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> Mouvement altermondialiste et nouveau projet d’émancipation

6 août 2004, 19:43

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Une révolution "sociétale"

S’il ne fait pas de doute que la revendication « libertaire » de la LCR relève de l’usurpation et de l’imposture, il serait toutefois naïf de n’y déceler qu’un simple cache-sexe « anticonformiste » destiné à masquer la mise en conformité de l’organisation trotskiste avec les normes de la démocratie bourgeoise. Dans son cas comme dans bien d’autres, parler de « récupération » n’a de sens qu’à condition de ne pas oublier qu’à travers des mots ou des idées, ce sont des gens qu’il s’agit avant tout de récupérer.

Chacun sait, et les dirigeants de la LCR les premiers, qu’il est devenu difficile, en politique, d’attraper les mouches avec du vinaigre, à savoir avec l’image révulsive d’un révolutionnarisme archaïque : références vieillottes, langue de bois, militantisme ascétique, etc. Certes, il n’est pas inutile de reprendre quelques-uns des slogans et des mots d’ordre traditionnels de la lutte anticapitaliste, ne serait-ce que pour ne pas laisser le terrain libre aux rivaux de Lutte ouvrière. Il faut bien répondre, en effet, au moins en paroles, aux attentes et aux intérêts des « déçus de la gauche » dans les milieux populaires. Mais occuper l’espace abandonné par les partis responsables de cette déception ne suffit plus. Pourquoi ne pas tenter de capter, en plus, les voix perdues de cette énorme part de l’électorat potentiel, assez sceptique sur les vertus démocratiques du suffrage universel pour voter souvent blanc ou nul, ou même - horreur absolue ! - se réfugier parfois dans l’abstention ? C’est ce « segment du marché », comme diraient les experts en marketing, que la LCR cherche à « cibler », en laissant un « provocateur-né » style Philippe Corcuff se pousser en avant. On y trouve les lecteurs de Charlie-Hebdo et de Politis, bien sûr, où celui-ci tient tribune. Ceux, également, de Télérama ou des Inrockuptibles, magazines qui ont fait de la « différence » une image de marque d’autant plus soigneusement entretenue qu’elle permet, entre deux pages glacées de publicité pour des produits de luxe, de rejeter dans les bas-fonds du « populisme » tout ce qui émane du peuple sans avoir bénéficié de l’aval sourcilleux du « citoyen » policé. Dans la presse de marché, les déviants institutionnels sont fort prisés, voire courtisés. À Libé et au Monde, par exemple, les rubriques « Rebonds » ou « Débats » ont toujours été généreusement ouvertes aux contestataires installés.

Tout ce lectorat appartient à une fraction de la petite et moyenne bourgeoisie intellectuelle qui raffole des personnalités « dérangeantes » pour se donner l’illusion qu’elle n’est pas elle-même totalement rangée. Une couche sociale d’autant plus friande de révolutions labélisées « sociétales » - celles qui touchent aux comportements et aux sentiments, aux désirs et aux plaisirs, aux modes de vie et aux modes tout court - qu’elle a cessé de s’intéresser à la révolution sociale. Il est vrai que celle-ci risquerait de la toucher à son point le plus vulnérable : le portefeuille.

Le succès du nouveau maire « socialiste » de Paris auprès des « bobos » le confirme : il existe une « classe moyenne urbaine, jeune et cultivée » prête à se laisser séduire par les sirènes électorales pour peu que les prétendants au pouvoir acceptent de remodeler en conséquence leur idéologie et leur langage. Bertrand Delanoë et sa fine équipe de « communicants » ont misé avec brio sur le « festif » pour attirer ces chalands d’un nouveau genre plus soucieux d’épanouissement individuel que d’émancipation collective. La LCR peut espérer, néanmoins, récupérer une partie d’entre eux, en particulier les plus jeunes, pas encore installés et donc plus disponibles et plus désintéressés. Pour ce faire, elle a trouvé la pierre philosophale susceptible de combiner le « social » et le « sociétal », c’est-à-dire le progressisme politique et le modernisme culturel : réactualiser le credo libertaire selon les canons publicitaires.

De ce point de vue, le jeunisme démagogique d’un Philippe Corcuff s’extasiant devant les platitudes fredonnées d’Eddy Mitchell, ou les pitreries d’un Besancenot s’auto-photographiant à la télévision devant une icône du « Che », peuvent contribuer à élargir l’audience et l’influence de la LCR. Pour croître, elle doit se montrer à l’écoute non plus des « masses » ou des « travailleurs », mais du public ou, plus précisément, d’un certain public. Un public spécifique qui n’entend pas, d’ailleurs, être considéré dans sa globalité anonyme, mais comme une nébuleuse d’« individualités » insaisissables et surtout inclassables, pour reprendre les traits sous lesquels les néo-petits-bourgeois se perçoivent d’ordinaire. Aussi se reconnaîtront-ils peut-être dans le miroir complaisant de la « société de verre » que Philippe Corcuff leur tend, avec toutes leurs « singularités », leurs « fragilités » et, last but not least, leurs « ambiguïtés », ce « lot commun des pauvres humains » qui autorise les rebelles de confort à se dédouaner à bon compte de leur quête incessante d’avoir ou de pouvoir.

Principe cardinal du nouveau cycle marchand, cette « reconquête par l’individu de son identité », que l’on ne cesse de célébrer en cette ère du conformisme généralisé, vient couronner une tendance déjà présente dans les avant-gardes culturelles et notamment dans le surréalisme artistique. C’est au tour des pratiques quotidiennes de chacun de s’affranchir de tous les carcans religieux, politiques et historiques. La dimension « existentielle » de la critique libertaire donne un semblant - un faux-semblant - de cohérence politique à toutes les formes de contestation que l’individualisme exacerbé a fait apparaître sur le marché de l’anticonformisme estampillé.

Agglutinant l’ensemble des références théoriques ou littéraires disponibles, y compris les plus saugrenues (les « relectures » désopilantes par Daniel Bensaïd de Jeanne d’Arc et ses envolées sur Péguy sont, à cet égard, anthologiques), dans un ersatz de critique radicale qui romprait avec l’« économisme » et le « sociologisme » des « classiques » du marxisme, le néo-trotskisme peut ainsi constituer un nouveau pôle d’attraction auprès de toutes les catégories sociales dont les manières de vivre et les aspirations se rattachent à ces revendications. C’est au point d’intersection de toutes ces dérisoires « remises en cause » que le « libertaire » intervient, à la manière d’un pivot qui, sous le signe de la « subversion », articule dans un même mouvement l’« autonomie recouvrée de l’individu » à la « redécouverte de la démocratie ».

La « non-conformité », dès lors, se conçoit dans une perspective inversée. Elle n’a plus de raisons de s’en prendre aux codes et aux normes officiels puisque leur « transgression », institutionnalisée, subventionnée et même sponsorisée, fait dorénavant partie intégrante des formes de la domination. Sera taxée de conformisme, en revanche, l’attitude des « sectaires », des « retardataires », des « primaires » qui s’entêtent à refuser d’être les dupes de pareilles simagrées.

Que l’on ne s’avise donc pas de détecter dans l’infléchissement en cours de la ligne de la LCR quelque effet en retour des fréquentations mondaines de ses leaders. Rendre de temps à autre, par exemple, des services grassement rétribués aux « ennemis de la classe ouvrière » d’hier, sous forme d’« animation » de séances de « formation » en entreprise, ne saurait, chez un intellectuel aguerri comme Corcuff, amollir sa volonté d’en découdre avec eux aujourd’hui. Croire le contraire serait verser dans le travers détestable de ces « anarchistes satisfaits de leur pose face au monde » qui ignorent « la tension productive », donc positive, que ne peut manquer d’engendrer, y compris « en nous-mêmes », le fait d’avoir à la fois un pied dans « des institutions de lutte » et un autre dans des « institutions de gestion ».5 Ignorer le « choc fécond » qui peut en résulter reviendrait, finalement, à se priver de ce « dialogue du réel et de l’utopie » qui fait tout le sel - et le suc ! - de la « social-démocratie libertaire ».6 On l’aura deviné, à l’heure où l’entreprise se préoccupe de changer d’image, la petite entreprise révolutionnaire qu’est la LCR se doit de ne pas être en reste.

Sur ses fanions, significativement passés du rouge à l’orange - sans doute, parce que le rose était déjà pris -, comme sur la une de son hebdomadaire, dont l’intitulé devrait, soit dit en passant, changer de couleur lui aussi pour être en harmonie, on chercherait en vain trace de la faucille et du marteau qui les ornaient naguère. Au lieu et place de ces outils d’un autre âge, ondoie triomphalement le « 100 % à gauche », symbole éloquent du ralliement des néo- ou des post-trotskistes à la logique du quantifiable, avec ses chiffres, ses statistiques et ses taux, économiques ou électoraux. À voir le racolage tous azimuts auquel se livre une organisation toujours prête à attirer dans ses filets tout ce qui bouge - et qui n’est pas forcément rouge - pour améliorer ses scores, on peut suggérer à ses dirigeants un nouveau logo : le râteau.

Jean-Pierre Garnier et Louis Janover

Texte issu du Monde Libertaire n°1319, hebdomadaire de la Fédération Anarchiste archives sur le net :

www.federation-anarchiste.org/ml

1. Contretemps, n° 6, février 2003.

2. Alain Krivine, cité in Libération, 14 juin 1999.

3. Valentin Pelosse, « Joseph Déjacque et la création du néologisme "libertaire" (1857) », Cahiers de l’ISEA, série S, n° 15, décembre 1972.

4. Olivier Besancenot, Le Monde, 3 février 2003.

5. Philippe Corcuff, « Pour une social-démocratie libertaire », Libération, 18 octobre 2000.

6. Ibid.