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REFLEXIONS sur la CRISE

22 mars 2012, 10:34, par A.C

Troisième partie : Quelles ont été, sont, seront les politiques anticrise ?

A. Critiques des politiques orthodoxes

1. Les politiques anticrise ont d’abord consisté à coordonner les actions des Banques centrales pour injecter des liquidités sur le marché interbancaire par création de monnaie « primaire », offrir des lignes de crédit spéciales aux banques et réduire les taux d’intérêt. L’objectif était véritablement d’éviter l’effondrement total du système, et aussi de limiter la dévalorisation du capital fictif en freinant la chute des marchés (notamment pour que des dérivés soient payés au plus près de leurs valeurs faciales), mais cela n’a résolu aucune des contradictions fondamentales du système.

Un point tournant a été, comme on le sait, la non-intervention des autorités monétaires – néo-libéralisme oblige – lors de la faillite de Lehman Brothers à la mi-septembre 2008. D’évidence, les implications de cet immobilisme, en termes de démultiplication des risques de déstabilisation de tout le système, y compris via la dette d’État, n’avaient pas été mesurées.

D’où, en quelques heures, un changement de cap à 180° du Trésor et de la Banque centrale : plusieurs établissements financiers en péril (comme l’assureur AIG) ont été nationalisés (le plus souvent sans droit de vote ni nouveaux critères de contrôle) ; les short sells ont été temporairement suspendues ; puis la Fed a ouvert des lignes de crédits aux primary dealers dans des conditions spéciales (à taux d’intérêt quasi nul) ; l’État a aidé ces dealers dans les montages de rachat de groupes en faillite et les a recapitalisé – c’est-à-dire a soutenu très lourdement le processus d’hyper-centralisation du pouvoir des oligopoles financiers dans des structures de propriété du capital toujours plus concentrées (Lehman Brothers a été repris par Citigroup, Merryll Lynch par Bank of America, la caisse d’épargne Washington Mutual par Morgan…) ; une structure de « défaisance » était créée pour apporter la garantie de l’État à les titres « toxiques » ; et, mesure cruciale, la Fed a étendu en octobre 2008 son dispositif de swap lines (ou « arrangements réciproques temporaires sur devises ») aux Banques centrales du centre et des grands pays du Sud, les rendant quasi « illimitées »…

Puis ce furent les plans Paulson 1 et 2 et les plans de soutien généralisé de l’économie (y compris de General Motors et aux autres, sans empêcher les licenciements massifs…), avec, au passage, des recapitalisations de la Fed, à bout de souffle. Et, finalement, début 2011, le président de la Fed a prévenu le Trésor qu’il ne continuera pas à financer les déficits publics, qu’il fallait revenir à la rigueur, qu’il fallait augmenter les taux d’intérêt ; avec deux risques majeurs ici : aux États-Unis, que le fardeau de la dette publique s’alourdisse encore ; et pour le reste du monde : que les flux de capitaux repartent financer les déficits états-uniens, et leur permettre de nouveau de vivre au-dessus de leurs moyens…

Et tout cela, sous les yeux des peuples, qui comprennent non seulement que l’État est tourné contre les services publics, mais encore qu’il ne les fait payer que pour le sauvetage de la haute finance – qui le domine.

2. Face à cela, une partie – minoritaire, mais significative – des courants libéraux continue à se radicaliser, en direction de thèses ultra-libérales inspirées par Hayek, Mises ou Rothbard. Leurs analyses de la crise, par exemple par Rockwell et Rozeff de l’Institut von Mises, sont fondées sur une foi réaffirmée dans le caractère automatique des rééquilibrages des marchés.

Évidemment, elles sont gênantes pour les néo-libéraux, dans la mesure où elles défendent l’idée que la crise viendrait d’un excès d’interventionnisme et que l’État n’a pas à sauver les banques et les firmes en difficulté. Ce qu’il faudrait faire, selon eux, ce serait en finir avec les réglementations étatiques qui limitent la liberté des agents sur les marchés. Exemple : alors que les politiques publiques du logement prétendaient que les citoyens pouvaient tous accéder à la propriété immobilière, les marchés (qui eux ne sont pas « populistes ») ont démontré que non. Ces ultra-libéraux sont donc contre tout plan anticrise, et en particulier contre toute régulation des taux d’intérêt par la Banque centrale.

Les plus extrémistes vont jusqu’à réclamer la suppression pure et simple des institutions étatiques – y compris de l’armée –, ainsi qu’une privatisation de la monnaie. Bien sûr, ils sont conscients que ces mesures pousseraient le capitalisme vers le chaos, mais ils pensent que, grâce aux mécanismes de marché, ce chaos serait bénéfique au capital et que le capitalisme se reconstituerait plus vite et mieux que par des interventions étatiques, en forme d’aides publiques artificielles à des entreprises qui sont de toute façon condamnées à la faillite.

3. Et les positions réformistes  ? La gravité de la crise a favorisé un retour des thèses de Keynes : « Keynes est aujourd’hui, plus que jamais, à l’ordre du jour », écrit Paul Krugman –qui est un économiste néo-classique ! En fait, même si elles s’opposent aux néo-classiques traditionnels au sujet des interventions de l’État, les interprétations néo-keynésiennes participent de leur même matrice théorique, dirons-nous, « bourgeoise ».

Pour les plus avancés d’entre eux, malgré des nuances, des variantes et des subtilités, ils ne formulent que des visions à peine « réformistes », consistant à introduire des modifications minimes dans le fonctionnement du capitalisme pour qu’il puisse survivre le plus longtemps possible.

Le Rapport de la Commission Stiglitz en fournit l’illustration. Son document final, rédigé en 2009 à la demande du président de l’Assemblée générale des Nations unies, ne remet pas en cause les fondements de l’idéologie dominante. Les vieilles certitudes néo-libérales sont juste à réviser, mais pas à abandonner : les taux de changes doivent être flexibles ; les vertus du libre-échange sont réaffirmées face aux « dangers du protectionnisme » ; les défauts de la corporate governance sont à corriger, mais la gestion des risques continue d’être confiée aux oligopoles financiers et la régulation du système mondial reste sous l’hégémonie du dollar états-unien.

Nous sommes loin du rejet de la libéralisation financière globalisée exprimées par de plus en plus de pays au Sud – non sans contradictions, il est vrai –, de la Chine populaire au Venezuela bolivarien…

B. Keynes

1. Soyons clairs : les politiques anticrise ne sont pas keynésiennes. Si des mesures « keynésiennes » sont perceptibles – dès le plan G.W. Bush de 2008 d’ailleurs (avec les rétrocessions d’une partie des impôts, par exemple) et, surtout, avec le programme du président Barack H. Obama (avec des travaux d’infrastructures, etc.) –, la prédominance va encore nettement au néo-libéralisme pour sauver le maximum de capital fictif suraccumulé. La conversion d’urgence de plans de sauvetage du capital en un interventionnisme d’États actionnés de façon parfaitement anti-démocratique par les gouvernements du Nord ne peut faire illusion. Les politiques anticrise et leurs initiateurs ne se sont pas extraits des dogmes de l’orthodoxie.

La Fed et les autres Banques centrales du Nord continuent à créer de la monnaie primaire massivement, avec encore tout récemment le Quantitative Easing 2. Mais cette politique monétaire « keynésienne », en apparence, a, en réalité, sombré dans une « trappe à liquidité », où la stratégie de baisse des taux d’intérêt réels s’est révélée incapable de redresser l’efficacité marginale du capital et de transférer du capital monétaire de la sphère financière vers la sphère productive.

De là, la préoccupation actuelle aux États-Unis, depuis le début de l’année 2011, qui est l’endettement de l’État : du Trésor, de l’État fédéral, mais également des États fédérés et des collectivités locales. Le président de la Fed (Bernanke) a récemment prévenu le ministre des Finances (Geithner) et le Congrès que l’heure est au durcissement des plans d’ajustement budgétaire ; en clair, qu’il faut faire exactement le contraire de ce que préconisait Keynes, c’est-à-dire « faire le ménage » : résorber le déficit en augmentant les impôts et en réduisant les dépenses, par les baisses du nombre des fonctionnaires et de leurs rémunérations ; soit reporter le fardeau sur les travailleurs – y compris via la santé, les retraites, etc. Idem pour nous, en Europe.

Il n’y a donc pas de retour à des politiques « keynésiennes », ni aux États-Unis ni en Europe, et la conception dominante de l’État reste celle d’un État néo-libéral, au service du capital, tout particulièrement pour le système du crédit.

2. Et quand bien même il y aurait (ce qui est fort improbable) un « retour à Keynes », on se heurterait à des problèmes.

Et d’abord à des problèmes théoriques. Il n’y a pas chez Keynes de théorie « générale » de la crise ; il y a de nombreux éléments théoriques éparpillés, partiels, parfois opposés et qui ont souvent donné lieu à des confusions et des malentendus de la part de certains commentateurs ou de ses propres disciples – à commencer par le concept, complexe, de « demande effective » (qu’il faut plutôt comprendre comme une offre en tant que valeur anticipée des ventes). Keynes a surtout cherché une stratégie de sortie de crise pour tenter de sauver le capitalisme, en trouvant le secret d’un « capitalisme sans crise », régulé, où la solution est la création d’une demande effective à travers un facteur exogène, l’État, dont l’intervention pourrait, dans les phases de contraction des cycles, minimiser l’impact des crises. Il avait compris, comme d’autres, notamment Schumpeter, que le cours de l’histoire allait dans le sens d’un dépassement du capitalisme. Mais sa théorie est confrontée à des difficultés dans le traitement de la monnaie en général, et du système financier en particulier.

Ces limites de Keynes, pour comprendre la crise, limites par rapport à Marx je veux dire, certains keynésiens lucides et honnêtes les ont vues et dites, comme la géniale Joan Robinson ; que je cite ici : « La théorie keynésienne élabore nombre de raffinements et de complications négligés par Marx, mais on trouve l’essentiel dans l’analyse de Marx de l’investissement comme “un achat sans vente” et de l’épargne comme “une vente sans achat” ». Ce à quoi Keynes avait rétorqué, à Joan Robinson qui tentait de le rapprocher de Marx dans un essai publié en 1942 : il était vain de « vouloir donner un sens à ce qui n’en a pas ».

Mais c’est surtout la propriété fondamentale de la monnaie de fonctionner comme capital, analysée par Marx, qui ne figure pas de façon développée, ni même claire, chez Keynes – et moins encore évidemment dans la théorie quantitative de l’orthodoxie.

3. Cette analyse limitée du système de crédit chez Keynes, et le manque de différenciation entre monnaie étatique et monnaie de crédit, l’ont conduit logiquement – mais abusivement – à attribuer trop d’importance à la monnaie, mais surtout une responsabilité excessive à l’État dans la détermination des taux d’intérêt. Selon lui, la Banque centrale pousse le taux d’intérêt à la baisse grâce à l’essor de l’offre de monnaie, par le biais de la création « primaire » de monnaie, pour stimuler l’investissement dans les actifs où l’efficacité marginale du capital est plus élevée – et ce, jusqu’à ce que, in fine, disparaissent ce qu’il appelle les « aspects choquants du capitalisme » (le chômage, les inégalités…). Or on sait que la politique monétaire mise en œuvre par les Banques centrales, dont les objectifs sont la stabilisation de la monnaie et la lutte contre l’inflation, a complètement renversé le processus par lequel le taux d’intérêt est déterminé sur le marché. Elles utilisent le taux d’intérêt comme instrument principal, avec des effets financiers et réels sur toute l’économie. Et nous savons que le taux d’intérêt de la Banque centrale est surtout influencé par les taux fixés par les grands oligopoles financiers sur chacun des segments de marchés sur lesquels ils se comportent en position dominante.

D’où des problèmes ou des illusions politiques véhiculés par la conception de l’État chez Keynes – la croyance keynésienne en une capacité toute-puissante de l’État, très différente de Marx. Car, malgré les limites de la théorie marxienne de l’État, même là, il est supérieur à Keynes.

Qu’en est-il aujourd’hui ? L’État n’est-il pas tenu par le capital, à travers la dette publique, par exemple ? La création monétaire n’est-elle pas essentiellement d’origine privée ? Le taux d’intérêt de la Fed ne dépend-il pas dans une large mesure de ceux fixés par les oligopoles ? La Fed elle-même n’est-elle pas largement pénétrée par les intérêts privés des oligopoles ? L’État n’alloue-t-il pas les contrats militaires à des firmes qui sont contrôlés par la finance ? L’État néo-libéral n’est-il pas d’autant plus actif qu’il est soumis à la haute finance ?

En bref, l’État keynésien est une fiction ! Et son « réformisme » ne fait que répandre des illusions, et de faux espoirs.

Alors quelles alternatives ?

Conclusion

La probabilité d’aggravation de la crise actuelle, en tant que crise systémique du capital, est aujourd’hui extrêmement élevée, car toutes les conditions sont réunies pour que ça arrive. La finance a récemment inventé les CDO de CDO de CDO ou CDO3 – mais ce jeu de cubes s’effondrera. On a vu que l’unité de mesure, ici, c’est le million de million de dollars, ou le téradollar (à 1012) ; je pense que « ça va péter », avant que l’on arrive au pétadollar (à 1015 !) !

Le capitalisme est en péril, et surtout au centre du système. Vous me direz : il y en a eu d’autres, d’autres crises capitalistes, beaucoup d’autres, et il s’en est toujours sorti, plus fort, plus monstrueux, plus monstrueusement concentré. Oui, et il y a même eu, avant lui, des crises pré-capitalistes. Je ne suis pas en train d’annoncer la fin du monde (en 2012 ?). C’est une illusion, une autre, peut-être due à de l’impatience, que de croire que le capitalisme va s’effondrer sous l’effet de la crise actuelle : le monstre va survivre, et va tuer encore.

Au long de l’histoire, spécialement depuis la grande dépression des années 1930, le capital a su se forger des institutions et des instruments d’intervention publique, liés pour l’essentiel aux politiques des Banques centrales, permettant de « gérer » les crises, dans une certaine mesure, et d’amortir leurs effets les plus dévastateurs, au moins au Nord, au centre du système mondial ; mais sans jamais que ces réorganisations de la domination du capital ne suppriment ses contradictions. Nous allons donc encore souffrir longtemps les maux du capitalisme vieillissant et, au Sud, le « génocide silencieux des plus pauvres » dont il est responsable...

Je dirais plutôt que la situation actuelle ressemble non pas au début de la fin de la crise, mais au début d’un processus de longue période d’effondrement du stade actuel du capitalisme, oligopolistique et financiarisé. Et ce processus d’effondrement ouvre larges des perspectives de transition, où la lutte des classes va se durcir et se complexifier ; ce qui nous oblige à reconsidérer des alternatives de transformations sociales post-capitalistes – que nous sommes de plus en plus nombreux, par delà nos différences, à vouloir socialistes (voire plus, si affinités).

Or, si le problème structurel pour la survie du capitalisme est bien celui d’une pression à la baisse du taux de profit, et si la financiarisation n’est pas une solution durable pour lui, la seule chose que ce système offrira, jusqu’à son agonie, c’est l’aggravation de l’exploitation du travail. Car le capital fictif exige d’être rémunéré, et il obtient sa rémunération par le transfert d’excédent du capital productif et par une pression incessante à l’accroissement de l’exploitation de la force de travail.

Pour parvenir à relancer un cycle d’expansion au centre du système mondial, la crise que nous vivons actuellement devrait détruire des montants absolument gigantesques de capital fictif, largement parasitaire ; mais les contradictions du système mondial capitaliste sont désormais devenues si profondes et si difficiles à résoudre qu’une telle dévalorisation risquerait de le pousser vers un effondrement.

Certains orthodoxes croient d’ailleurs que la crise actuelle va conduire à l’effondrement du capitalisme ; comme, par exemple, les analystes de conjoncture du GEAB ou Global Europe Anticipation Bulletin, dont les prévisions d’aggravation de la situation débouchent sur la dislocation géopolitique totale du système, l’effondrement du dollar, la disparition des bases du système financier globalisé ; ou ceux de Money&Markets aux États-Unis, qui prévoient eux l’aggravation prochaine de la crise par des enchaînements beaucoup plus traditionnels : le creusement du déficit budgétaire, le gonflement de la dette publique, une défense insuffisante du dollar par les autorités monétaires, etc.

Pour nous, l’heure est donc à la reconstruction d’alternatives et de propositions radicales – à gauche. Et parmi les questions les plus difficiles à traiter, il y a celles relatives à la monnaie et à la finance. Celles relatives à la composante externe de la politique monétaire (aux systèmes de change, avec un débat à ouvrir entre nous sur la question de la sortie de l’euro, sur sa pertinence ou non, sur sa faisabilité ou non, pour se réapproprier les marges de manœuvre) ou à propos de la composante interne de cette politique (quel contrôle politique de la Banque centrale ?). Celles du financement de l’économie (comment réglementer les oligopoles financiers ? ou mieux : comment les nationaliser et les contrôler démocratiquement ?). Celles du contrôle du capital étranger, en lien avec la balance des paiements. Celles de stratégies communes face à la dette extérieure. Celles de la construction de régionalisations alternatives (avec nationalisations continentales, pour rompre avec la logique du système et répondre aux besoins sociaux des peuples – ce qui devrait être en réalité l’objectif même de la science économique –). Celles, enfin, des nouvelles formes de planification dans les transitions socialistes en cours ou à venir – sous l’angle de la théorie (jusqu’à la suppression de la monnaie ?), mais surtout de la participation démocratique des peuples à tous les processus de décision concernant leur devenir collectif.

Assurément, les difficultés qui sont devant nous sont très sérieuses, mais – nous n’avons pas le choix –, il faut garder espoir

samedi 12 mars 2011 à la Sorbonne

Références bibliographiques :

Herrera, Rémy

(2010), Un Autre Capitalisme n’est pas possible, 202 p., Syllepse, Paris.

— (2010), Dépenses publiques et croissance économique – Pour sortir de la science(-fiction) néo-classique, 275 p., L’Harmattan, Paris.

— (2010), Les Avancées révolutionnaires en Amérique latine – Des Transitions socialistes au XXIe siècle ?, 175 p., Parangon, Lyon.