diminua, en quelque sorte, par suite de la réunion inconstitutionnelle de
son commandement avec le commandement de la première division militaire dans
la personne de Changarnier.

Le commandement de la garde nationale paraissant maintenant comme un simple
attribut du commandement militaire suprême, la garde nationale ne fut plus,
semble-t-il, qu’une dépendance des troupes de ligne.

Le 13 juin, elle fut enfin brisée et pas seulement par suite de sa
dissolution partielle, qui, depuis cette époque, se répéta périodiquement
dans toutes les parties de la France et n’en laissa subsister que des
débris.

La démonstration du 13 juin avait été avant tout une démonstration des
gardes nationaux démocrates.

Ils n’avaient pas opposé à l’armée leurs armes, mais leur uniforme.

Or, c’est précisément dans cet uniforme que résidait le talisman.

L’armée put se convaincre que cet uniforme était un chiffon de laine tout
comme un autre. Le charme était rompu.

Lors des journées de Juin 1848, la bourgeoisie et la petite bourgeoisie, en
tant que garde nationale, s’étaient unies avec l’armée contre le
prolétariat.

Le 13 juin 1849, la bourgeoisie fit disperser la garde nationale
petite-bourgeoise par l’armée.

Le 2 décembre 1851, la garde nationale bourgeoise disparaissait,
elle-même, et Bonaparte ne fit que constater un fait accompli, lorsqu’il
signa après coup son décret de dissolution. C’est ainsi que la bourgeoisie
avait brisé elle-même sa dernière arme contre l’armée, et elle devait la
briser à partir du moment où la petite bourgeoisie ne fut plus pour elle une
vassale, mais une rebelle, de même qu’elle devait, d’une façon générale,
détruire de sa propre main tous ses moyens de défense contre l’absolutisme,
dès qu’elle fut devenue elle-même absolue.

Cependant, le parti de l’ordre célébra la reprise d’un pouvoir qu’il ne
semblait avoir perdu en 1848 que pour le retrouver en 1849 sans aucune
limite, par des invectives contre la République et la Constitution, par des
anathèmes contre toutes les révolutions passées, présentes et futures, y
compris celles qu’avaient faites ses propres chefs, et par des lois muselant
la presse, supprimant le droit d’association et faisant de l’état de siège
une institution régulière, organique.

Puis, l’Assemblée nationale s’ajourna de la mi-août à la mi-octobre, après
avoir nommé une commission permanente pour toute la durée de son absence.
Pendant ces vacances, les légitimistes intriguèrent avec Ems, les
orléanistes avec Claremont, Bonaparte le fit par des tournées princières, et
les conseils départementaux en discutant la révision de la Constitution.
Incidents qui se reproduisent régulièrement lors des vacances périodiques de
l’Assemblée nationale et dont je ne parlerai qu’une fois devenus des
événements.

Remarquons simplement ici que l’Assemblée nationale agissait d’une façon
non politique, en disparaissant de la scène pour un long intervalle de temps
et en ne laissant apercevoir à la tête de la République qu’une seule
silhouette, même aussi lamentable que celle de Louis Bonaparte, tandis que
le parti de l’ordre, au grand scandale du public, se divisait en ses
différents éléments royalistes et s’abandonnait à ses divergences
intérieures concernant la restauration monarchiste.

Chaque fois que, pendant ces vacances, s’éteignit le bruit confus du
Parlement, et que ce dernier se sépara pour se répandre dans la nation, il
apparut d’une façon indiscutable qu’il ne manquait plus qu’une seule chose
pour compléter la véritable figure de cette République : rendre ses vacances
permanentes et remplacer sa devise : Liberté, Egalité, Fraternité ! par les
termes non équivoques de : Infanterie, Cavalerie, Artillerie !

http://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum5.htm