Les juifs, les musulmans et la République : le décret Crémieux

de Quibla : Histoire

La gestion par la République française des populations juives et musulmanes,
en ce début de XXIème siècle, est imprégnée par plusieurs siècles d’histoire
et en particulier, d’histoire coloniale. Il nous a donc semblé opportun de revenir
sur une page de cette histoire coloniale : le décret Crémieux.

Ce décret, qui porte le nom de son rédacteur, le ministre de la Justice du gouvernement
de Défense nationale, réfugié à Tours, stipule en octobre 1870 que les "israélites
indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français".

Sous Napoléon III, un sénatus-consulte du 1er juillet 1865 avait admis la naturalisation
individuelle des juifs qui le souhaitaient, mais avait trouvé peu d’écho. Le
décret Crémieux, qui fait de la naturalisation des juifs indigènes une obligation,
soulève un tel tollé que, le 21 juillet 1871, Thiers ira jusqu’à déposer un projet
d’abrogation, qui sera retiré sous la pression d’Alphonse de Rothschild : celui-ci
menacera de retirer le concours de sa banque, indispensable au succès des emprunts
engagés par l’Etat.

Voir à ce sujet : Crémieux, Adolphe, Exposé des motifs du projet de loi déposé le 21 juillet 1871 et portant abrogation du décret de la délégation de Tours en date du 24 octobre 1870. Réfutation de l’exposé des motifs alinéa par alinéa. Paris, 1871, 27 pages.

Cliquer sur http://www.heureux-qui.com/telepdf/cremieux01.html

Par ce décret, la communauté juive d’Algérie (37 000 personnes) se retrouve séparée des musulmans, ravalés au rang d’indigènes. Dans la foulée, les colons originaires d’Europe (Italie, Espagne, Malte,...) sont aussi francisés en bloc.

Crémieux

L’auteur du décret est l’un des chefs du parti républicain. Fils d’un commmerçant juif de Nîmes, il est juriste, philanthrope et franc-maçon. Entré dans la maçonnerie en 1818, il sera jusqu’à sa mort le président du Suprême conseil maçonnique de France. En 1842, il est élu député d’Indre-et-Loire. Il vote pour le plébiscite qui fait de Louis-Napoléon Bonaparte le Président de la République, mais s’oppose à celui-ci lorsqu’il se fait sacrer Empereur. Il est donc emprisonné quelques années avant de revenir à ses activités d’avocat et d’orateur républicain. En 1863, suite à l’émotion soulevée par l’affaire de Damas, puis par l’affaire Mortara, il est devenu le président de la nouvelle Alliance israélite universelle (Kol Yisrael Haverim).

L’affaire de Damas

Cette affaire, qui éclate en février 1840, est l’une des plus étranges du XIXème siècle. Un moine capucin italien, le père Tommaso, disparaît sans laisser de traces. Le consul de France à Damas accuse des juifs de l’avoir assassiné pour utiliser son sang à des fins rituels - pour confectionner des pains de Pâques. 7 notables juifs de Damas sont arrêtés et torturés. James de Rotschild, consul honoraire d’Autriche à Paris, s’empare de l’affaire, bientôt suivi par Moses Montefiore, sheriff de Londres et Isaac Adolphe Crémieux. Les puissances occidentales se mobilisent alors pour les juifs de Damas et font pression sur le Sultan ottoman et le Pacha d’Égypte. Montefiore, Crémieux et Solomon Munk se rendent en Égypte pour demander à Mohamed Ali d’intercéder pour les juifs de Damas, qui seront finalement libérés en août 1840. Montefiore obtiendra par la suite du Sultan Abdul Majid qu’il proclame un décret de protection des juifs de l’Empire ottoman contre les accusations de crimes rituels. Quant à Crémieux, il se lancera dans la création et le financement d’écoles pour les enfants juifs en Égypte. Sa campagne sera à l’origine de la création de l’Alliance israélite universelle.

L’affaire Mortara

Elle éclate en 1858. Dans une famille juive de Bologne, la police du Pape enlève un enfant, Edgardo Levi Mortara, sous prétexte qu’il aurait été baptisé en secret par une servante. L’enfant sera placé sous la protection de Pie IX et deviendra prêtre. En France, où le parti clérical a été remis en selle par la Deuxième République et le Second Empire, le journaliste Louis Veuillot justifie avec violence, dans sa feuille L’Univers, l’attitude de la Sainte Congrégation dans l’affaire Mortara. Il s’en prend à la « presse juive », autrement dit aux journaux qui défendent l’opinion contraire de la sienne et qu’il accuse d’être à la solde des juifs. La polémique développée par Louis Veuillot est souvent considérée comme la première manifestation de l’antisémitisme moderne. L’antijudaïsme traditionnel cède la place à un antisémitisme idéologique qui s’en prend à la fois aux juifs cosmopolites de la bourgeoisie, que l’on accuse d’opprimer les ouvriers, et aux juifs traditionnalistes et pauvres, auxquels on reproche de repousser les valeurs universelles de l’Europe des Lumières. En riposte à cet antisémitisme naissant et afin de se défendre des accusations portées contre eux, des juifs occidentaux créent l’« Alliance israélite universelle ». Crémieux en est le premier président.

Du royaume arabe à la colonie

Napoléon III préconisait en Algérie l’instauration d’un royaume arabe sous protectorat français, un peu comme il en ira plus tard avec le royaume du Maroc. Lui-même aurait eu le titre de « roi des Arabes ». Mais son projet se heurta à l’opposition violente des colons européens. Ces derniers, qui se situaient du côté de la gauche républicaine, furent d’ailleurs parmi les premiers à se réjouir de la chute de Napoléon III.
La IIIe République, qui succéda au Second Empire, prit le contrepied de cette politique en intégrant plus étroitement l’Algérie à la France. Mais avec le décret Crémieux, elle établit une discrimination inédite entre les juifs, élevés au rang de citoyens français, et les musulmans. Une partie de ces juifs étaient établis en Afrique du Nord depuis la première diaspora, au Vème siècle avant JC et ils étaient à l’origine d’une langue aujourd’hui perdue, le judéo-berbère. Les autres étaient originaires d’Espagne d’où ils avaient été chassés en 1492.
Les musulmans, très majoritaires, étaient issus des populations kabyles, des envahisseurs arabes ou encore des esclaves enlevés sur les côtes européennes jusqu’au XVIIIème siècle et convertis à l’islam.
Le décret consacre en Algérie la rupture entre colonisateurs (juifs indigènes et immigrants de tous les pays d’Europe occidentale) et colonisés (musulmans).
Sa publication est à l’origine de nouvelles révoltes musulmanes au début de l’année suivante, sous la conduite d’un notable, le bachagha El Mokrani, qui rassemble derrière lui 250 tribus.
À la suite de la défaite de la France face à la Prusse, la révolte prend de l’ampleur et débouche le 8 avril 1871 sur la proclamation de la guerre sainte par le grand maître d’une confrérie musulmane, Cheikh El Haddad. Un tiers de la population musulmane entre en rébellion.
Le chef du gouvernement provisoire, Adolphe Thiers, dépose le 21 juillet un projet d’abrogation du décret Crémieux mais celui-ci est repoussé sous la pression du banquier Alphonse de Rotschild.
En France, où toute forme d’antijudaïsme avait disparu sous la Restauration monarchiste et le Second Empire, le décret va paradoxalement entraîner une mise en lumière des juifs.

" Aliyah", oui, mais vers ...la France !

En Algérie, les juifs, pendant la guerre d’indépendance, choisiront massivement la loyauté avec la "mère-patrie" française, s’interdisant ainsi de pouvoir continuer à vivre dans l’Algérie indépendante. L’écrasante majorité d’entre eux choisira donc l’exode en 1962, pour la plupart d’entre eux vers la France et pour une petite minorité, vers Israël. Aujourd’hui, en France, un certain nombre de juifs originaires d’Algérie jouissent de la double nationalité, française et...israélienne. Ils sont la cible principale de la propagande des organisations sionistes israéliennes, qui voudraient les voir émigrer définitivement vers Israël, pour y combler le "déficit démographique" et pas seulement venir passer un mois d’été sur les plages d’Eilat. Mais cette propagande est si grossière que pratiquement pas un seul citoyen Français juif originaire d’Algérie ne s’est laissé convaincre depuis plusieurs années de faire son "aliyah". C’est sans doute l’effet bénéfique à long terme du décret Crémieux. Les juifs d’Algérie ont déjà fait leur "aliyah", mais vers...la France !

http://quibla.net/histoire/cremieux.htm

19.07.2004
Collectif Bellaciao