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> Matt Norman : Roberto tu as mon soutien et j’aiderai pour tout ce qui pourra être utile

20 novembre 2006, 03:23

Des amis de trente-huit ans et 20 secondes

C’est l’histoire de trois hommes qui, par la magie d’une photo - l’une des plus symboliques du XXe siècle - resteront liés à jamais. L’histoire de trois athlètes, magnifiques et ardents, qui, au sommet de leur gloire, lors des Jeux olympiques de Mexico en 1968, firent un geste inouï pour dénoncer devant le monde entier la condition du peuple noir aux Etats-Unis. L’histoire de deux Noirs américains, qui trouvèrent en un sportif blanc, australien, fraternité et solidarité. L’histoire enfin d’une amitié inaltérable : trente-huit ans plus tard, en octobre 2006, les deux Américains ont fait le voyage à Melbourne pour porter en terre le cercueil de leur compagnon valeureux.

Il s’appelait Peter Norman. Il avait 64 ans. Et il est mort, le 3 octobre, d’une crise cardiaque. Les journaux de la planète ont aussitôt annoncé que venait de disparaître "le troisième homme de Mexico". Appellation injuste quand on sait que le temps éclair de 20’’06 qu’il avait réalisé sur 200 mètres - record à ce jour non battu en Australie - lui avait valu la deuxième marche du podium et la médaille d’argent. Mais ce fut l’occasion de ressortir la photo sulfureuse : on en avait retenu le poing brandi par les deux athlètes noirs, sans faire suffisamment attention au jeune homme blond et raide qui, en solidarité, avait épinglé sur son survêtement le badge d’un mouvement pour les droits civiques.

Pour la fédération américaine d’athlétisme, comme pour les sportifs noirs qui ont mythifié ce moment, l’Australien est pourtant devenu un héros. Aussi, quand le neveu de Peter, Matt Norman, a téléphoné de Melbourne aux deux autres protagonistes de la photo - Tommie Smith (médaille d’or) à Los Angeles et John Carlos (médaille de bronze) à Palm Springs - tous deux ont immédiatement accepté de venir enterrer leur vieux complice.

"Cela avait un sens qu’ils soient une dernière fois réunis, raconte Matt Norman, qui vient tout juste de finir un documentaire en hommage à son oncle et a déjà filmé ensemble les trois hommes. Ils étaient liés à vie par cette posture de Mexico et Peter partageait entièrement les convictions des deux autres sprinteurs sur l’égalité entre les hommes et la lutte contre le racisme. Il était très croyant, issu d’une famille engagée depuis des générations dans l’Armée du salut. Et l’ostracisme dont souffraient les Noirs d’Amérique n’était pas sans lui rappeler l’affreuse condition des Aborigènes en Australie qui ont attendu jusqu’en 1967 pour être considérés comme de vrais citoyens. Peter était sensible à tout cela. Et c’est en toute conscience et fierté qu’il s’est solidarisé avec les deux Américains."

C’est ce qu’ont confirmé Tommie Smith et John Carlos lors de la cérémonie d’adieu organisée le 9 octobre dans la mairie de Williamstown, où s’étaient réunis la famille, les amis et des milliers de personnes à qui fut projetée la vidéo de Mexico. L’occasion de revenir à ce 16 octobre 1968, à la course fabuleuse qui voit s’intercaler le jeune Australien entre les deux Américains réputés invincibles, et à ces deux heures précédant la cérémonie du podium pendant lesquelles Smith et Carlos mettent au point leur coup d’éclat.

La menace d’un boycott des Jeux par les athlètes noirs américains avait été abandonnée, mais certains s’étaient juré de saisir l’occasion d’une médaille pour dénoncer les discriminations raciales. C’est pourquoi Tommie Smith s’est muni de gants de cuir et a minutieusement planifié l’image du podium. Il en discute avec John Carlos, qui partage les mêmes idées. Peter Norman, qui les entend parler, sympathise aussitôt. C’est même lui qui suggère que les deux athlètes noirs se partagent la paire de gants.

" Crois-tu aux droits de l’homme ?", demandent-ils à Norman. "Oui", répond le jeune homme. " Et crois-tu en Dieu ?" "De tout mon coeur", dit fermement l’Australien, qui veut lui aussi participer au mouvement. Il décide alors de revenir sur le stade en portant sur le torse le badge du Projet olympique pour les droits de l’homme. L’image sera impeccable.

Au moment de l’hymne américain, Tommie Smith et John Carlos, sans chaussures pour signifier la pauvreté frappant les Noirs, un foulard au cou pour le premier, un collier pour le second pour évoquer les lynchages longtemps pratiqués dans le Sud, et le poing ganté brandi vers le ciel pour symboliser l’unité du peuple noir, baissent la tête. Norman regarde droit devant lui. "Je pensais voir la peur dans son regard, rappela John Carlos aux funérailles. Je n’y vis que de l’amour. Jamais il n’a détourné les yeux ou la tête. Jamais il n’a flanché. Vous avez perdu en lui un sacré soldat !" Norman était "un grand humaniste", a déclaré de son côté Tommie Smith, convaincu qu’aucun athlète blanc américain n’aurait eu le cran de faire un tel geste. " L’héritage de Peter est un roc, dit-il. Accrochez-vous bien à ce roc."

L’impact de l’image fut immédiat. Les trois sportifs quittèrent le stade sous les huées et les sifflets. Dès le lendemain, les deux Américains furent expulsés du village olympique. Leurs contrats et promesses d’emplois s’annulèrent un à un. Insultes, menaces de mort, attaques contre leurs familles, traque du FBI... La femme de Carlos se suicida, celle de Smith divorça.

En Australie, Peter Norman ne connut pas la même violence, mais des médias le boudèrent, certains responsables du mouvement olympique le traitèrent comme un paria et, assure aujourd’hui son neveu, "il fut délibérément exclu de la sélection pour les Jeux de Munich de 1972", alors même que ses records le qualifiaient. "Il en était malheureux, sachant qu’il avait ainsi perdu la chance de gagner une médaille d’or, mais il n’en parlait pas. Pas le genre à s’épancher ou se plaindre. Très engagé dans le social et l’humanitaire, faisant aussi du théâtre amateur, Peter s’est davantage préoccupé des autres que de lui-même." Y compris dans l’épreuve qu’il subit après une opération des ligaments où il faillit perdre une jambe.

Les trois hommes se sont revus une poignée de fois depuis 1968. Et notamment l’an passé, à l’université de San José en Californie - dont Smith et Carlos sont anciens élèves - pour l’inauguration d’une statue inspirée par la scène de Mexico... mais sans le "troisième homme". A sa place, sur le podium, l’artiste a laissé un espace vide afin de permettre aux visiteurs de se faire prendre en photo en défendant une cause personnelle qui leur tiendrait à coeur. Peter Norman n’en a pas pris ombrage, convaincu d’avoir rallié un mouvement qui le dépassait. Fier d’en avoir été. Et désireux que les ondes créées dans ce moment fugace puissent un jour toucher d’autres consciences.

Annick Cojean

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