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La révolution Einstein : entretien avec Michel Paty

Publie le mercredi 19 janvier 2005 par Open-Publishing

Entretien. Michel Paty évoque l’année 1905 au cours de laquelle un physicien inconnu jette les bases de la nouvelle conception de la réalité.

Entretien réalisé par Lucien Degoy

Michel Paty est physicien et directeur de recherche émérite au CNRS, actuellement professeur invité à l’université de São Paulo (Brésil). Il est l’auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation de la physique, de philosophie et d’histoire des sciences (1).

« Année miraculeuse », dit-on pour évoquer cette année 1905 au cours de laquelle Einstein entre dans l’histoire, à l’âge de vingt-six ans. Il n’est alors pourtant qu’un employé de bureau, inconnu des savants et a fortiori du grand public ?

Michel Paty. « Annus mirabilis » : il serait préférable de dire année admirable plutôt qu’année miraculeuse. Einstein était rationaliste : mieux vaut laïciser l’expression ! Lorsqu’il publie, en effet, dans l’une des meilleures revues scientifiques de l’époque, les articles qui feront date, Einstein est employé à l’office des patentes de Berne en Suisse. Mais il a la formation d’un chercheur, acquise à l’École polytechnique de Zurich, et il soutient cette année-là sa thèse de physique. Depuis quatre ans, il se heurte à l’impossibilité de trouver un poste en université, peut-être (bien qu’il ne l’ait jamais dit) en raison d’un numerus clausus imposé aux juifs dans les universités de l’empire allemand.

Ses contemporains remarquent-ils tout de suite l’importance de ces publications ?

Michel Paty. On y prête attention, mais pas de façon spectaculaire. C’est beaucoup plus tard qu’Einstein deviendra aux yeux du grand public « le plus grand savant de ce siècle », comme titreront les journaux. Au lendemain de la séance fameuse du 6 novembre 1919 de l’Académie royale de Londres, où Arthur Eddington, astronome britannique de renom (et pacifiste comme lui), présente les résultats d’une observation effectuée lors d’une éclipse totale du Soleil visible au Brésil et en Afrique. Cette observation confirme la théorie de la relativité générale qu’Einstein a publiée à la fin de l’année 1915. Les position apparentes des étoiles voisines du Soleil à cet endroit du ciel sont déplacées comme le prévoit la théorie : l’espace est « courbe » au voisinage du Soleil, c’est-à-dire que la lumière ne suit pas un chemin rectiligne lorsqu’elle se trouve à proximité d’une grande masse, que sa course est déviée. C’est la première grande vérification de la relativité générale. Mais, quatorze ans plus tôt, on n’en était pas là.

Pourtant les découvertes de l’année 1905 sont exceptionnelles ?

Michel Paty. Tout à fait. Einstein intervient de façon décisive en apportant des solutions originales à trois des problèmes les plus difficiles et les plus discutés par les physiciens de cette époque. En premier lieu, sur la thermodynamique (2) et la question de la constitution atomique de la matière. Einstein reformule un aspect de la théorie thermodynamique, celui qui s’occupe du lien entre les propriétés d’un gaz et le mouvement de ses particules constitutives, exprimé à l’aide de probabilités. Il donne à la probabilité mathématique un sens physique et en tire une relation de fluctuation entre des grandeurs. Il applique cette idée au mouvement brownien (visible au microscope) provoqué par le mouvement moléculaire sous-jacent (invisible), et cette relation de fluctuation est peu de temps après vérifiée par le physicien français Jean Perrin : ce qui démontre pour la première fois que la matière est effectivement constituée d’atomes (on peut ainsi, en effet, les compter et les mesurer).

Deuxième grand problème : le rayonnement électromagnétique, la lumière. On pensait à l’époque que ce rayonnement se propage comme une onde dont l’énergie est distribuée de manière continue. Einstein l’étudie au niveau atomique par la thermodynamique et montre que cette énergie doit au contraire être discontinue. C’est là le point de départ fondateur de la physique quantique qui s’occupera des propriétés des atomes et des particules élémentaires. Enfin, la troisième contribution, la théorie de la relativité restreinte.

L’expression est fort connue, mais son contenu moins... Qu’entendre notamment par « relatif » et « restreint » ?

Michel Paty. D’abord, « restreint ». En 1905, Einstein démontre la relativité des phénomènes électromagnétiques ou optiques par rapport au mouvement uniforme (ce mouvement ne modifie pas les propriétés et les lois de ces phénomènes). Dix ans plus tard, il formulera une théorie où l’on considère de manière semblable tous les types de mouvements accélérés : la relativité est généralisée à tous les mouvements. Ensuite, « relativité ». On connaissait depuis Galilée la relativité du mouvement pour la mécanique des corps (en particulier l’équivalence du mouvement uniforme et du repos). Mais on ne pensait pas qu’elle puisse être également valable pour les propriétés optiques et électromagnétiques des corps : la théorie ondulatoire de la lumière (de Fresnel) et la théorie électromagnétique (de Maxwell) faisaient appel à un milieu, l’éther, en repos absolu, ce qui devrait privilégier le repos par rapport au mouvement. Et pourtant on n’avait jamais pu mettre en évidence par l’observation une différence entre le repos et le mouvement pour ces phénomènes. Einstein eut l’idée que la - relativité est un principe d’invariance de la nature, s’appliquant aussi aux lois de l’optique et de l’électromagnétisme. Il transforma la théorie électromagnétique de façon qu’elle obéisse au principe de relativité. Pour y parvenir, il fut conduit à modifier le concept de vitesse, et donc les concepts d’espace et de temps. Au lieu de considérer ces derniers comme des grandeurs seulement mathématiques, il leur donna une signification physique : les rapports d’espace et de temps dans les mouvements doivent obéir eux-mêmes au principe de relativité pour que les lois physiques soient invariantes par rapport au mouvement. Cela liait étroitement l’espace et le temps entre eux, dansne même grandeur, l’« espace-temps ».

Quels ont été les effets de ces théories dans le développement des connaissances et des techniques au cours du XXe siècle ?

Michel Paty. Hormis la mécanique des corps ordinaires qui reste en accord avec la théorie newtonienne classique, les autres domaines de la physique en ont été bouleversés : physique des milieux continus, solides, élastiques ou fluides, physique atomique, et ensuite physique nucléaire et subatomique, qui font appel à la théorie quantique et à la relativité restreinte. La plupart des développements techniques modernes, qui ont transformé notre cadre de vie, leur sont redevables. Quant à la relativité générale, elle permet de comprendre les objets célestes nouveaux que sont les quasars, les trous noirs, et d’autres, découverts à partir des années soixante et soixante-dix. Avec elle, il devient légitime de prendre l’univers entier pour objet de science : cette dernière, la cosmologie, découvre ensuite que l’univers n’est pas statique mais en expansion dans l’espace, et en évolution au cours du temps.

Entretien réalisé par

Lucien Degoy

(1) Notamment la Physique

du XXIe siècle, EDP Sciences 2001, et Einstein philosophe PUF, 1993.

(2) Étude des propriétés des corps en fonction de la température et de la pression.

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