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LA RESISTANCE SANS ADJECTIFS

Publie le dimanche 3 juillet 2005 par Open-Publishing

de Pancho traduit de l’italien par karl&rosa

Alberto Cavaglion est l’auteur du livre "La resistenza spiegata a mia figlia" (La Résistance expliquée à ma fille, NdT), L’ancora del Mediterraneo editore (avril 2005), 120 pages, 8 euros. Un livre commandé par Einaudi (souvenez-vous de la maison d’édition partisane ?), qui, une fois écrit, l’a refusé, parce que le propriétaire d’Einaudi était devenu Mondadori (maison d’édition achetée par Berlusconi, NdT). Cavaglion est un historien de l’Institut d’Histoire de la Résistance de Turin. Il nous accorde cette interview dimanche 24 avril sur Radio Onda Rossa vers midi et demi, le jour même de son anniversaire et de celui de sa fille. On dit que celui qui naît en premier a une meilleure capacité de compréhension.

Pourquoi avez-vous ressenti l’exigence d’écrire ce livre qui affronte des problèmes compliqués pour un adulte, imaginez pour une adolescente ?

Justement parce que les vingt cinq avril de mon enfance, si beaux, si chauds et si pleins de souvenirs du danger évité, étaient en train de se vider de leur signification au fur et à mesure que je grandissais. Et donc j’ai cherché à en comprendre la raison. J’ai essayé d’affronter ces thèmes très compliqués dans un langage simple, sans les banaliser et sans me plier à l’utilisation instrumentale et politique de ces évènements. L’histoire a des exigences différentes de celles de la politique.

Ce livre a des dessous inquiétants. Un refus. Pouvez-vous nous raconter ce qui s’est passé ?

C’est un livre incommode. Je ne suis pas un historien aligné. Le livre est arrivé à la veille d’être publié, mais ensuite Einaudi l’a refusé.

Vous répétez dans le livre le besoin de repenser la mémoire de la Résistance parce qu’elle a été embaumée et qu’un énorme effet de saturation s’est créé. En quel sens cet effet est-il advenu et comment peut-on faire pour soustraire la Résistance à cette restriction ?

Au cours des années 60 et 70, la mémoire de la Résistance a été ossifiée, elle s’est enroulée sur elle-même, l’historiographie n’a pas fait de grands bonds en avant et s’est créé un énorme effet de saturation que chacun d’entre nous voit dans des manifestations politiques et culturelles. Il y a devant nous un écart générationnel énorme. Un public de jeunes manque complètement. Evidemment, pendant les années passées, on a commis quelques erreurs dans les écoles. La Résistance ne doit pas avoir d’adjectif qualitatif. Un peu d’autocritique ne ferait pas de mal. Par exemple, il est très difficile d’expliquer aujourd’hui à un jeune un choix de guerre inconditionnellement si propre et si noble.

Dans votre livre, vous vous dressez plusieurs fois contre les instrumentalisation de la Résistance au cours des années soixante-dix. Les années soixante-dix sont aussi la période où vous dites avoir commencé à vous abstenir des manifestations publiques. Pouvons-nous approfondir ce discours ? Pourquoi ne peut- on pas comparer la lutte armée des années soixante-dix à la Résistance ?

Je suis devenu un adulte dans les années 70. A cette époque-là, le lien entre la violence et la guerre partisane, même dans des livres sérieux sur la Résistance, était normal. Mais c’est une comparaison qui n’a pas de sens : on donnait pour escompté que le climat était le même. Parce que les partisans entrent dans la lutte armée dans un contexte de guerre globale, après que l’Italie avait été en guerre pendant trois ans. Comparer le contexte social et politique de ’43 aux années ’70 me semble un non-sens historiographique grand comme une maison.

"Mario et le magicien" de Thomas Mann devient la parabole de l’enchantement fasciste. En ce sens la fête de la libération deviendrait la fête du désenchantement.

Je tiens beaucoup à ce récit de Mann. C’était la première chose qu’Einaudi voulait me faire couper : rien que parce que le protagoniste (métaphore de Mussolini) est le "chevalier oignon". Le récit est très beau : c’est une parabole extraordinaire sur comment on peut être la victime d’un "enchantement" et rester soumis tant d’années sans se révolter. La littérature aide l’histoire à défaire certains nœuds.

Parlons de la définition que vous donnez de la Résistance : "guerre par bandes" et non de peuple. La Résistance est donc l’œuvre d’une minorité même fragmentée, désordonnée et anarchique.

La partie la plus belle de la Résistance est dans sa non organicité et excentricité, elle est faite de personnages hors des schémas. La Résistance ne se range pas dans des schémas prédéterminés. Cela démontre l’action d’une minorité lucide qui dévoilait des vertus qu’on pensait assoupies après vingt ans de dictature. C’est une citation que Meneghello reprend de Mazzini. Agrandir la Résistance et en faire une guerre de peuple a été une erreur, il faut essayer de redécouvrir ce caractère de minorité qui fait sa force.

Le caractère proche du Risorgimento de la Résistance et la redécouverte de la politique...

Sous plusieurs aspects, le lexique des partisans faisait référence au Risorgimento. Il suffit de penser aux Brigades Garibaldi.

Entrer à l’intérieur des raisons de l’histoire veut dire attribuer à tous les personnages protagonistes la même dignité historique, même à ceux qui militèrent dans la partie adverse. Pouvez-vous argumenter cette affirmation ?

C’est la partie la plus controversée. Je trouve franchement grotesque toute revendication de type économique et juridique des soldats de la République Sociale Italienne aujourd’hui, la loi demandée à haute voix. Je la trouve absolument ridicule sur le plan historiographique. Revendiquer dignité historique pour tous les protagonistes me semble le minimum qu’on puisse faire soixante ans après. On ne peut pas parler de la partie adverse comme d’une caricature (voire : les âmes mortes). Ainsi l’histoire ne peut pas progresser : on ne doit pas donner une prime aux bons ou une punition aux méchants.

Le 8 septembre est considéré comme la date de partage d’où débute l’antifascisme, mais aussi le fascisme. D’une telle façon, dites-vous justement, on efface les vingt ans de fascisme. La Résistance est le produit d’un antifascisme nouveau et différent contre un fascisme nouveau et différent (celui de la RSI). Les cas de continuité entre le vieux et le nouvel antifascisme sont rares. Mais alors, la défaite de Salo’ a-t-elle été la défaite de tout le fascisme ?

Il s’agit là d’une erreur de perspective. Nous devons nous demander contre quel fascisme on se bat après le 8 septembre ’43 et contre quel fascisme on se bat auparavant. Le fascisme avait gouverné avec un grand consensus pendant vingt ans. Il faut avant tout rendre honneur à ceux qui ont compris à temps et qui ont payé par la prison et l’exil : à l’antifascisme. Le nouveau fascisme est défait militairement. Le vieux fascisme persiste après le 25 avril ’45. Les partisans, qui avaient une conscience politique plus robuste, se rendent compte que tout de suite après la Libération les vieilles maladies congénitales de la culture italienne revenaient en première position, en générant la politique qui suivit. Nous tendons souvent à attribuer à la Résistance des mérites qu’elle ne peut pas avoir. La Résistance nous a donné un point de départ extraordinaire.

La guerre partisane ne naît pas guerre civile mais elle le devient. Voulez-vous nous expliquer mieux ce concept ?

Pavone donna cette définition dans son livre (La guerre civile - Seuil - 01/2005), c’est-à-dire "guerre civile", qui me semble, pour certains aspects, acceptable et, pour d’autres, discutable. Pour simplifier, il y a des guerres qui naissent civiles et des guerres qui le deviennent. Avant le 8 septembre ’43, les Italiens étaient unis. Dans certaines zones de l’Italie la guerre avait été civile déjà vingt ans auparavant avec l’avènement du fascisme : en Emilie, par exemple. Et ensuite, il y a une guerre à l’intérieur des Italiens eux-mêmes. Vittorio Foa dit que c’était une "guerre civile" que les Italiens combattaient à l’intérieur d’eux-mêmes. La Résistance n’a pas été une révolution. La révolution est pensée dans l’exil : on ne pouvait pas imaginer la grave maladie morale où le pays était tombé.

Vous tendez à penser la Résistance comme une révolution révélation.

C’est une expression qui me plaît beaucoup. Elle est de Gobetti, mais elle se référait à la naissance du fascisme en tant que révélation des vieux maux de la culture italienne. Je pense que dans l’histoire d’Italie il n’y a pas seulement des révélations de maux ou de choses négatives, mais aussi de qualités positives comme la fermeté, la constance, la cohérence, la détermination d’aller au fond des choses. Comme le disait Agosti : "il arrive une fois par siècle que quelque chose de sérieux et de propre se passe en Italie ". Et c’est là la révélation de qualités que nous ne croyions pas exister.

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