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Jorge Luis Borges : Un aveugle éclairé ou la lucidité aveuglée ?

Publie le samedi 1er août 2009 par Open-Publishing

Jorge Luis Borges : la parole universelle

Un aveugle éclairé ou la lucidité aveuglée ?

Par Cristina Castello

« J’ai senti dans la poitrine un battement douloureux, /j’ai senti la soif qui m’embrassait »
J. L. Borges, in « L’Immortel »

Jorge Luis Borges est une métaphore de lui-même. C’est l’un des écrivains les plus éminents du XXe siècle et un emblème de sa patrie argentine, où tous le nomment mais peu l’ont lu. Enfant prodige, il a vécu son enfance habillé en petite fille par sa mère, qui l’appelait l’ « inutile » et le « malheureux ».

Son érudition a peu de parangons. A-t-il été si flamboyant pour découvrir la sacralité de la vie, comme pour écrire ? Ou la lucidité a-t-elle abîmé cette partie de l’esprit où il est écrit que rien de ce qui est humain ne devrait être étranger ?

Peu d’artistes sont autant aimés que détestés. Et on entend : les vers de Borges sont sacrés, mais sa bouche fut incontinente. Il a qualifié Federico García Lorca de « poète mineur », et de la même manière, il a honoré les poètes de la Génération Espagnole du XXVIIème ; il ne s’est pas interdit d’attaquer Julio Cortázar ; de Cent ans de solitude, de García Márquez il a dit : « C’est un joli titre, non ? ». Il a été implacable avec Charles Baudelaire, s’est acharné contre Pierre Corneille, –auteur de « Le Cid » – et contre Isidore Ducasse (le Comte de Lautréamont).

Pire : au rythme de chaque gorgée de son thé anglais, il a qualifié Arthur Rimbaud d’ « artiste à la recherche d’expériences qu’il n’a jamais obtenues », et a sauvagement rejeté André Breton, puissance d’imagination et de poésie. C’est trop, Mister George.

Sa soif, sa soif éternelle. Ce 24 août, c’est l’anniversaire de ses 110 ans et la question demeure toujours ouverte : a-t-il eu soif de poésie, ou, aussi –et surtout– de se sentir aimé par une femme ? Lui, la plume universelle, a eu des amours impossibles et a souffert comme les personnages des romans les plus vulgaires qu’il méprisait. Jusqu’à ce que son soutènement est arrivé : María Kodama, avec qui il a eu une union dans le mystère.

Esprit prodigieux, dans « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », il a proposé –sans le savoir– une réponse à un problème de la physique quantique. Et toute sa vaste œuvre fut un jalon, comme déclencheur de l’imagination des lecteurs et des gens de lettres.

À la fois, bien qu’à l’époque il ait condamné Adolf Hitler et Benito Mussolini, par la suite, il a fait les louanges d’auteurs de crimes de lèse-humanité : Francisco Franco, Jorge Raphaël Videla et Pinochet, entre autres. Des meurtriers, condamnés par la Justice.

Plus que par d’autres poètes, il a senti l’empreinte de l’énorme Walt Whitman. Mais, qu’a-t-il assimilé ? La parole de Whitman se battait pour la liberté des peuples et la dignité humaine ; la parole orale de Borges défendait –aussi– le massacre nord-américain au Vietnam.

Son œuvre de fiction, pleine d’ironie, est sobre et précise mais, en général, il garde une grande distance avec la vie vivante, comme si ce qu’il écrivait était passé par son cerveau et non par son sang ; elle est pleine de symboles, de métaphores aussi si riches que peu compréhensibles pour la majorité ; elle a un sens métaphysique, et souvent intensément ludique. « Histoire universelle de l’infamie » et « L’Aleph », entre autres, sont des chefs d’œuvres du XXe siècle.

Borges fut l’un de ses miroirs d’encre. Un labyrinthe. Une sorte de statue de lui-même, un monument, un être sans peau, dont ses pores montraient l’intelligence. Mais, dans la poésie qu’il a écrite, apparaissent ses veines temporelles, irrémédiablement : [...] Sans que personne ne le sût, pas même le miroir, /il a versé quelques larmes humaines. /Il ne peut pas se douter qu’elles commémorent / toutes les choses que méritent des larmes (in « Le chiffre »).

La poésie est une voix : la vie vivante. Pas même cet homme au coin du mur rose, n’a pu se cacher derrière les murs en cristal du poème. Le poème n’a pas de remparts : c’est une révélation.

L’heure de l’épée :

Borges, Pinochet et Videla

Il aimait la musique de Pink Floyd, des Beatles, des Rolling Stones et de Brahms. Il adorait « Bepo », son chat. Tandis qu’il applaudissait le gouvernement qui a fait disparaître 30.000 personnes –après des tortures sataniques–, durant le coup d’État de 1976 en Argentine. Son chat dans les bras, Borges a publiquement revendiqué « cent ans de dictature militaire ».

« Personnellement, je l’ai remercié pour le coup d’État du 24 mars, qui a sauvé le pays de l’ignominie et je lui ai manifesté ma sympathie pour avoir bravé les responsabilités du gouvernement », a-t-il dit en mai de cette année. Il se rapportait à la réunion où il s’est entretenu avec le génocidaire Jorge Raphaël Videla, le premier président imposé de fait de cette étape ; il y avait assisté, hâtivement, avec Ernesto Sábato, qui a été, par la suite, défenseur des droits de l’homme : les rictus de la vie.

Le temps a fait son œuvre et en1980, avec ou sans le chat « Bepo », il a reçu les Mères et les Grand-mères de la Place de Mai, geste dans lequel –bien qu’elle le nie, discrètement– il y a eu une influence évidente de María Kodama. Alors il s’est montré ému, et même indigné contre les militaires assassins ; et voilà qu’il a réitéré cette conduite quand, déjà en démocratie, les auteurs des disparitions d’êtres humains ont été jugés : c’est seulement à ce moment-là, qu’il a voulu s’aviser des supplices et des morts subis par ses congénères, et a écrit une chronique pour l’agence EFE. Sa lucidité envers la fraternité s’était-elle enfin éveillée ? Pourvu que.

Mais les mots sont un lâcher d’oiseaux : impossible de les remonter quand ils volent au gré du vent. Sur combien de personnes ses premières déclarations ont-elles influé ? Combien de gens, sans une pensée propre, ont-ils répété les concepts du poète, seulement parce que « Borges l’a dit » ?

Il s’est promené entre labyrinthes, miroirs, livres de sable, ruines circulaires et bibliothèques de Babel. Très cultivé –c’est l’une des plus grandes gloires mondiales de la littérature– il a quitté cette planète le 14 juin 1986, toujours en attente du Nobel. La décoration que, orgueilleux, il avait reçue des mains couvertes de sang d’Augusto Pinochet, a été un écueil insurmontable pour le prix. Ce jour-là, il s’est réjoui avec son doctorat flambant neuf, Honoris Causa de l’Université du Chili, et a arboré l’heure de l’épée. L’heure de l’épée, le discours réactionnaire de Leopoldo Lugones, qui –avec ces mots– avalisait les semailles de mort des coups d’État futurs.

Borges fut Borges, ni plus ni moins, bien qu’il se soit lui-même défini comme anarchiste. À 17 ans, il était censé être communiste, avec interdiction d’entrer en Amérique du Nord. En réalité, il avait seulement eu un amour d’adolescent pour la Révolution Russe, sa source d’inspiration pour le recueil de poèmes « Les psaumes rouges » qu’il a détruit trois ans après. On a seulement publié les vers de la poésie qui donne le titre du livre, dans la revue « Grèce », dans un journal d’Espagne et dans un autre de Genève.

De son péché de jeunesse ne restent que cette trace et les cendres de tant de strophes incendiées.

En 1983, il a annoncé son suicide dans le journal La Nation, dans le récit « 25 Août 1983 ». Certes, il ne s’est pas supprimé ; et voilà qu’il a affirmé avoir joué avec les mots et avec l’opinion publique, à cause de sa lâcheté pour s’auto-immoler. Cherchait-il, par ces attitudes, la renommée et l’espace que son pays lui niait comme écrivain ? Était-il un exquis provocateur ?

Ludique, il m’a dit, dans une interview, que le sport qui lui plaisait le plus était le combat de coqs ; et, avec son ironie proverbiale, sous l’apparence d’ingénuité, il se demandait pourquoi dans le football 22 hommes courent derrière une balle, au lieu d’acheter 22 ballons.

Il se vantait d’avoir pris de la mescaline et de la cocaïne dans sa jeunesse. Mais cela n’a duré qu’un instant : sa drogue dure c’étaient les bonbons à la menthe, et sa dévotion, le colin bouilli.

Espiègle, il gardait des billets de 10, 50 et 100 dollars entre les livres de son Paradis : la bibliothèque. Bien qu’il n’ait cru en aucun dieu, avant de mourir, il a prié le « Notre Père », parce qu’ainsi l’avait décidé sa mère, beaucoup d’années auparavant. Madame Leonor Acevedo continuait de régir la destinée de son fils –« inutile » et « malheureux » –, obéissant jusqu’au dernier souffle qu’il a exhalé le 14 juin 1986.

« J’ai mal à une femme dans tout mon corps »

(Borges in « L’or des tigres »)

Son père l’a emmené dans une maison close de Genève, pour qu’il naquit « viril » ; et depuis lors, l’amour fut une frustration. Très ami d’Adolfo Bioy Casares, écrivain et vrai gentleman, éminente personnalité fort séductrice, Borges vivait à travers lui ce que la vie ne lui donnait pas : la passion d’une dame. Il se ressentait comme le vilain petit canard.
Le nom d’une femme a parcouru le monde dans les poèmes borgesiens : « Moi qui ai été tous les hommes, n’ai pas été celui dont l’étreinte faisait affaiblir Matilde Urbach ». Matilde n’a jamais existé : elle était le personnage d’un roman inconnu et de basse qualité, à qui il a donné une entité universelle par sa strophe.

La solitude peut être une toile d’araignée.

Elsa Astete Millán, sa première épouse, il l’a connue en 1931, lorsqu’il avait 32 ans. La relation fut terrible : sans amour, sans passion, sans intérêt d’aucun des deux à l’autre. Elle est tombée amoureuse de Ricardo Albarracín Sarmiento, a quitté le poète aveugle et amoureux des épées, et s’est mariée avec le nouveau candidat. C’est seulement après des décennies, qu’Elsa a raconté cet échec, sans beaucoup d’éloquence :

 « On n’a pas abouti », a-t-elle dit, à peine.
 « Seulement, je l’attendais », gémit le poète sur le ton d’une narration.

Pour mitiger l’attente, Borges est tombé amoureux d’Estela Canto –qui ne l’a jamais aimé–, de Silvina Bullrich, de María Esther Vásquez, et plus.

En 1965 –plus de trente ans sont passés– il rencontre Elsa.

Il était déjà presque aveugle, avait 68 ans et elle en avait 57. Sans que son agnosticisme ne lui importât, ils se sont mariés à l’église : par amour, tout pouvait se sacrifier. Au moins, il l’a cru.
Madame Leonor Acevedo l’avait influencé encore une fois :

 « Chaque nuit de sa vie, avant de se coucher, il regardait ta photo », a-t-il a dit à sa future bru.

Le mariage s’est terminé après trois ans, en 1970. Georgie s’est épuisé : sans mot dire, il est sorti de la maison conjugale et il n’est jamais revenu. Quelques mois après, tandis qu’il se promenait avec son neveu rue Florida à Buenos Aires, Elsa Astete Millán a croisé l’écrivain et l’a salué :

 « Qui est-ce ? », a demandé le poète, déjà totalement aveugle.
 « C’est Elsa, oncle », fut sa réponse.
 « Et c’est qui Elsa ? », redemanda Borges.

Il enterrait l’amour, l’amour ? Millán fut-elle la passion qui
lui fit écrire j’ai mal à une femme dans tout mon corps ? Tout fait penser que non, mais... Qui sait ?

Il a atteint la renommée au seuil de la vieillesse, bien qu’il ait commencé sa vie littéraire comme un surdoué. À sept ans, il avait écrit, en anglais, un résumé de la mythologie grecque ; à huit, le conte « La visière fatale », inspiré d’un épisode de Don Quichotte ; et à neuf, il a traduit de l’anglais « Le prince heureux » d’Oscar Wilde.

Son œuvre inclut des contes, essais et poésies. Il fut innovateur, ouvrant des sentiers. Il ne faut pas oublier que deux des grandes révolutions de la langue castillane, ont trouvé leur origine en Amérique brune : l’une a été celle de Rubén Darío et le modernisme ; l’autre, celle de Borges, à partir du changement qu’il a imposé à la narration. De plus, il a rédigé des scénarios pour le cinéma, des critiques littéraires et de préfaces ; il a écrit en collaboration avec d’autres écrivains, et a traduit des œuvres anglaises, françaises, allemandes, anglo-saxonnes et scandinaves antiques.

Il était comme Léonard de Vinci, très complexe et plein de nuances, avec une intelligence fascinante et une énorme imagination. Était-il comme le génie de Vinci ? C’est ainsi que María Kodama le voit. Très cultivée, femme de lettres et cerbère infatigable de l’œuvre du Maître, elle aimait autant « son visage de lapin » que le voir rire tel « un petit tigre au soleil ».

« Ulrica », comme il l’appelait –nom nordique qui veut dire « Petite ourse » –, a écouté pour la première fois un poème de son futur époux, lorsqu’elle avait cinq ans ; il l’a connue à 12 ans et la relation amoureuse a commencé à la fin des années 60, mais elle est devenue exclusive, depuis l’adieu à Elsa. « Petite ourse » fut aussi un grand support de l’activité littéraire et personnelle de Borges, elle l’a aidé dans la direction de sa collection « Bibliothèque personnelle » ; et ils ont écrit ensemble, en collaboration, « Brève anthologie anglo-saxonne » et « Atlas ».

Elle a été désinvolte, fraîche et spontanée avec le Maître : malgré sa jeunesse, elle réfutait les choses qui auraient pu être une insolence et qui, cependant, plaisaient à Georgie et l’amusaient. Et, ainsi, il s’en est réjouit : libre comme un animal dans la forêt, même si elle devenait prisonnière de sa liberté.

María fut les yeux à travers lesquels Borges a découvert des géographies, des aubes et des œuvres d’art pressenties mais interdites pour ses pupilles en pénombre. Aujourd’hui, le poète repose –par son choix– dans le cimetière de Plainpalais (Genève), où il avait eu sa première expérience sexuelle, dans cette maison close-là. Ça alors, quelle coïncidence !

Et tant d’amours frustrés, et tant de poèmes, et deux épouses, si différentes.

Elsa lui avait dit :

 « Georgie met ton quart d’heure à profit ; aujourd’hui tu es
très en vue, mais dans deux ou trois ans personne ne se souviendra de toi ».

María l’a accompagné jusqu’à la fin et aujourd’hui elle parcourt le monde, pour maintenir en vigueur et pour faire croître l’œuvre du poète. Et cela ne lui est probablement pas facile : il n’est pas simple d’avoir du talent et d’être la veuve d’un grand, dans un pays comme l’Argentine, où tant veulent s’approprier l’âme du Maître. L’a-t-il aimée ? Personne ne peut le savoir, le cœur de l’homme est insondable, même pour lui-même.

 « Je prononce maintenant son nom, María Kodama. / Tant de matins, tant de mers, tant de jardins d’Orient et d’Occident, tant de Virgile », lui a-t-il écrit, entre tant de poèmes. C’est comme l’œil de l’ouragan : du calme et du silence lorsque tout autour, tout tourbillonne a-t-il dit de sa femme.

« Et que personne ne craignait », est gravé sur la tombe de Jorge Luis Borges, un grand des lettres et un poète sans engagement avec la vie humaine. Assoiffé, ludique, incontinent verbal, brillant, désemparé, parfois enfant. Dans les jours qui ont précédé sa mort, il racontait à son épouse que sa grand-mère lui achetait des bonbons « toffie », ils devisaient de littérature et étudiaient l’Arabe.

A-t-il été un aveugle éclairé ou la lucidité aveuglée ? « Je dois justifier ce qui me blesse. /Peu importe mon bonheur ou mon malheur. /Je suis le poète » avait-il écrit.

Peut-être est-ce la meilleure sentence et la seule conclusion.

* Cristina Castello est une poète et journaliste argentine bilingue (espagnol-français) qui vit entre Paris et Buenos Aires.

http://www.cristinacastello.com

http://les-risques-du-journalisme.over-blog.com/

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