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DEVELOPPEMENT SOUTENABLE : LA LOGIQUE D’UN MODELE

Publie le lundi 26 avril 2004 par Open-Publishing

19 juillet 2002 par Alain Lipietz
http://lipietz.net/article.php3?id_article=877

Tout le monde connaît aujourd’hui la définition du développement soutenable : c’est "un modèle de développement qui satisfait aux besoins de la génération présente, à commencer par ceux des plus démunis, sans compromettre la capacité des générations suivantes à satisfaire les leurs". Cette définition de l’ONU adoptée au sommet de Rio en 1992 est, malgré toutes ses limites, profondément satisfaisante.

D’une part, elle reconnaît qu’il existe plusieurs modèles de développement possibles et que le choix d’un modèle de développement relève de l’éthique et de l’accord politique entre les êtres humains. Ensuite, elle introduit un critère de justice (appelé "critère de Rawls") selon lequel, même si une situation est plus inégalitaire qu’une autre, elle est cependant préférable dès l’instant que les plus démunis voient leur sort s’améliorer. Cette définition de la justice peut être contestée. Elle est néanmoins celle qui permet l’accord unanime le plus satisfaisant pour les plus pauvres. En troisième lieu, elle introduit évidemment ce qui tient le plus à cœur aux écologistes, l’idée d’une responsabilité intergénérationnelle des humains à travers le membre de phrase "sans compromettre la capacité des générations suivantes". Cette réserve constitua en quelque sorte l’apport du mouvement écologiste à la définition du progrès, à la fin du XXème siècle. Elle sera elle aussi contestée par l’écologie profonde qui considère que les besoins d’autres êtres vivants doivent être pris en compte, mais néanmoins elle représente une énorme avancée par rapport à ce qu’était la définition du progrès depuis le XVIIème siècle.

La question est évidemment de savoir si une telle définition est compatible avec n’importe quel type de rapports sociaux, et notamment de rapports de propriété. Cette question n’est pas simple, et il n’est pas sûr qu’il faille l’avoir tranchée avant de s’engager dans le combat pour un développement soutenable. Certains affirment que le mode de production capitaliste ne permettra jamais un développement soutenable. Si cela était vrai, comme nous ne savons pas construire d’autres relations sociales, il faudrait en conclure que la capacité des générations futures à satisfaire leurs besoins est définitivement condamnée. La "théorie de la régulation" [1], qui s’est développée à partir des années 1970 en France, apporte peut être un point de vue plus optimiste. Son analyse de long terme de l’évolution capitaliste montre la très forte variabilité dans le temps et dans l’espace de ce mode de production. Il est possible, sans changer fondamentalement les rapports de production, mais en mettant en œuvre des corrections politiques aux purs jeux de la puissance et du marché, de réorienter le capitalisme vers la prise en compte de tel ou tel besoin. Dès lors, un combat politique pour le développement soutenable pourrait avoir des chances d’aboutir. Et c’est le pari que font à travers le monde de nombreux Verts, mais, également, de nombreux syndicalistes, salariés ou paysans.

Selon la théorie de la régulation, un modèle de développement doit répondre à quatre questions :

 Comment produire ?

 Comment redistribuer ?

 Comment réguler les comportements des entreprises, des ménages, des administrations, en fonction des réponses aux deux questions précédentes ?

 Comment réaliser une cohérence au niveau international entre les modèles de développement nationaux ?

LES TROIS PILIERS D’UN MODELE DE DEVELOPPEMENT.

C’est sur le premier point que les exigences du développement soutenable appellent la plus grande révolution, non seulement par rapport au modèle de développement capitaliste actuel (appelons-le "libéral-productiviste" [2]), mais en réalité par rapport à toute l’histoire humaine. Depuis le néolithique en effet, les hommes ont appris progressivement à économiser du travail, ou plutôt à augmenter la productivité de leur travail moyennant un gaspillage de plus en plus inconsidéré de ressources naturelles et en particulier de l’énergie. Ce gaspillage est précisément ce qui compromet la capacité des générations futures à satisfaire leurs besoins, soit du côté de l’épuisement des ressources naturelles, soit du côté de la pollution de notre écosystème par les résidus de notre activité (destruction de la couche d’ozone, effet de serre, érosion ou compactification des sols, déforestation, etc.). Le nouveau paradigme technologique devra donc être à la fois intensif en travail humain et économe en énergie et ressources naturelles. Intensif en travail humain signifie qu’il devra s’appuyer essentiellement sur l’expérience, l’intelligence, la coopération entre les travailleurs. Il passera donc par une mobilisation de tous les savoir-faire des salariés, des paysans et des artisans, ce qui impliquera l’évolution vers des statuts garantissant la possibilité pour chaque femme et pour chaque homme d’accumuler de l’expérience et du savoir-faire tout au long de sa vie, sans voir cette accumulation de capital humain remise en question par le chômage ou la réorientation de sa carrière. Cette révolution technologique implique donc une révolution dans les statuts du salariat comme des travailleurs indépendants, garantissant de plus en plus leurs revenus, indépendamment des aléas de leur emploi particulier. Elle implique également une évolution des systèmes de valeurs et de la formation des techniciens et ingénieurs, vers une culture de l’économie de moyens.

Ce qui nous amène à la question de savoir comment répartir les produits du travail humain. Il est clair que l’importance des contraintes sur les besoins des générations futures amènera la consommation humaine à se montrer elle-même de plus en plus économe en énergie et matières premières et de plus en plus orientée vers l’exercice libre (autonome) des capacités humaines. Pour le dire autrement, l’indice du progrès humain sera de plus en plus le temps disponible pour les activités ludiques, artistiques ou affectives, par rapport au temps requis pour la reproduction des nécessités de base ou des instruments "gadgétiques" de l’activité libre. Le partage du travail sera donc de moins en moins un levier pour l’emploi de ceux qui n’en ont pas, et de plus en plus un enjeu de la lutte pour la répartition du temps libéré par le progrès technique. Très significativement, l’expérience des 35 heures en France a montré que, contrairement à ce qui était envisagé cinq ans auparavant, ce sont les cadres qui ont le mieux profité de la réduction du temps de travail, rejoignant en quelque sorte le comportement des anciens Athéniens qui considéraient que le temps libre était le privilège d’une position dominante !

Cette expérience des 35 heures en France a d’ailleurs montré à quel point importait les mécanismes régulateurs dans l’orientation des rapports sociaux capitalistes. Un grand débat a opposé la loi et le contrat. La réalité a montré que les vrais enjeux n’étaient pas là. La loi s’est montrée indispensable pour protéger les faibles, les plus forts arrivant toujours à se débrouiller en utilisant les moyens du contrat. Le développement soutenable, qui met l’accent sur les plus démunis, doit donc garantir, par des accords politiques contraignants, les intérêts de ceux-ci. Il peut laisser au marché les ajustements relatifs aux intérêts des couches moyennes et supérieures. On peut d’ailleurs penser qu’un renforcement de la loi dans la défense des intérêts des plus démunis aboutira presque mécaniquement à une réduction des écarts de revenus et de puissance entre les humains, débouchant progressivement sur un plus grand recours aux négociations directes et au contrat.

De la même manière, la régulation d’un développement soutenable devra imposer des "prix politiques" (par le mécanisme des écotaxes ou des quotas) à toutes les productions ponctionnant ou polluant les ressources naturelles [3])

LE GLOBAL ET LE LOCAL

Enfin toute cette discussion devra finalement prendre en compte la dimension "locale/ globale" du problème. Les contraintes de la stabilité de l’écosystème planétaire à long terme, tout comme les tendances récentes à l’internationalisation des processus de production et d’échange, appellent une régulation politique de niveau international, de plus en plus forte. Nous ne sauverons pas le climat ou la couche d’ozone sans une régulation internationale contraignante et donc négociée internationalement, dotée d’organes d’exécution internationaux, mais reconnue légitime en chaque lieu. La légitimation d’un mécanisme aussi contraignant impliquera que soient aussi résolus d’autres problèmes ayant une dimension apparemment moins globale mais se retrouvant systématiquement en chaque lieu du globe, tel que l’accès à l’eau. Un monde de développement soutenable est donc un monde où les habitants de notre planète font de la politique au niveau planétaire.

Ce constat inquiétera celles et ceux qui s’accrochent aux visions du demi-siècle précédent, dans lequel les droits humains ont été garantis essentiellement dans un cadre national, et qui perçoivent tout processus de mondialisation comme une remise en cause de ces conquêtes antérieures. Les forces progressistes traditionnelles devront remettre en question ce présupposé des années 1950-1975, et devront revenir paradoxalement à leurs ambitions du XIXème siècle : l’internationalisme et le rêve d’une république universelle. Cette ambition d’une république universelle, déjà en germe dans les débats actuels sur l’application de l’accord de Kyoto ou la mise en œuvre d’une cour pénale internationale, heurte de front les intérêts des nations les plus puissantes, comme les États-Unis. Aujourd’hui, le "souverainisme" apparaît comme l’affirmation de l’égoïsme des partisans du développement insoutenable. La mondialisation du politique, au contraire, apparaît comme la condition de la défense des plus démunis, pour aujourd’hui et surtout pour demain.

Un autre monde est possible, mais, de Rio à Johannesburg, on n’en a pas vraiment pris le chemin. C’est pourtant dans la recherche d’une régulation mondiale que les conditions du développement soutenable pourront se réaliser. Cela veut-il dire que les plus démunis devront déléguer à une élite mondiale le soin de défendre leurs intérêts ? C’est en effet un risque, qui doit être compensé par la redensification de l’activité humaine et du processus de décision au niveau local. Il n’y aura pas de mondialisation maîtrisée sans une renaissance des économies locales, de l’activité communautaire, de la démocratie participative. Un modèle de développement soutenable est donc aussi un modèle où l’économie sociale et solidaire, retrouvant la culture des échanges de voisinage ou des solidarités familiales - mais émancipées des rapports de domination patriarcaux - rendra à chaque communauté locale la plus haute maîtrise possible, et donc en même temps la plus haute responsabilité, sur son environnement immédiat [4]

NOTES

[1] Voir R.Boyer et Y.Saillard, Théorie de la régulation : l’état des savoirs, nouvelle édition, la Découverte, 2002.

[2] Voir A. Lipietz, La société en sablier, La Découverte, réédition 1998.

[3] Voir A.Lipietz, Qu’est-ce que l’écologie politique ?, La Découverte, 1999.

[4] Voir A.Lipietz, Pour le tiers-secteur. L’économie sociale et solidaire : pourquoi, comment ?, La Découverte, 2001.