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Le passé refoulé, le futur qui manque

Publie le samedi 23 avril 2005 par Open-Publishing
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De Paolo Persichetti traduit de l’italien par karl&rosa

Les évènements de la lutte armée en Italie pèsent sur le présent aussi parce qu’on n’a jamais voulu procéder à une confrontation sur les raisons qui en furent à l’origine. Et les épigones ont pu profiter de ce refoulement.

La soirée du 24 août 2002 était une chaude soirée d’été et l’Italie avait un besoin urgent de récupérer un de ces maudits jeunes des années rebelles pour l’offrir en pâture à l’opinion publique. Une grossière imposture, excogitée avec l’intention de fournir l’imagé truquée d’un brillant succès opérationnel après l’attentat mortel contre Marco Biagi, tué quelques mois auparavant par un petit groupe qui avait exhumé à nouveau du musée de l’histoire un des derniers sigles de la lutte armée.

Un pays, distrait et ennuyé, même futile, conquis par l’avidité de l’oubli, apeuré devant la possibilité de savoir, avait été secoué par le vacarme de ces coups soudains. Irrité par ce brusque réveil, il avait fouillé furieusement dans un passé désormais inconnu. Il cherchait dans des espaces et des temps lointains les responsables de ces coups sans racines. Il attribuait au passé ce qui était une imitation surréelle, fille du présent. Il cherchait dans les figures d’hier des coupables pour l’aujourd’hui. Ce fut ainsi qu’à l’aube du jour suivant je fus échangé dans le tunnel du Mont blanc.

Métaphore d’un accord souterrain, signé hors de toute transparence, conclu dans le ventre de la terre, loin de la lumière du soleil, distant de la lueur du jour, après une folle course dans la nuit. Cette livraison furtive cachait une violation flagrante de la légalité internationale : une personne ne peut pas être extradée pour des faits postérieurs à ceux qui sont indiqués dans le décret, en l’absence d’une nouvelle demande et après vérification de son bien fondé. Pour avaliser le théorème de la centrale française, les autorités ont agi en contournant toutes les obligations prévues par la convention européenne sur les extraditions.

Les passés révolutionnaires ont de la peine à devenir histoire, en gisant dans le limbe du refoulement ils voient périodiquement s’éclore les portes de l’enfer, qui happe des lambeaux de vie, entraîne des existences suspendues. Des legs, des résidus d’époques finies qui restent l’otage de l’utilisation politique de la mémoire. Il ne s’agit pas d’un passé qui revient mais d’un futur qui manque. La concomitance avec l’anniversaire du 11 septembre rappelait combien la musique dans le monde était changée. Le temps était désormais venu pour un fort rappel à l’ordre, à la réaffirmation de l’autorité, au respect absolu de la loi, au rétablissement de la certitude de la peine.

Dans un article de Barbara Spinelli, intitulé "Les assassins reviennent à la mode", on me faisait de sérieux reproches parce que les prisonniers et les réfugiés ne s’étaient jamais publiquement repentis. Quelques semaines plus tard, dans le silence de cimetière d’une cellule d’isolement, une lettre anonyme reprenait l’argument en me conseillant de collaborer avec la justice, si je voulais sortir de cette sentine de la terre. Une demande surréelle qui, onze ans après, cherchait encore les preuves du verdict prononcé en Cour d’appel.

A la fin d’une longue procédure bureaucratique, même le magistrat de surveillance n’a pas autorisé les permis de sortie parce que "il ne semble pas qu’il ait publiquement assumé des positions de dissociation de la lutte armée, d’autant plus nécessaire à cause de la grave recrudescence du phénomène terroriste ouvertement inspiré de l’idéologie des Brigades Rouges". Une demande irrecevable parce qu’elle constituerait une reddition face à des traitements différentiels et rapportant des primes, qui ont compromis le principe d’égalité vis-à-vis de la loi et transformé l’enquête, le procès et la prison, de sièges de vérification et de recherche de la preuve ou de déroulement de la peine en des marchés d’indulgences, des foire de l’échange politique, des lieux où on reçoit un peu de futur en échange de son propre passé.

Jeremy Bentham disait a ce sujet que "la sphère de la récompense est le dernier asile où se retranche le pouvoir arbitraire". L’extinction des différents groupes dans lesquels s’étaient divisées les Brigades Rouges des années ’80 date de la fin de cette décennie. Une discontinuité politique nette fut sanctionnée par les militants de l’époque. Le groupe étriqué qui n’est apparu que plus tard, aux années ’90, sous le sigle Ncc, est né avec une intention polémique évidente vis-à-vis des réfugiés et des prisonniers qui pendant les derniers grands procès des années ’87- ’89 ont sanctionné la fin du cycle politique de la lutte armée.

Toute confusion avec les époques précédentes est donc injustifiée et instrumentale. Il n’y a aucune ambiguïté. Ceux qui soutiennent le contraire dans la classe politique, dans le gouvernements ou parmi les appareils d’investigation et judiciaires, offrent seulement la preuve d’une osmose culturelle surprenante, d’une redoutable symétrie d’attitude avec les auteurs des attentats D’Antona et Biagi. Lesquels ont tout intérêt à refouler les parcours politiques suivis par les ex-militants de la lutte armée dans la décennie ’90.

La dissociation est exactement le contraire d’une disposition de l’âme, d’une inspiration de la conscience, d’un sursaut de l’esprit qui soutiendrait de nobles parcours de détachement intérieur, absolument libres et désintéressés, mais plutôt un modèle typique d’autocritique des autres, qui tire un avantage de l’exportation de ses propres responsabilités. Paradoxalement, la durée de la lutte armée, de la quelle la dissociation prétend cyniquement se détacher, est le présupposé de sa force contractuelle. Quelque chose d’absolument opposé au déroulement politique du phénomène lui-même, au fait qu’il atterrit ailleurs, au fait qu’il va au-delà, à travers un trajet absolument autonome, soustrait à quelle forme de connivence ou de complaisance que ce soit avec le pouvoir, comme c’est arrivé à la fin des années ’80.

Le fait d’exhumer à nouveau ce vieil outil de l’émergence, ramène instrumentalement les parcours politiques réalisés en arrière de plusieurs décennies. Une caricature archéologique qui s’explique par l’intention méchante de construire un lien moral, en l’absence du lien matériel, entre les militants des années ’70-’80 et les épisodes de 1999 et 2002. La responsabilité vient assumer ainsi une singulière dimension transitive, utile pour repousser la crainte de devoir reconnaître que ces nouveaux coups d’arme à feu sont aussi la responsabilité de ceux qui ont bercé le pays dans le refoulement, de ceux qui ont théorisé et encensé cet oubli, de ceux qui ont évité ainsi des demandes embarrassantes.

Le refus obstiné de l’amnistie, en gardant les insurgés symboliquement exclus dans les enceintes carcérales ou dans les limbes disciplinaires d’existences semi pénitentiaires, a congelé le temps, cristallisé les époques et tenté d’empêcher à ce savoir incarcéré, à ces expériences sous clef ou exilées, de faire valoir les raisons de l’impossibilité de se reproduire des modèles de lutte armée révolus. Pas des anathèmes moraux mais des évaluations politiques autonomes audibles par les composantes sociales antisystème. Tout cela a manqué.

L’Italie est restée fidèlement ancrée aux politiques de l’urgence, à l’état d’exception, aux modèles de l’abjuration qui ont facilité la réimplantation de la contrainte à répéter. L’exil et la prison ont altéré la conscience du temps, en renforçant dans la société la tentation de considérer immuable ce qui a été refoulé. Les années passées, les prisonniers et les réfugiés, du moins à cause de cette sagesse qui naît du malaise de ceux qui doivent se confronter avec des circonstances défavorables, ont dû se mesurer avec la défaite en en explorant les aspects les plus cachés, en la vivant sur leurs propres trajets existentiels, entre des exils sans asile et des châtiments.

A l’anathème ils ont opposé la réflexion. Ils auraient pu se barricader dans les tours en ciment blindé des prisons, trouver du réconfort dans l’isolement pénitencier qui leur était destiné, se retrancher dans la douleur pour les victimes de leur propre partie, se sentir l’emblème sacrificiel d’un martyre métahistorique, vivre d’une nostalgie mortifère qui, comme l’écrit Milan Kundera "n’intensifie pas l’activité de la mémoire, n’éveille pas des souvenirs, se suffit à elle-même, à sa propre émotion, en étant absorbée par la souffrance". Au contraire, ils ont refusé tout cela. Ils ne se sont pas soustraits à une réalité changée qui rendait obsolètes leur choix passés. Ils ont essayé, malgré les murs et les barreaux, d’aller outre. Ils se sont évadés de leur peine, se sont enfuis des geôliers restés à ne surveiller que les fantômes d’une société retardée, encore trempée de rancœur contre les images vides d’icônes à haïr.

Les "vainqueurs", ou ce qui en est resté, qu’ont-ils fait ? Gisant dessus et puis bouleversés par les dispositifs mêmes conçus pour défaire les insurgés, ils n’ont pas su mener à terme la moindre élaboration collective de deuil. On reproche à des individus d’avoir éludé un sens de culpabilité discutable alors que la société italienne toute entière a été conquise par le refoulement. Ce qui, pour les prisonniers et les réfugiés, mais aussi pour des secteurs de la société civile, est désormais de l’histoire, matière à exploration et à enquêtes serrées à discuter avec les froides techniques des sciences sociales, reste, pour la presque totalité des milieux politiques et de la magistrature, une blessure ouverte, une plaie vive qui ne peut et ne doit pas cicatriser.

Au travail historique qui va en profondeur s’oppose la vénération d’une mémoire transfigurée en culte d’une douleur qui ne peut se résorber. Au travail douloureux et conflictuel d’incorporation du passé, se substitue une attitude de refus qui en fait une tranchée sur laquelle se replier. L’élaboration du deuil devient de cette manière, selon une tradition consolidée propre à l’inquisition, un instrument d’ assainissement des consciences qui ajoute à la sanction sur les corps la correction des esprits. S’affirme de cette façon un récit pénitentiel de l’histoire, marqué par totems et tabous, mythes fondateurs et comportements diabolisés.

La complexité sociale des évènements se réduit à une grossière opposition entre le bien et le mal, la décennie des mouvements et des conflits devient histoire de délits. Les faits perdent toute dimension sociale pour n’acquérir qu’une importance pénale tandis que le militantisme est confondu avec la déviance. Comme dans un parfait exorcisme, les années 70 deviennent le bouc émissaire du vingtième siècle italien, le chapitre qui manque au livre noir du communisme.

Toutes comptes faits, réfléchir sur ce passé qui ne passe pas en cherchant à ne pas le maintenir comme une ancre, un poids, du lest mais à le dissoudre dans le présent s’est avéré un inutile travail de Sisyphe. Un effort vain et mal vu, cause de préjugé et de soupçon car il n’est ni récupérable ni intégrable à travers des logiques de récompense et de dissociation mais, ce qui est pire, objet d’une véritable méconnaissance, fait nul et non avenu, circonstance annulée, page devenue blanche.

http://bellaciao.org/it/article.php3?id_article=8409

Messages

  • info libraire....est sorti un livre en france du sociologue Paolo parsichetti....j’ai l’ai troiuvé dans les librairies. du quartier ..c’est très interessant....lucide analitique impartiel malgré...sa situation de supporter des injustices. :.garantie aussi par .les bonnes éditions TEXTIER PARIS 2005...c’est à lire ....sans penser à l’auteur.(comme nous avons fait...)...ou à des possibles préjugées....pour comprendre la réalité italienne et pas seulement....c’est bien écrit traduit et très intéressant...à lire ...aussi pour comprendre.que l’état d’exception italien (et compris L’europe monde à venir si nous ne sommes pas capables de ré/sister...°)ce TEXTE , n’est pas une propagande politicienne gauchiste etc.,de... fous extremistes ...etcetc...mais seulement un bon texte historique,politique sociologique et philosophique....invitation à la lecture , et bonne réflexion...pour comprendre...Cette démocratie neo libérale masquée par étrange dictature de totalitarisme tranquilee...un lecteur quelconque...parisien...amant de la vraie justice et de la démocratie sociale...