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La Confédération Européenne des Syndicats, l’impérialisme, l’UE, la lutte des classes.

30 mai 2011, 16:51

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COMMENT APPRIVOISER ET FRAGILISER LE SYNDICALISME
Une Europe sociale en trompe-l’oeil

LE discours officiel européen enrichit son lexique en puisant de plus en plus dans le thème de l’emploi. Les 16 et 17 juin 1997, pour montrer que, désormais, cette question les préoccupait autant que la monnaie unique et le pacte de stabilité budgétaire, les chefs d’Etat et de gouvernement des Quinze ont décidé, lors du conseil européen d’Amsterdam, de se réunir en une session extraordinaire consacrée à l’emploi, le 21 novembre à Luxembourg. Ce sommet à peine annoncé, certains dirigeants, dont le premier ministre belge, M. Jean-Luc Dehaene, entendirent écarter tout malentendu : pour les gouvernants européens, il s’agirait essentiellement de « parler » de l’emploi. « Le gouvernement ne décrète pas l’emploi. Il peut, tout au plus, dessiner le cadre qui permet aux entreprises d’en créer. Le même raisonnement vaut pour l’Europe. C’est la raison pour laquelle j’ai dit très tôt que la convocation d’un sommet spécial sur l’emploi était une fausse bonne idée. Cela revient à susciter un espoir que l’on sait à l’avance ne pas pouvoir concrétiser (1). »

Quand le conseil européen d’Amsterdam « réaffirme l’importance qu’il attache à la promotion de l’emploi », les salariés ont de bonnes raisons de se méfier : l’objectif visé, qui tourne à l’obsession, est uniquement de faire progresser la « flexibilité ». Il s’agit de donner au monde patronal toute latitude pour remplacer le « bon emploi » par l’emploi précaire et mal payé. Le traité d’Amsterdam affirme certes que l’un des objectifs de l’Union est « de promouvoir un niveau élevé d’emploi », mais aussi, et c’est là l’essentiel, « un haut degré de compétitivité et de convergence des performances économiques ». Rien n’est dit sur la qualité des emplois à « promouvoir », ni sur la stabilité, la protection sociale ou la garantie des droits sociaux liés au travail. Bien au contraire ! Ce texte précise en effet que la main-d’oeuvre doit être « susceptible de s’adapter », et les « marchés du travail susceptibles de réagir rapidement aux changements économiques ». La résolution adoptée lors de ce sommet affirme que, pour favoriser la « création d’emplois plus nombreux, (...) il conviendrait de moderniser les régimes de protection sociale », et que « les systèmes d’imposition et de protection sociale devraient être rendus plus favorables à l’emploi ».

Faut-il encore traduire ce que ces expressions euphémisées recouvrent ? Déréglementation de l’ensemble des droits sociaux liés au travail, récupération patronale du salaire indirect des travailleurs (les cotisations des employeurs à la Sécurité sociale) et, à terme, réduction de la protection sociale à un filet de sécurité minimal permettant simplement de survivre dans l’extrême dénuement. Le document d’orientation adopté le 1er octobre par la Commission européenne, dans la perspective du prochain sommet de Luxembourg, est, à cet égard, dépourvu de toute ambiguïté : il n’y est question que de « flexibilité », d’« employabilité », de « mobilité », de temps partiel et, pour couronner le tout, de réorganisation des systèmes éducatifs en fonction des « besoins » du marché du travail.
La « déconstruction » démocratique

AU nom de l’emploi, le cadre communautaire continue ainsi à accentuer les politiques économiques qui, depuis plus de vingt ans, ont créé un volant de chômage élevé, précarisé et atomisé la main-d’oeuvre, fragilisé les forces syndicales en Europe et massivement favorisé les revenus du capital au détriment de ceux du travail. Face à cette offensive ultra-conservatrice, un vide immense. Après avoir été testée aux échelons nationaux à travers les divers plans d’austérité, la « déconstruction » démocratique, magistralement orchestrée à l’échelle européenne depuis 1985 avec le projet de marché intérieur, ne rencontre pas de véritable opposition coordonnée des organisations de salariés. La mise en place de structures syndicales de dimension européenne est pourtant une vieille histoire, aussi vieille que la construction européenne après 1945. La déchirure de la guerre froide frappa de plein fouet les syndicats, et précisément sur la question d’une reconstruction de l’Europe fondée ou non sur l’aide américaine concrétisée par le plan Marshall. Pour les deux camps en présence, le projet communautaire va largement s’inscrire dans la lutte pour ou contre le communisme : les dirigeants syndicaux communistes perçoivent l’Europe en formation comme une agression politique et économique envers l’Union soviétique, et les dirigeants syndicaux sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens comme un outil au service de la progression du niveau de vie des travailleurs, susceptible, de surcroît, de les détourner de toute velléité révolutionnaire. Ils y voient également le moyen de stabiliser une démocratie où le monde syndical non communiste serait reconnu comme l’interlocuteur légitime des pouvoirs politiques. Pour eux, démocratie et construction communautaire vont, dès lors, être perçues comme étroitement imbriquées.

Chaque fois que se créeront des institutions à dimension extra-nationale ou européenne - Organisation européenne de coopération éuropéenne (OECE), destinée à gérer le plan Marshall et préfigurant l’OCDE ; Bénélux ; Autorité internationale de la Ruhr ; Agence européenne de productivité ; Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) -, les deux courants syndicaux sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens constitueront chacun une structure de représentation auprès d’elles. Le scénario se répétera en 1958 avec la création, par six Etats, de la Communauté économique européenne (CEE). Cependant, leurs dirigeants vont vite constater que, dans ce nouveau contexte, un autre état d’esprit s’installe : la majorité de la classe politique européenne ne les considère plus comme des interlocuteurs privilégiés. Ils vont devoir endurer leur marginalisation croissante au sein du système décisionnel communautaire prévu par le traité de Rome, qui laisse le champ libre à l’action quotidienne du conseil des ministres. Leur objectif permanent va être de tenter de récupérer le pouvoir perdu (2) par une meilleure intégration des forces syndicales à l’échelle de l’Europe occidentale.

Cette visée se concrétisa, en 1973, avec la création de la Confédération européenne des syndicats (CES) regroupant, dans un premier temps, tous les syndicats sociaux-démocrates de l’Ouest du continent, pour s’ouvrir très rapidement à leurs homologues démocrates-chrétiens, et même communistes, au fur et à mesure que ceux-ci prenaient leurs distances avec la ligne dictée par Moscou. La CES a recruté sur une base très large, y compris en intégrant nombre d’organisations plus corporatistes et, depuis 1995, des syndicats de certains pays de l’Europe de l’Est. Elle regroupe actuellement 61 confédérations nationales, provenant de 28 pays, ainsi que 14 fédérations européennes sectorielles. La dernière grande absente reste la Confédération générale du travail (CGT), principal syndicat français, dont l’adhésion se heurte toujours au veto des autres confédérations françaises. Par organisations nationales interposées, la CES revendique ainsi la représention de 54 millions de syndiqués.

Ce regroupement régional sur une base (quasi) unitaire constitue certes une avancée dans l’histoire syndicale européenne et internationale - où la représentation du monde du travail est le plus souvent éclatée -, mais force est de constater que, face au patronat et aux décideurs politiques, il n’a pas encore permis de créer un rapport de forces favorable à l’échelon de l’Union. Il n’a pas davantage enrayé l’affaiblissement progressif du syndicalisme dans les cadres nationaux. Comment expliquer ce constat ?
Au sommet, loin des luttes

LE syndicalisme, tel qu’il est pratiqué au niveau communautaire, reste l’affaire de dirigeants et d’experts. C’est un syndicalisme du sommet, avec une base affiliée transnationale dont la mobilisation demeure du domaine du virtuel, faute à ce jour de tentative sérieuse de la déclencher (3). Forts de leur légitimité nationale, les dirigeants syndicaux ont imaginé qu’elle pouvait être extrapolée à un autre espace politique. Ils ont cru incarner, dans leur personne, la force de leur organisation, et faire ainsi l’économie des luttes revendicatives menées simultanément dans plusieurs pays.

En conséquence, le « syndicalisme européen » a seulement pris la forme de mini-ambassades de représentation auprès des institutions de la CEE, puis de l’Union. Une symbiose s’est créée avec le milieu ambiant : à Bruxelles et à Luxembourg, le mode technocratique de pouvoir impose de ne traiter qu’avec des chefs et des experts. La nécessaire articulation entre les différents niveaux nationaux et le niveau communautaire du syndicalisme a ainsi été négligée, de même que le développement d’une conscience militante européenne chez les salariés. La généralisation des comités de groupe européens des sociétés implantées dans plusieurs pays pourrait, à terme, favoriser la naissance d’un militantisme transfrontières. Les syndicalistes agissant auprès des centres de décision communautaires se sont ainsi retrouvés dans une situation d’isolement politique complet pendant près de quarante ans. L’absence de partis opérant à l’échelle européenne les privait des relais politiques qui s’étaient révélés indispensables dans le cadre national. Coupés de leur base et sans points de repère transnationaux, ils ont assimilé de façon plus ou moins marquée l’idéologie de l’eurocratie. Ce ralliement s’est accentué avec la très forte pénétration des idées néolibérales au sein des partis sociaux-démocrates et démocrates- chrétiens. A cela s’est ajouté, il y a une dizaine d’années, l’accroissement de la dépendance financière du syndicalisme européen à l’égard des institutions de la CEE, puis de l’Union. M. Jacques Delors a joué un rôle-clé dans cette évolution pendant ses dix années de présidence de la Commission (1985- 1994).

La nature du pouvoir politique européen est de type technocratique : dès qu’un compromis interétatique a été trouvé en conseil des ministres, ce pouvoir tente d’évacuer tout conflit à travers une gestion administrative de la chose publique. Il y a substitution du gouvernement des hommes par l’administration des choses, et institution de la norme technique en lieu et place du débat. Dans un tel cadre, tous les lieux d’expression de la conflictualité sociale sont affaiblis ou neutralisés par l’imposition d’une culture de la gestion commune. C’est ce qui se passe au Parlement européen où, par le biais de la procédure de co-décision avec le conseil dans divers domaines, on s’écarte de plus en plus du principe de séparation des pouvoirs. Il en va de même avec les méthodes de consultation des syndicats, qui visent essentiellement à leur enseigner à « penser juste ». Ainsi, le « dialogue social européen », si cher à M. Jacques Delors, a surtout servi, en une décennie, à faire progressivement accepter les contraintes du marché par les dirigeants syndicaux, donc à leur faire intérioriser les politiques d’austérité, de compétitivité, de privatisation et de flexibilité. Telle est également la signification profonde du partenariat social (4) à l’échelon européen.

En juin 1997, la CES a ratifié un accord-cadre avec les représentants patronaux européens sur le travail à temps partiel. Elle a pu y introduire le principe de non-discrimination dans les conditions d’emploi par rapport aux salariés à plein temps. C’est effectivement une victoire, mais à quel prix ! L’accord engage en effet les parties à promouvoir ce type de travail autant que faire se peut... Même la non-discrimination, dans ce cas, n’aurait de sens que si le principe était complètement appliqué, c’est-à-dire s’il concernait également les droits à la Sécurité sociale. Or, dans ce domaine, seuls les Etats sont compétents et, en conseil des ministres, toute décision doit être prise à l’unanimité ! L’encouragement systématique de l’emploi à temps partiel - et évidemment à salaire lui aussi partiel - contribue à un appauvrissement direct des travailleurs. Il permet également de faire oublier que les syndicats s’étaient imposés, en plus d’un siècle de luttes, comme des acteurs de la redistribution des richesses collectives vers plus d’égalité. Réduire la durée du travail sans perte de salaire, c’est contraindre le monde patronal à rémunérer davantage les salariés et moins les actionnaires. Les syndicats peuvent-ils se laisser cantonner au statut de gestionnaires de l’appauvrissement du monde du travail (5) ? A la CES, les délégués des syndicats néerlandais, italiens et ceux de la CFDT française sont les tenants les plus actifs d’un tel « syndicalisme de l’adaptation ».

Depuis le traité de Rome, c’est-à-dire depuis plus de quarante ans, le syndicalisme européen attend l’avènement d’une Europe sociale. Persuadée que le sens de la construction communautaire ne peut, in fine, être que positif, et ce quel que soit l’impact négatif des étapes intermédiaires, la CES apporte son soutien, certes critique, au projet d’Union économique et monétaire (UEM). Mais elle réclame en même temps un rééquilibrage des priorités afin que l’espace social européen bénéficie d’une organisation et d’une priorité équivalentes à celles accordées à l’espace économico-financier. Son engagement originel pour la construction communautaire a, en permanence, inhibé ses réflexes syndicaux lorsque des droits collectifs étaient remis en question par le projet ultralibéral européen. C’est ainsi que le secteur privé a pu absorber en toute impunité, et sans blocage syndical d’envergure, les espaces d’économie publique où la logique du profit était mise en échec pour garantir à chacun un exercice effectif de ses droits de citoyen.

Il est terriblement naïf de penser qu’une petite oasis sociale pourra un jour émerger d’un espace régi par le culte du marché et du libre-échange. Avec ses critères et son mode de gestion, l’UEM, complétée par le pacte de stabilité budgétaire signé à Amsterdam, joue déjà, à l’égard des pays européens, le même rôle que les plans d’ajustement structurel vis-à-vis des pays du tiers-monde : celui de gendarme du monde du travail.

L’Europe sociale ne pourra naître que d’un combat permettant d’imposer un pouvoir démocratique. A l’échelon national aussi, la prise en compte progressive des droits sociaux, à la fin du XIXe siècle, passa par la lutte pour l’obtention d’une démocratie politique effective. Et une Europe démocratique ne se bâtira pas seulement à coups de « nettoyages diplomatiques » des traités...
Corinne Gobin.

Intégration régionale, Protection sociale, Syndicalisme, Travail

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Corinne Gobin

Directrice du Groupe de recherche sur les acteurs internationaux et leurs discours (GRAID), Institut de sociologie, Bruxelles.

(1) Le Soir, Bruxelles, 21- 22 juin 1997.

(2) A la CECA, les syndicats disposaient en effet officiellement d’une capacité d’intervention non négligeable. Le transfert de compétences politiques du niveau national à celui de la Communauté, puis de l’Union, a contribué à largement vider de sens leur pouvoir d’intervention dans chacun des Etats membres.

(3) L’affaire de Renault-Vilvorde est-elle le premier signe d’une mobilisation transnationale ? Lire Corinne Gobin et Jean-Marie Pernot, « Le syndicalisme européen : ce grand inconnu », Politique, La Revue, no 5, juillet-août-septembre 1997.

(4) La reconnaissance des syndicats comme partenaires par la Commission est très ambiguë. Ils sont en effet de plus en plus consultés comme des experts du social et non comme les porteurs d’une revendication sociale et politique.

(5) La forte réduction collective du temps de travail, sans perte de salaire, est pourtant l’une des revendications centrales de la CES depuis 1976.