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Les élections en vente

Publie le samedi 1er mai 2004 par Open-Publishing


Les affiches pour les élections européennes misent tout sur le corps médiatique des leaders politiques. Le visage est le message et les candidats offrent leur aptitude cathodique à être reconnus. Du "moi, j’y vais" de Follini au tandem Di Pietro-Occhetto

GIANNI CANOVA

Des visages. Rien que des visages. On dirait que le marketing de la politique n’a rien d’autre à vendre ces temps-ci. Devenus gigantesques dans le format panoramique 6x3, les visages des leaders se vendent eux-mêmes. Ils se mettent en vue. Il s’offrent. Un point c’est tout. Personne ne dit rien des élections européennes imminentes : ne sachant pas s’il vaut mieux se transformer définitivement en un brand commercial ou accepter d’être perçus comme des ornements tératologiques du décor urbain, les différents leaders - ceux du centre-droit, mais pas qu’eux - exposent leur visage aussi hautainement que les souverains du passé étalaient leurs portraits devant leurs sujets. Ils misent sur la puissance de feu de leur corps médiatique. Et ils savent n’avoir rien d’autre à offrir (ni à vendre) que l’aptitude cathodique à être reconnus de ces corps qu’ils étalent. Prenons-les au sérieux, pour une fois. S’il est vrai que le corps (le visage, en ce cas) est le message, essayons de voir quel message sort de ce défilé de visages exposés et exhibés avec une impudence criarde à tous les coins de rue.

Follini nous regarde

Le plus découvert est Follini. Caché derrière sa paire de lunettes habituelle, le secrétaire de l’Udc (la partie des ex démocrates chrétiens qui s’est alliée avec Berlusconi : NdT) regarde droit l’objectif de l’appareil photo. En d’autres termes : il nous regarde, selon cette stratégie de communication que les mass médiologues appellent interpellation. "Moi, j’y vais", retentit le slogan imprimé à côté du visage. Mais on a l’impression de l’ entendre dire : "Moi, j’y étais", ou "moi, j’y suis". Il y a quelque chose de subtilement désespéré dans la façon dont Follini nous interpelle : comme si ce regard nous demandait de ne pas être oublié, comme si derrière ce "moi, j’y suis" il y avait la peur secrète de ne pas y être, ou de ne pas y aller (au prochain gouvernement ? Dans l’urne électorale ?), ou de compter pour du beurre, sauf pour les vertus dissimulées dans une apostrophe : En fait, "Moi, j’y vais" on le lit et on le prononce comme "moi, centre" (en italien, la prononciation de c’entro (j’y entre, j’y vais) et de centro (centre) est la même : NdT). C’est-à-dire : je suis au centre, je me tiens au centre, j’ ai quelque chose à voir avec le centre. Je n’existe - peut-être - que pour cela : pour la ténacité avec laquelle je m’obstine à tenir la position, ou à proclamer mon intention de le faire.

La ponctuation de Fini

A la physiognomonie de fondamentaliste du centrisme de Marco Follini, Gianfranco Fini répond par un regard martial. Il ne nous regarde pas, le leader d’An (les postfascistes : NdT) (qui garde toujours bien le symbole du Msi (le parti néofasciste : NdT) dans son label : on ne jette jamais rien, et les élections sont une occasion en or pour faire flèche de tout bois (calembour intraduisible en français, où le mot flèche traduit le mot fascio/faisceau : NdT). Fini regarde fixement devant lui. Il pénètre virilement l’horizon. Il essaye de transmettre sécurité et fiabilité. A côté de son visage, un message écrit dont les signes de ponctuation comptent plus que chaque mot. "Un seul intérêt". Point. "Les Italiens". Point. Des points boursouflés comme des faisceaux, massifs et carrés comme des blocs de granit. En homme qui veut faire entendre qu’il ne doit jamais demander : peut-être pour faire oublier combien de fois il a dû demander (vérifications, démentis, rectifications) au gouvernement dont il est le vice président. Ou pour effacer tous les points qui en deux ans de gouvernement il n’est jamais arrivé à mettre, en se contentant de semer des parenthèses, des virgules, des guillemets et des points de suspension.

Le lapsus Berlusconi

A côté du portrait de ses deux vassaux, le 6x3 du premier ministre est un petit chef d’ ?uvre de rhétorique mais il exprime aussi - à sa manière - un lapsus révélateur. Emportés par la cabale des chiffres magiques que le Cavaliere crachote ici et la avec la nonchalance d’un jongleur de province (1.353.000 emplois réguliers, 7.646 milliards de lire (environ 3.825 millions d’euros : NdT) en plus pour l’école, etc. : des numéros à jouer au loto tout de suite), peu ont remarqué la posture singulière du premier plan du Cavaliere. Ou regarde Silvio Berlusconi dans le cinémascope qui l’immortalise sur les murs de nos villes ? Il ne nous regarde pas, le premier. Il n’en a pas besoin, peut-être il n’en est même pas capable. Il ne regarde pas non plus hors champ, comme faisait Fini : il laisserait trop d’espace au non visible, et cela n’est pas tolérable pour un leader sincèrement convaincu qu’il n’en existe pas d’autres visibles en dehors de lui (et de ses intérêts). Avec son lifting à la Big Jim qui semble être sur le point de promettre "Plus de Barbies pour tous", Silvio Berlusconi ne nous regarde pas (comme Follini) et ne regarde pas le monde (comme Gianfranco Fini). Il se regarde, plutôt. Comme perdu dans ses pensées, les pupilles légèrement baissées, il semble immergé dans un rêve, ou dans un mirage tout à lui. Comme s’il était en train de contempler une de ses rêvasseries. Le lapsus révélateur du visage est tout entier dans ce détail : Berlusconi colporte comme des vérités publiques ses hallucinations, il fait semblant de croire à ses effets spéciaux. Il y a quelque chose d’incrédule dans son sourire : comme si lui-même ne croyait pas à ce qu’il est en train de raconter, comme s’il souriait du fait qu’on le lui laisse raconter et qu’on y croit, aussi. Mais derrière les sourires, le visage de Berlusconi dans les affiches électorales dévoile d’un coup les limites de l’homme et les horreurs du politique : l’incapacité de s’occuper de quelque chose qui ne soit pas lui-même, le solipsisme fondamentaliste, le narcissisme infantile, la vantardise du provincial enrichi, la capacité clownesque de faire débiter ses rêves comme s’il s’agissait de la réalité. Perdu dans son monde, avec la minauderie suprême de disposer les étoiles du drapeau européen en guise d’auréole (ou de couronne ?) juste à proximité de sa tête de "oint par le Seigneur", Berlusconi apparaît dans cette affiche comme la dernière incarnation de ce défaut typiquement autochtone qu’Alessandro Manzoni stigmatisait dans le personnage de Donna Prassede : celui de croire que le monde coïncide avec son propre cerveau (et avec ses intérêts).

La résignation du Triporteur (façon d’appeler l’alliance entre DS, Marguerite et SDI : NdT)

Ce n’est pas que le centre-gauche fasse mieux, au moins à l’échelle du marketing électoral. Le Triporteur, par exemple, choisit de se différencier de la droite en évitant - il faut lui en donner acte - l’effet spécial des visages rendus gigantesques. Mais le résultat est décourageant et, à nouveau, révélateur à sa manière. Parce que le message qui passe est que le centre gauche avance à tâtons. Pas de visages, en somme, (même si le tandem Di Pietro-Occhetto mime dangereusement le marketing du centre droit), mais pas d’idées non plus. Prenez le 6x3 couleur orange délavé tendant au marron clair presque ictérique : on ne pourrait rien faire de plus éteint, pâle et aboulique que cela. Il exprime de la résignation. Vocation à la défaite. Et le slogan qui tranche en grosses lettres sur ce champ chromatique voué au masochisme frappe - comme dans le cas de Fini - plutôt par les signes de ponctuation que par les concepts exprimés : "Ecoles, retraites, hôpitaux". Point. "Pas de mensonges". A nouveau, point. Par surprise, les deux points sont carrés, granitiques et affirmatifs comme ceux de l’affiche d’An, en une analogie de style et de ton qui renvoie des échos inquiétants. Tout comme la conclusion : "Il faut des personnes vraies". L’allusion est explicite : vis-à-vis de la fictionalité étalée par le centre droit, le centre gauche invoque un retour à la réalité. Mais cette réalité est, justement, un champ vide, un fantôme non visible. Quand le triporteur essaie de la visualiser, cette réalité, il ne va pas au-delà de la silhouette de la ménagère des années 50 (si fictionnelle déjà dans la coupe des cheveux et dans la mode du tailleur) qui traîne deux lourds cabas de courses dans l’affiche (masochiste et même un brin jeteur de sort) qui s’adresse à l’électeur potentiel pour lui demander impudemment s’il "arrive à la fin du mois". Entre une droite qui colonise le visible par l’étalement impudique de ses visages et un centre gauche qui invoque la réalité mais ne sait pas comment lui donner une forme ou comment élaborer un projet pour la changer (comment changer ce qu’on n’arrive même pas à visualiser ?), s’étend un immense territoire vide : celui de la politique. Mais entre les tours de prestidigitation, les numérologies thaumaturgiques et les balbutiements de résignation, justement la politique - paradoxalement - semble être la grande absente de cette campagne électorale.

Il Manifesto

Traduit de l’italien pour Bellaciao par Karl et Rosa