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En cellule, un suicide tous les 5 jours

Publie le vendredi 22 juillet 2005 par Open-Publishing

Peu de personnel, surpopulation, structures délabrées
Cela arrive surtout aux plus jeunes : ils inhalent le gaz de la bouteille
Ils sont classés comme accidents, parfois comme overdose
On peut ainsi mourir de prison

de ATTILIO BOLZONI traduit de l’italien par karl&rosa

ROME - Ils le font avec le gaz et toujours la nuit. Ils s’approchent de la bouteille de gaz des réchauds et inspirent jusqu’à ce que la torpeur les fasse partir. Dans leur jargon c’est la "petite neige", butane et propane liquides, l’oxygène n’arrive plus au cerveau, un peu d’euphorie et puis l’empoisonnement. Ils s’en vont sans un cri. On les retrouve le matin suivant immobiles sur le matelas, comme s’ils étaient encore dans un profond sommeil. Les rapports médicaux les classent hâtivement comme "accidents" mais parfois les expertises vont jusqu’à diagnostiquer un "décès par overdose".

L’administration pénitentiaire préfère les enterrer ainsi : toxicomanes en crise d’abstinence. Ils montrent toujours une certaine aversion à reconnaître ces morts. Elles sont trop gênantes. Et il y en a trop. Dans les prisons italiennes il y a un suicide tous les cinq jours.

On meurt de désespoir dans les prisons. Et, contrairement à ce qui pourrait sembler raisonnable, on meurt aussi tôt.

A peine quelques mois ou même quelques heures après avoir franchi ce barbelé, dans les sections, dans les promenoirs des "isolés", sous les miradors, derrière les murs qui séparent de l’autre monde. Et ce sont les hommes jeunes qui décident de s’en aller plus que les autres, qui se tuent.

Marco a attaché le drap aux barreaux et ensuite autour de son cou. Et il s’est laissé glisser. Nunzio a mis la tête dans un petit sac en plastique et a serré jusqu’à ce qu’il ne respire plus. Et puis, Maurizio à San Vittore avec son petit réchaud, l’étourdissement par le gaz, lui aussi avec sa petite neige, le "petit trip des prisons". Ils avaient tous les trois moins de quarante ans.

Aucun d’eux ne devait passer le reste de sa vie dans cette prison ou dans une autre. Inculpés de petits délits, de courtes peines à purger, ils étaient dans l’attente d’un jugement. Comme Marco et comme Nunzio et comme Maurizio, 40% de ceux qui se tuent attendent encore leur procès en première instance.

On se tue plus que dehors, dans les prisons d’Italie.
Dix huit fois plus : c’est la proportion des suicides entre la population détenue et l’autre, celle qui est libre. Et on se tue surtout dans les pénitenciers qui sont devenus des casbah, les prisons où, dans une cellule, on en entasse six ou sept même pour un an ou deux, où les lits superposés touchent presque le plafond, où il y a peu d’éducateurs et de psychologues, et encore moins de médecins. Et où tu ne peux pas prendre ta douche tous les matins, parce qu’il n’y a jamais assez d’eau pour tout le monde. Et les parois suintent l’humidité. Et il fait sombre même quand le soleil brille.

Les détenus les plus en danger sont justement ceux qu’on appelle les "nouveaux venus", perdus, effrayés, non habitués à la prison. "Les détenus les plus jeunes, ceux qui entrent au pénitencier pour la première fois, ne sont pas accoutumés aux styles de vie, aux règles et aux hiérarchies dominantes et n’ont pas de "code de comportement" pour s’abriter des pièges et des traumatismes de la vie en prison", explique le sociologue Luigi Manconi, garant des droits "des personnes privées de la liberté" pour la Commune de Rome et auteur d’une recherche avec Andrea Boraschi sur les suicides en prison ces dernières années. La recherche sera publiée l’automne prochain sur la "Rassegna italiana di sociologia" (Revue italienne de sociologie, NdT), c’est une coupe verticale de ce qui se passe dans le sombre isolement des sections ; des chiffres, des histoires, des tableaux et des graphiques qui dévoilent l’horreur de la mort derrière les barreaux.

C’est une étude qui dessine le portrait-robot du détenu suicidaire, qui découvre étonnamment comment il n’y a presque jamais de relation entre le suicide et la "réduction de l’espoir" : ce ne sont pas les condamnés à perpétuité qui se pendent, s’empoisonnent, s’étouffent. Ce n’est pas seulement la longue détention qui fait peur. Manconi dit encore : "L’inéluctabilité de la peine et la certitude de devoir purger une condamnation pèsent moins que l’incertitude sur sa propre condition. Et la possibilité d’être reconnu innocent ne semble pas suffire à conjurer la décision du suicide".

Le détenu qui se tue est jeune, il attend encore d’être jugé, il vient à peine d’entrer en prison. Presque 20% des suicides ont lieu entre le premier et le septième jour après l’entrée du "numéro", 50% au bout des six premiers mois. Et beaucoup, tout de suite après un déplacement d’une prison à l’ autre.

Le changement provoque un stress qui pour certains est insupportable. Pour M. par exemple, schizophrène, déjà acquitté à cause de son incapacité à comprendre et à vouloir, hospitalisé plusieurs fois dans des hôpitaux psychiatriques judiciaires. A peine l’a-t-on amené à Rebibbia, un premier mai, qu’il s’est pendu.

Souvent la presse n’est pas informée de ceux qui ne sont plus. Personne n’en donne la nouvelle. La prison garde tous ses secrets. Et elle tend à faire un décompte de ces morts qui lui est propre. Il y en a 25 durant ces six premiers mois de l’année selon le Dap, Département de l’administration pénitentiaire.

Il y en a 30, selon Manconi et selon toutes ces associations qui essayent de "regarder" dans le puits noir des rayons. C’est une guerre des chiffres.

C’est comme pour les détenus qui meurent de maladie. Les statistiques officielles ne comptent jamais ceux qui rendent leur dernier soupir dans une ambulance ou dans un service d’hôpital à l’extérieur de la prison. Ils font monter la moyenne. "Inversement, nous arrive des prisons, avec une ponctualité inexorable, la nouvelle de tous les spectacles musicaux et théâtraux, de toutes les compétitions sportives, de tous les concours de peinture et de poésie", écrivent-ils sur "Ristretti Orizzonti (Horizons restreints, NdT), agence d’informations de la prison qui vient à peine de sortir un autre dossier sur les suicides et sur "les morts pour des raisons peu claires". Et ils ajoutent : "L’institution carcérale veut donner d’elle une image adoucie, trop partiale".

C’est une guerre des chiffres concernant le présent et le passé. Au Dap, ils disent : "Ces trois dernières années les suicides ont baissé". Et ils ont même créé un groupe, l’Umes, l’unité de monitorage des "évènements suicidaires". Mais nous avons déjà vu, pour d’autres évènements en prison aussi , comment les directives du centre n’arrivent pas toujours à destination, dans les pénitenciers. Il y a une prison virtuelle, faite de normes et de règlements, de projets élaborés même avec les meilleures intentions. Et il y a une prison réelle, celle où on sent la transpiration des corps, l’odeur de la peur, la puanteur de la mort. C’est une fosse. Et au fond de la fosse il y a eux, les suicidaires.

Stefano Anastasia et Patrizio Gonnella - le premier parmi les fondateurs de l’association Antigone et le deuxième ex directeur d’instituts de peine et actuellement président national d’Antigone - racontent dans leur livre "Nos galères". "Après le premier mort, traumatique pour tous, à partir du deuxième on se scandalise de moins en moins. Un grand pourcentage de détenus exprime des idées de mort. Certains essayent. I l y a quelques milliers de tentatives de suicide par an...". Et presque un cinquième de ceux qui menacent de se tuer, ensuite le font vraiment. Cette année 2005 aussi, il y en a eu beaucoup.

Chaque prison italienne a ses croix. Gioia, quarante ans, prison de Parme. Détenu italien de vingt huit ans, prison de Bologne. Détenue yougoslave de trente et un an, prison de Turin. Nunzio, vingt huit ans, prison de Sulmona. Alfonso, trente cinq ans, prison de Turin. Sergio, vingt neuf ans, prison de Padoue.

http://www.repubblica.it/2005/g/sez...