Accueil > Le prince qui ne voulait pas être roi

Le prince qui ne voulait pas être roi

Publie le mardi 21 avril 2009 par Open-Publishing

Ferran Sales, qui était correspondant du journal espagnol EL PAIS au Maghreb pendant six ans, décrit les ambigüités de l’histoire récente du royaume marocain et dissectionne la vie de Mohamed VI, frappé d’une fièvre voyageuse pas toujours comprise par la classe politique de son pays.

Le Maroc a changé dans les dix dernières années. C’est vrai que l’aéroport de Casablanca continue à s’appeler Aéroport de Mohamed V et se trouve toujours à Nouasseur, à un peu moins de 70 kilomètres de la capitale, mais dans cette dernière décade, il a grandi jusqu’à devenir un peu moins qu’un monstre capable d’engloutir une moyenne de 190 avions et quelques 20.000 passagers par jour. Pour aller de cet aéroport jusqu’à Rabat, personne ne pense à l’idée de voyager comme une sardine dans une boîte à l’intérieur d’un grand taxi avec autres sept passagers, comme l’on faisait autrefois, tout le monde préfère le faire confortablement dans un train à vitesse moyenne, avec l’espoir que bientôt pourra se glisser comme un éclair pour atteindre la vitesse de 320 km/h.

Le vertige.

Cela c’est juste pour commencer parce que, peu à peu, plus l’Aouita avance (ce train a été baptisé en 1985 avec le nom du coureur Said Aouita, une gloire nationale médaillé en or lors des Olympiades de 1984 à Los Angeles) sur la plaine vers la capitale, longeant les banlieues, on peut s’apercevoir que, même si les bidonvilles persistent, ceux-ci ont arrêté d’utiliser des sacs de plastique noirs comme antennes de télévision et que la technologie domestique d’un misérable prix, chose courante autrefois, a été changé par d’énormes antennes paraboliques rondes et propres comme les yeux de ses habitants. (…) Cette prospérité économique, accompagnée d’une certaine détente politique provoquée par le rechange générationnel, a permis la rupture des tabous et généré une sensation d’euforie. L’ivresse est en train d’altérer l’ordre de beaucoup de choses.

Un exemple : Le Prince des Croyants, la monarchie marocaine et son élite. Ce livre, le plus interdit et persécuté à l’époque de Hassan II, a fini par devenir papier mouillé. En un lapse de temps de dix ans, l’œuvre du sociologue et politologue noraméricain John Waterbury, éduqué dans les universités de Princeton et Columbia, autrefois presque cachée dans les bibliotèques sélectes de l’élite francophone, fut jetée dans la poubelle. La thèse de Waterbury, publiée en 1970 et dans laquelle il jetait les lumièresue sur les clés secrètes qui gérait le Makhzen (gouvernement des élites soudés autour du palais ou du roi) et expliquait la façon de gouverner du roi du Maroc, fut traduit à l’arabe au Liban en 1982, de façon presque clandestine, en gardant scrupuleusement en silence le nom de ses deux traducteurs par crainte aux représailles et vengeances du monarque.

Le prince des croyants entamait ainsi un voyage dans l’obscurité, de laquelle il est soudain sorti à la surface en 2005, lorsque Rabat donna feu vert à una traduction officielle, les noms des traducteurs en première page, présentation publique à l’Université Mohamed V, dans un auditoire bourré de public, et rangèrent des montagnes de tomes dans les vitrines des librairies de l’Avenue de Mohamed V, cette ligne verte qui sépare le Parlement de la terrasse d’une caféteria de l’hôtel Balima. Aujourd’hui, les clés secrètes du Prince des Croyants semblent être devenues obsolètes, le livre épuisé, il n’y a plus de nouvelles publications, et il est devenu une pièce de musée (…)

(…) J’aurais aimé demander à Waterbury si ce tourbillon de changement qui connaît le Maroc a commencé à toucher aux coutumes auxquels le roi nous a habitués. (…) Qu’est-ce qu’il peut arriver à un pays comme le Maroc si le roi arrête de dormir chez lui et qu’il le fasse presque tous les soirs dans un lit différent, en créant ainsi une sensation de désorientation aussi grande que l’on ne sait plus s’il est sorti en voyage officiel ou si ce qui était un voyage officiel est, soudain, devenu un périple privé ?

(…) Qu’est-ce qui arrive dans un pays lorsque le roi essaie par tous les moyens d’arrêter d’être roi et s’acharne à redevenir prince héritier ? Je sais que cette question est absurde parce que Waterbury, même s’il n’a pas encore atteint l’âge de 60 ans, a déjà confessé, il y a quelque temps, que la vertigineuse dynamique du royaume alaouite l’a laissé épuisé, tellement qu’il est conscient "qu’il faut une personne beaucoup plus jeune et énergique pour capter les nouvelles réalités".

Mohamed VI, depuis son accès au pouvoir en 1999, a fait entre 80 et 100 déplacements. Une grande partie de ces voyages entamées avec des missions de chef d’état sont devenus, peu après leurs début, des voyages privés, ce qui implique négliger quelques obligations en tant que gouvernant, annulation de rendez-vous et intervieuws incluse. Ses voyages sont devenus si nombreux et si longs que les pages des journaux l’ont baptisé du surnom du "roi nomade" même si d’autres préfèrent utiliser le conturnement et dire simplement, avec un certain air d’ironie que "le souverain est hors de couverture". Son téléphone portable ne répond pas. Introuvable.

(…) Les disparitions et absences de Mohamed VI continuent à se répéter. Les premiers symptômes laissées par les véleités "cavalistes" du roi furent détectées peu après son arrivée au pouvoir. Au printemps 2000, dans le cadre d’une visite officielle à Madrid, le roi annonce qu’il n’assistera pas à un dîner officiel parce que, selon lui, il est fatigué. L’anécdote reprise par la journaliste Pilar Urbano dans son livre sur la reine Sofia contient déjà une inquiétante apostille : " Cependant, la même nuit, le monarque alaouite, organisa une fête dans le Palais du Pardo avec ses amis". Cette grossièreté envers le roi Juan Carlos fut l’annonce d’une série d’impostures dirigées, entre autres, au président José Luis Rodriguez Zapatero, au président français Nicolas Sarkozy ou à la secrétaire d’Etat américaine Condoleeza Rice. Il y a eu aussi de séances de cavale en 2003 à Kuala Lumpur, où le souverain assista à un sommet de Chefs d’Etats des Pays Non-alignés, mais, avant la fin des réunions, il a préféré abandonner le forum pour faire des courses ou se promener dans les rues touristiques de la capitale, comme il a fait à Alger lorsque, après une visite officielle pour rencontrer le président Abdelaziz Bouteflika, décida de prolonger de cinq jours son séjours dans la capitale algérienne. Ses destinations favorites, par ordre, sont : la France, l’Asie ou l’Amérique Latine.

En 2004, son voyage en Amérique Centrale et en Amérique du Sud dura plus d’un mois et demi et, en principe, avait un caractère officiel. Il était programmé de visiter le Méxique, Perou, Chili, l’Argentine et le Brésil, mais, d’une façon inattendue et preque au point de rentrer chez lui, il fut marche arrière et prolongea son périple à Saint Domingue, où il traîna avec lui une cour de presque 300 personnes, pour lesquelles il a fallu louer, au fur et à mesure, plusieurs douzaines de chalets dans la partie est de l’île. Idem, un an plus tard, en 2005, à l’occasion d’un voyage officiel au Sénégal pour assister à une séance de travail de l’Organisation de la Conférence Islamique qu’il a prolongé au-delà du programme.

(…) D’autres cavales. En 2008, Mohamed VI fit quatre voyages de congé, l’un d’eux a dépassé les 45 jours, ce qui lui a permis de parcourir à nouveau la Thaïlande, le Vietnam, la France et le Brésil. Cette même année, il est resté trois semaines aux Etats-Unis, sans que les services de protocole soient capables d’établir s’il s’agissait d’un séjour officiel ou particulier. En été, il est parti se reposer dans le petit port de pêche de M’diq, près de Tétouane, dans la côte méditérranéenne, devenue, grâce à sa présence, réfuge de la jet-set internationale.

Tout cela sans compter les allées et retours à Paris, où sa mère Latifa passe une grande partie de son temps ou à la station de Couchervel où il a acheté une maison près des pistes de ski, ce qui lui permet d’avoir le prince Walid Ben Talal comme voisin et où il peut dancer à sa guise les dernières versions de cette musique infernale dans laquelle se mélange le hip-hop avec le rythm and blues.

"Où est-ce que vous croyez que le roi a dormi cette nuit ?", c’était ma question à Mohamed Ziane, dans cette matinée froide et tristounette de Rabat, qui fut ministre des droits humains dans les années 1990 au gouvernement d’Abdelatif Filali, poste auquel il renonça pour devenir ainsi le premier ministre dans l’histoire du Maroc capable de démissionner par désaccord avec la politique du Cabinet. "Le roi ?" Ecoutez, tout ce que je peux vous dire c’est que le roi sort beaucoup, continuellement, mais il ne reçoit pas. Il ne reçoit personne. C’est un homme, par exemple, qui ne dialogue pas avec l’opposition, qui ne fait des intervieuws avec personne. Mohamed VI est un homme d’état, à l’instar de son père.. Vous imaginez ? Pensez une minute à la capacité d’un homme comme Hassan II qui coïncida avec Hitler, Mussolini, Salazar ou Franco. Non. Je ne dis pas que le roi actuel ne soit pas intelligent, ni astucieux, par contre je vous dis que, lorsqu’il était prince, il n’a jamais démontré une ambition de pouvoir ou de régner et il s’est entouré de techniciens, sans vision et sans ce brin de follie nécessaire dans tout projet politique ; il a une équipe de boursiers, dirigé par un homme ennuyeux, qui ennuie tout le monde et qui, en plus, a eu l’audace de conspirer pour condamner son père. Mais je vous demanderai encore plus : Comment un pays peut se passer d’avoir des institutions bonnes à rien ? Rien".

Mohamed Ziane, au fond, se sent abandonné, de la même façon qu’une grande partie de la classe politique marocaine se sent désamparée. Personne n’arrive à comprendre comment le roi est capable de déserter de ses fonctions, en laissant un projet de pays avec les pattes en haut, en commençant par le Ministère de l’Intérieur, la structure policière et les services secrets, soummis, depuis un certain temps, à une "dance permanente de postes" et dont la coupole a abrité quatre ministres en 10 ans. Non seulement les nostalgiques du passé critiquent Mohamed VI, mais les hommes qui regardent de l’avant le font aussi, comme Abdelhamid Amine, un des responsables de l’Association Marocaine des Droits de l’homme, ancien prisonnier politique et animateur du processus de réformes démocratiques établies à travers l’IER. "Nous sommes bouchonnés. Rien que 10% des réformes pactées avec le gouvernement a été réalisée.

La volonté politique manque pour aborder beaucoup de compromis comme l’abolition de la peine de mort, l’adhésion a la Cour Pénal Internationale ou la levée des réserves envers les traités et conventions signés par notre pays. Mais le pire c’est qu’au Maroc la torture est encore une pratique courante et le Ministère de l’Intérieur continue à jouer un rôle important sans que le gouvernement puisse éxercer aucun contrôle sur les appareils de ce ministère, qui est toujours un terrain délimité de la souveraineté du roi. La Maroc a toujours un monarque autocratique et absolutiste et ceux, à l’instar des socialistes de l’Union Socialiste des Forces Populaires, qui ont annoncé, il y a quelques années, après la mort de Hassan II, qu’une nouvelle conception del’autorité s’est installé au Maroc, se sont trompés".

Les mouvements féministes, à leur tête l’Association Démocratique de Femmes Marocaines –ADFM- ont l’impression que dans le processus de rénovation du pays, il y a des gouttières qui risquent de saper tous les espoirs générés en 1999 avec l’accès de Mohamed VI au pouvoir. Les juges ont fait de la Moudawana (le code de la famille, le patrimoine, les enfa nts et principalement le statut de la femme) une grande passoir dans laquelle la poligamie se pratique à nouveau sans impunité, les mariages de femmes-filles, le travail des filles-esclaves et la répudiation express et à la lettre. Pour les femmes, la seule solution c’est le retour au point de départ et sortir à la rue comme c’était le cas il y a quelques années. Elles aussi se sentent abandonnées.

(…) Les véléités de cavale du roi indignent la classe politique, mais elles ont commencé à passionner son peuple. Les sujets suivent avec intérêt les péripéties et contorsions de leur monarque qui risque de devenir un magicien de la cavale, capable de se débarraser de toute attache et quitter le scénario sans être vu. Le public, son public, en contenant la respiration, observe Mohamed VI et se demande, intrigué, si, un jour, il trouvera enfin ce qu’ il a l’air de rechercher : Fuir, devenir un homme sans attaches, sans domestiques, être libre. Mais, et si tout cela n’était qu’un jeu de prestigiditation ? Et si, en réalité, Mohamed VI, le jeune roi, était en train de préparer son auditorium-peuple à un grand numéro de magie finale, la grande cavale ? Et s’il voulait devenir juste un point de lumière dans le scénario, un objet fugitif, en se débarrassant des prérrogatives absolutistes, des ministères de souveraineté, pour les remettre au Gouvernement et au Parlement et devenir ce qu’il a toujours souhaité, un homme libre, éthéré, un symbole ? Le symbole du Maroc.

Source : EL PAIS http://www.elpais.com/articulo/repo...