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> République théorique et ségrégation sociale - De la fracture sociale à la dérive des continents

16 novembre 2005, 00:43

(Passer d’une description statique à une approche dynamique de ce qui traverse depuis des années la France ... autant que les autres nations développées de la planète.)

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Il y a dix ans un candidat président à la recherche de formules percutantes pouvant servir son ambition personnelle, a trouvé, où s’est fait souffler par un de ses démalogues, la formule choc de Marcel Gauchet : « Fracture sociale ».

Immédiatement, cette bulle (apparemment dense) de sens a comblé le vide d’explications concernant de nombreux « malaise » du corps France et s’est imposée à tous.
Au-delà du succès électoral de son « croqueur », cette formule a marqué de son empreinte toute une époque.
Elle semblait être le réservoir de significations, le lieu contenant les explications relatives à la dégradation des rapports entre différentes « couches sociales » constatés en France. (On mentionnait rarement le fait que la plupart des pays occidentaux vivent des phénomènes similaires).

Ainsi, le concept, bien que statique et supposant une rupture dont personne n’a réellement interrogé la genèse, a permis aux maîtres de la parole politique de détourner l’attention pendant plus d’un septennat de ce qui menaçait jusqu’à le faire exploser les fondements même de notre Etat, et en premier lieu ses valeurs (Liberté – Egalité – Fraternité, et non pas Liberté – Solidarité données par Jacques Chirac dans ses « confidences télévisées au peuple » du 14 – 11 – 2005. Le président remplaçant lui aussi le concept dynamique de « fraternité » par le statique « Solidarité » qui réduit la cohésion a une obligation de structure, à une nécessité organique.)

Les évènements récents montrent à quel point la description statique, connotée d’une douleur lancinante qu’impliquait la notion de « fracture sociale » était inadapté voir mensonger.

Parler de fracture permettait de supposer implicitement que « l’accident », la violence faite aux populations concernées étaient derrière elles, qu’il s’agissait d’un « événement » achevé, révolu, à traiter (immobiliser, réduire, plâtrer) au moyen de la palette d’outils connus dont dispose la médecine sociale.

La réalité, bien différente n’est en rien figée.
Ainsi, pendant que l’on attirait les yeux du taureau (les Nombreux) vers la muleta rouge du toréador, les faits s’aggravaient, les différences de conditions de vie, de salaire, d’accès à l’emploi, …, se creusaient au point d’atteindre un niveau record dont un certain nombre de caractéristiques (comme par exemple l’émergence un peu partout des « fils de ») évoquent fortement l’époque féodale.

La description dynamique correspondant à « la dérive des continents » est bien plus proche de la réalité sociale française – mais aussi de celle que l’on rencontre un peu partout sur la planète.

Car il s’agit bien d’une tendance permanente à l’écartèlement, d’une déchirure dont l’amplitude s’accroît chaque jour, entre une nouvelle aristocratie, et une nouvelle pauvreté (au relief très varié) dont rien ne protège plus désormais ceux qui appartiennent ou non au monde du travail.

Il serait rassurant pour beaucoup de donner à croire que ce que nous avons vécu sépare radicalement ces mêmes personnes (du continent des pauvres ou en voie de pauvreté) qui ont pourtant beaucoup en commun (les petites gens). Tout est d’ailleurs fait pour qu’un tel fossé sépare ceux qui vivent à proximité des « quartiers sensibles » (ou les « bons français » qui y logent) de ceux auxquels on impose désormais sélectivement le couvre-feu (discrimination positive ?).
Emmanuel Todd dans le monde du 13 novembre donnerait à penser qu’il n’en est rien, au moins au niveau des enfants.

« Mais je ne vois rien dans les évènements eux-même qui sépare radicalement les enfants d’immigrés du reste de la société française. J’y vois exactement le contraire. … »

La conclusion de l’écrivain essayiste est d’ailleurs bien différente de ce qui nous est donné comme bilan de ces deux dernières semaines et certainement bien plus proche de ce qui sera canonisé … lorsque les médias auront pris un peu de recul.

« Je suis optimiste sur le plan des valeurs politiques. En termes de résultat, après ces deux semaines d’émeutes, que voit-on ? Ces gens marginalisés, présentés comme extérieurs à la société, ont réussi à travers un mouvement qui a pris une ampleur nationale à intervenir dans le débat politique central, à obtenir des modifications de la politique d’un gouvernement de droite (en l’obligeant à rétablir des subventions aux associations des quartiers). Et tout ça en réaction à une provocation verbale du ministre de l’intérieur dont on va sans doute s’apercevoir qu’ils auront brisé la carrière.
On peut être plus marginal ! »

Ainsi, grâce à un signe fort, à la hauteur de la détermination de ceux qui refusaient obstinément de constater la dérive, le continent des pauvres s’est vu enfin jeter quelques grappins, enfin les hommes politiques en charge du destin de la France ont pris, au moins en partie, la mesure de la faille qui se creuse depuis des années et qui n’est en rien une donnée, mais une tendance de fond qu’il faut impérativement stopper et inverser.
En effet, suivant le principe d’action et de réaction – cette solidarité forcée que reconnaissent ceux qui donnent l’aumône pour se protéger – si la pauvreté s’accroît, si une grande partie de la population dérive vers le large, c’est l’ensemble de toutes ces terres qui sera secoué de tremblements.

Comme en matière d’environnement, aider ce continent en perdition, n’est pas un acte vertueux, mais une nécessité vitale pour assurer la sécurité de ceux pour lesquels les moindres variations de la température ambiante sont devenues insupportables voir même génératrices d’insécurité.

De la fracture sociale à la dérive des continents

Luc Comeau-Montasse
du fagot des nombreux