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Repentir et dissociation : la fin des « années de plomb » en Italie ?

Publie le samedi 10 avril 2004 par Open-Publishing

Maître de conférence en Sciences Politique Université Paris I
Centre de Recherche Politique de la Sorbonne (directrice)
Isabelle Sommier a écrit de nombreux articles dans des revues spécialisées nationales
et internationales.
Elle a publié :
*La violence politique et son deuil. L’après 68 en France et en Italie, Presses
Universitaires de Rennes, 1998
*Les mafias, Montchrestien, 1998
*Le terrorisme, Flammarion, coll. Dominos, 2000
*Les nouveaux mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Flammarion,
coll. Dominos, 2001 (NdlR)


De Isabelle SOMMIER

Au lendemain de l’offensive anti-terroriste, l’Italie se retrouve avec 4087 activistes de gauche appartenant à des "associations subversives" ou "bandes armées" condamnés pour des "faits liés à des tentatives de subversion de l’ordre constitutionnel".

224 sont aujourd’hui encore incarcérés (dont 130 en régime de semi-liberté) et 190 toujours en fuite, la plupart en France. Le fait est unique en Europe, à la
fois par l’ampleur et l’intensité de la rébellion armée. A la fin de la décennie
1980, les « années de plomb » auront fait près de 2000 blessés et 380 morts,
parmi lesquels 128 ont été victimes de l’extrême gauche. Pour y mettre fin, le
gouvernement italien a adopté une législation d’urgence et engagé dans la lutte
l’un de ses plus prestigieux officiers, le général Dalla Chiesa. Mais si elle
assène des coups très durs aux groupes armés, cette politique répressive ne parvient
pas à enrayer le renouvellement des rangs subversifs. Elle gonfle aussi considérablement
la population carcérale et entraîne un engorgement des procédures judiciaires.
Enfin, sur le plan symbolique, un Etat démocratique ne peut à moyen terme se
satisfaire d’un traitement purement coercitif d’un problème in fine politique.
C’est pourquoi dans un second temps sont mises sur pied deux nouvelles figures
juridiques devant signifier l’amorce d’une « réconciliation » : le repenti qui,
en échange d’informations sur son organisation, voit sa peine fortement réduite
voire, dans certains cas, « oubliée » et le dissocié qui, en contrepartie d’une
remise de peine, s’engage à reconnaître l’ensemble des délits qui lui sont reprochés
et à renoncer à l’utilisation de la violence comme moyen de lutte politique.
Démanteler les organisations et réinsérer, tels sont désormais les objectifs.

Le premier procède de la conviction qu’il faut attaquer les groupes armés sur
leur propre terrain : celui de l’idéologie, mais aussi exploiter les failles
ou faiblesses personnelles que la vie en clandestinité favorise. Ainsi peut-on
comprendre la remarque du magistrat-symbole de la lutte anti-terroriste Gian
Carlo Caselli selon lequel « c’est davantage grâce à la sociologie, à la psychologie
et à la science politique que par la répression proprement dite » [1] qu’a été vaincue
la lutte armée en Italie. Le second objectif renvoie à l’idée de conversion à l’ordre
démocratique. Il s’agit, dit toujours Caselli à l’adresse des postulants, de
leur faire « prendre conscience de leur déraison » en montrant « le visage de
l’indulgence et de la compréhension ». Outre l’opportunité de diviser plus encore
le groupe des subversifs, ces nouveaux acteurs offrent, par leur existence même,
la preuve de bonne volonté d’un Etat capable de générosité envers les « brebis égarées » qui
reconnaissent leurs erreurs et font amende honorable. Même si ces initiatives
ont fait couler beaucoup d’encre, elles sont fréquemment distinguées, sur le
mode pour l’une de l’acceptation, pour l’autre du rejet dans les méandres de
la traîtrise. Les deux présentent pourtant une entorse aux principes démocratiques
en ce qu’elles posent de graves problèmes juridiques comme éthiques. Mais c’est
sans doute à travers l’invention tout à fait originale de la dissociation que
se déploie une véritable entreprise de normalisation censée clore les « années
de plomb ». Par l’exercice de pénitence auquel il se soumet alors, l’ancien « terroriste » prend
acte du fourvoiement dans lequel il s’était engagé et sollicite le pardon des
mêmes autorités autrefois violemment contestées. Cette rencontre insolite entre
les ennemis d’hier présente un caractère à mi-chemin du politique et du religieux.
Rémission des péchés et disciplinarisation des conduites politiques futures sont étroitement
imbriquées. Avec le recul de près de vingt ans qui nous séparent aujourd’hui
de cette page de l’histoire italienne, il est toutefois permis de douter que
celle-ci soit en voie de dépassement. Des dispositifs juridiques échevelés L’exposé des
dispositifs juridiques est assez délicat. Ces « statuts » n’ont en effet pas
attendu leur codification pour s’appliquer. Par ailleurs, une fois cette reconnaissance
juridique codifiée, son application fut théoriquement circonscrite dans le temps
(120 jours par exemple pour la première loi de mai 1982 sur les repentis), quoique
de façon floue et en connaissant des prorogations (120 jours supplémentaires
pour la même loi). Par la loi n° 304 du 29 mai 1982, l’Etat prend l’initiative
de créer la figure juridique du « repenti ». L’échange - remise de peine contre
informations - répond à trois objectifs :

Codifier ce qui existait déjà, l’indulgence vis-à-vis de ceux qui collaborent
avec la justice n’ayant pas attendu d’être reconnue juridiquement pour être pratiquée.
Profiter de la crise au sein des organisations armées et surtout l’accroître,
l’existence des repentis les plongeant dans « l’ère du soupçon, brisant la solidarité de
la clandestinité » selon le juriste Stefano Rodotà [2]. L’objectif réussit au-delà des
espérances au point que l’on puisse dire aujourd’hui que la défaite des groupes
armés fut plus politique que militaire. Démanteler les organisations et comprendre
leur fonctionnement. Les repentis, convertis en témoins à charge contre leurs
ex-camarades, sont motivés à dire le maximum puisque leur sort final est directement
lié à l’ampleur de leurs confidences. Le succès pratique de cette disposition
sera tel qu’il autorisera le ministre de la justice Virginio Rognoni à affirmer
en 1987 que « désormais, nous connaissons tout, ou peu s’en faut, du vieux terrorisme
 ; le chapitre est clos » [3]. On peut prendre l’exemple du précurseur du repentir,
Fabrizio Peci (ancien responsable des Brigades Rouges), dont les confessions
aboutirent en mars 1980 à 93 mandats d’arrêt, 45 arrestations, la découverte
de nombreuses bases dont l’une entraîna 4 morts dans la colonne génoise, le suicide
de l’avocat Arnaldi ainsi que l’arrestation de maître Spazzalli. Bien qu’envisagée
par le code fasciste, la figure du repenti, inspiration directe du témoin de
la couronne de la tradition anglo-saxonne, n’avait pas été introduite dans l’Italie
mussolinienne afin, disait-on à l’époque, de ne pas « encourager l’infamie promise
aux scélérats ». Deux articles du code pénal peuvent cependant être considérés
comme précurseurs. Il s’agit des articles 56 et 62 qui prévoient des diminutions
de peine pour les auteurs de délit qui « volontairement empêchent l’événement » (article
56 avec réduction d’un tiers à la moitié de la peine), réparent entièrement le
dommage ou s’emploient « spontanément et efficacement à éliminer ou atténuer
les conséquences dommageables ou dangereuses du crime » (article 62, alinéa 6).
C’est le décret-loi Cossiga du 15 décembre 1979 n° 625 (converti en loi du 6
février 1980), intitulé « Mesures d’urgence pour la défense de l’ordre démocratique
et de la sécurité publique », qui jette les bases du repentir. Ceux qui « s’emploient à éviter
que l’activité délictueuse ait des conséquences ultérieures, ou qui aident concrètement
l’autorité policière et l’autorité judiciaire dans le recueil de preuves décisives à l’identification
ou la capture des participants » voient leur peine réduite de la perpétuité à 12 à 20
ans de réclusion, les autres peines étant diminuées d’un tiers à la moitié (article
4). La peine est totalement annulée pour ceux « qui, volontairement, empêchent
l’événement et fournissent des éléments de preuves déterminants pour l’exacte
reconstitution du fait et pour l’identification de ses éventuels complices » (article
4). Suite à cette loi, on estime à 200 ou 250 le nombre de prisonniers qui se
seraient repentis de 1980 à mi-1981. Devant le succès de la mesure, mais aussi
devant les représailles exercées sur les aspirants au statut par leurs ex-camarades,
le gouvernement adoptera une nouvelle loi allant plus loin dans les avantages
accordés ainsi que dans la protection des repentis et de leurs familles : la
loi n° 304 du 29 mai 1982 sur les « Mesures pour la défense de l’ordre constitutionnel ».

Elle élargit les cas de « non punibilité » (article 1) pour association de bande
armée et port d’armes à ceux qui : dissolvent ou permettent la dissolution de
l’association, s’en retirent ou se rendent sans opposer de résistance ou abandonnent
les armes et fournissent des informations sur la structure et l’organisation
de la bande, empêchent la réalisation d’un crime, se présentent spontanément
aux autorités avant l’émission d’un mandat d’arrêt ou avant le début de la procédure
pénale. Par ailleurs, en vertu de l’article 2, ceux qui ont un des comportements
prévus à l’article 1 avant la sentence définitive de condamnation ; confessent
tous leurs crimes ; s’emploient pendant le procès à empêcher ou à réduire efficacement
les conséquences dommageables ou dangereuses d’un crime, se voient accorder les
diminutions de peine suivantes : de la perpétuité à 15 à 20 ans de réclusion
 ; les autres peines étant réduites d’un tiers avec un maximum de 15 ans. Enfin,
l’article 3 prévoit que pour ceux qui, outre le comportement défini aux précédents
articles, soit aident à la récolte de preuves décisives pour l’identification
ou la capture d’un ou plusieurs auteurs de crimes, soit fournissent des éléments
de preuves pour l’exacte reconstitution du fait et la découverte de ses auteurs,
les remises de peines se distribuent de la manière suivante : de la perpétuité à 10 à 12
ans de réclusion ; les autres peines étant réduites de moitié avec un maximum
de 10 ans. A l’échéance de la date butoir prévue par la loi, le ministère des
Grâces et de la Justice fit état de 389 bénéficiaires. C’est leur ventilation
par catégories qui est le plus intéressant : 78 sont définis de « collaborateurs » ou
grands repentis, 134 seraient « simples » repentis, 177 « dissociés » sans que
l’on comprenne bien les critères de différenciation. Il semble que le législateur
ait repris l’échelle journalistique du repentir reposant sur une appréciation
toute subjective de son importance supposée qui, prosaïquement, serait en fait
fonction de l’ampleur des révélations. Quant à la catégorie « dissociation »,
elle visait à récompenser et encourager ceux qui, avant la sentence, manifestaient
leurs distances vis-à-vis de leur organisation, reconnaissaient tous les crimes
et délits qui leur étaient imputés et s’employaient à empêcher ou modérer les
prochains. Autant d’objectifs qui anticipent ceux de la dissociation telle qu’on
l’entend aujourd’hui. Ce sont en effet des rangs mêmes du mouvement contestataire
que naît véritablement en 1982 la figure du « dissocié », à l’initiative de Toni
Negri, et avec le soutien de certains magistrats du syndicat de gauche Magistratura
democratica. Sans dénoncer explicitement ses anciens camarades, le postulant
négocie une remise de peine, d’un côté par la reconnaissance de tous les délits
qui lui sont imputés, de l’autre par l’engagement à renoncer à l’utilisation
de la violence comme moyen de lutte politique (cf. exemple en annexe).

La dissociation est, et demeure à ce jour, une pure invention italienne que le
gouvernement officialisera par la loi du 18 février 1987 comme « le comportement
de celui, inculpé ou condamné pour des délits au but de terrorisme ou de subversion
de l’ordre constitutionnel, a définitivement abandonné l’organisation ou le mouvement
terroriste ou subversif auquel il a appartenu, ayant cumulativement les conduites
suivantes : admission des activités réellement exécutées, comportement objectivement
et sans équivoque incompatible avec la permanence du lien associatif, refus de
la violence comme méthode de lutte politique ». (article 1) Les remises de peine
sont les suivantes : perpétuité : 30 ans de réclusion, délits d’homicide volontaire
ou tentative, lésions personnelles volontaires très graves : diminution d’un
quart de la peine, délits associatifs ou de soutien, port et détention d’armes
et explosifs, faux et connivence personnelle ou réelle, apologie ou incitation
au crime : diminution de la moitié de la peine, autres délits : diminution d’un
tiers de la peine. Ne sont pas concernés par la loi les responsables de massacres
(article 2). La totalité de la peine à purger ne peut dépasser 22 ans et 6 mois
(article 7). A noter que les aspirants au statut devaient en faire la demande
jusqu’en 1987. C’est la raison pour laquelle son inventeur, Toni Negri, n’en
bénéficie pas depuis son retour volontaire en Italie le 1er juillet 1997 [4].
L’originalité de la dissociation tient à la collaboration d’une partie du champ
subversif et du champ politique institutionnel dans son élaboration et sa mise
en place puisque cette initiative privée d’anciens militants suscite dès l’année
suivante la première proposition de loi. Elle est suivie, toujours en 1983, par
un second document signé par des détenus, « L’œuf du serpent ». Mais ce n’est
que cinq ans après que la dissociation entrera officiellement dans le droit pénal.
Son application épargne alors bien des soucis à l’Etat italien, d’une part en
résolvant le problème de la surpopulation carcérale, d’autre part en réduisant
les effets négatifs, vis-à-vis de ses partenaires européens, d’un nombre trop élevé,
pour un pays démocratique, de personnes détenues pour des crimes et délits politiques.
Les chiffres suivants en témoignent : sur les 442 « prisonniers rouges » en 1988,
161 sont réputés « irréductibles », 170 sont dissociés, 34 repentis, 64 « non
classés » (les 13 restant, dernièrement arrêtés, n’étaient pas encore classés).
Le dernier décompte (1994) montre que restent aujourd’hui en prison 69 dissociés
et 143 « ni dissociés ni repentis » [5]. C’est donc une réussite d’un point de
vue de politique carcérale et de politique tout court car ces initiatives donnèrent
l’opportunité de diviser plus encore le groupe des subversifs et contribuèrent
de ce fait à l’échec politique des organisations clandestines ainsi qu’à leur
démantèlement. Polémiques autour du droit et de la morale La mise en place de
ces nouvelles figures juridiques n’a pourtant pas été aisée. Outre les entorses
au droit, elles soulèvent des questions éthiques qui, dans un pays catholique
tel que l’Italie, se sont en partie focalisées sur la dimension symbolique de
la désignation.

Il est vrai que l’amorce de « réconciliation » engagée par l’octroi des statuts
de repenti et dissocié joue de confusion sémantique. Le premier ne s’applique
qu’à des individus qui collaborent avec la police ; aucun repentir ici. C’est
en fait au second que l’étiquette devrait revenir car c’est bien lui, le « dissocié »,
qui se présente dans un esprit de pénitence au juge avec l’espoir d’obtenir une
rémission de ses « péchés » voire le pardon des victimes. Confusion sémantique
qui doit notamment s’interpréter au regard de la culture chrétienne qui a commandé l’invention
des statuts en question. La figure du repenti comme celle du dissocié y sont
en effet largement familières. Qu’évoque le terme de repenti si ce n’est un individu
qui, après des errances de comportement, prend conscience de ses péchés, les
regrette sincèrement et s’engage à ne plus les commettre ? En vertu de quoi,
il doit inspirer le pardon et le respect du bon chrétien. Or le portrait correspond
plus au dissocié qui n’est pas sans filiation avec l’hérétique abjurant sa foi
pour effacer sa faute. Rien d’étonnant en ce sens que plusieurs personnalités
d’Eglise se soient émus d’une erreur sémantique qui, indirectement, renvoyait
d’elle une image pour le moins peu glorieuse. Le trouble chrétien passé, ce sont
les aspects strictement juridiques des statuts qui ont cristallisé et cristallisent
aujourd’hui encore critiques et interrogations. Le repenti n’est pas un indicateur,
mais un témoin à charge dans un procès où il est souvent en même temps accusé.
Cette double position a été dénoncée par certains avocats, dont elle bouleverse
le rôle, comme constitutive d’une menace pour les droits de la défense. Par ailleurs,
on peut émettre des doutes quant à la fiabilité de confessions dictées par un
intérêt personnel tel que celui de voir sa peine fortement réduite voire oubliée.
D’une certaine manière, il a fallu qu’éclate l’affaire Sofri et al. pour que
le problème juridique posé par les repentis devienne une question publique grâce à la
mobilisation de l’important capital social du principal accusé [6]. Son plus
prestigieux défenseur, Carlo Ginzburg, a été jusqu’à mettre ses compétences d’historien
spécialisé es procès en sorcellerie pour dénoncer la faiblesse de l’administration
de la preuve à partir des confessions du repenti Leonardo Marino désignant en
1988 les anciens responsables de l’organisation Lotta Continua : Sofri, Pietrostefani
et Bompressi, comme étant les commanditaires de l’assassinat, en 1972, du commissaire
Luigi Calabresi [7]. Mais s’il a raison de souligner les similitudes entre ce
procès et ceux de l’Inquisition, il demeure dans une logique de complot dont
serait victime son ami et, surtout, érige en exception et erreur judiciaire une
pratique banale et routinière depuis bientôt vingt ans contre laquelle il ne
s’était jamais élevé (ni lui ni du reste la grande majorité des signataires de
la pétition lancée en faveur des accusés). Le risque de dépositions fantaisistes
est renforcé par le fait que les confessions ne sont pas corroborées par des éléments
objectifs extérieurs, d’où des procès sans contradicteur. La diffusion d’un document
présenté comme émanant de la section anti-criminalité des carabiniers romains
pointe une autre dérive possible : celle de la manipulation et même de la fabrication
d’un repenti. Il y est question de la conduite à tenir vis-à-vis de la maîtresse,
semble-t-il psychologiquement et matériellement fragile, d’un militant anarchiste
sous enquête.

Tout en rejetant catégoriquement l’hypothèse qu’elle aurait un quelconque lien
idéologique avec la « mouvance subversive » en question, la note préconise de
lui suggérer des informations relatives à des faits criminels dont son ami est
soupçonné - et donc de la présenter comme repentie - afin de le faire « plonger » [8].
En outre, la clémence vis-à-vis des grands repentis échappe parfois à tout contrôle
puisqu’il est prévu qu’ils puissent être remis en liberté en cas d’« exceptionnel
intérêt » avant le déroulement du procès sur ordre du juge d’instruction qui
dispose alors d’un pouvoir discrétionnaire exorbitant. On se retrouve ainsi dans
une situation où d’anciens responsables convaincus de plusieurs crimes se retrouvent
en liberté tandis que des « seconds couteaux », n’ayant rien ou peu à révéler,
restent incarcérés tandis que des individus peuvent faire plusieurs années de
préventive sur les ouï-dire d’un repenti. Citons quelques cas : Marco Donat Cattin,
condamné pour 3 homicides, libéré après trois ans de prison ; Walter Sordi, 8
homicides, 4 ans de prison ; Roberto Sandalo (Prima Linea), 3 homicides et moins
de 3 ans de prison. Le statut de dissocié pose un problème différent ; celui
de la violation d’un système judiciaire tenant compte des actes et non des intentions.
Le sort final du dissocié est en effet moins déterminé par ses délits que par
ses déclarations, appuyées dans le futur par un comportement adéquat. L’individu
n’est pas jugé pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il pense et promet d’être.
L’article 5 de la loi prévoit en effet que les bénéfices de la dissociation peuvent être
remis en question non seulement en cas de récidive mais aussi de « comportements
incompatibles avec la précédente dissociation ». L’un et l’autre de ces statuts
violent donc plusieurs fois l’ultime niveau de la procédure pénale, la peine
 : dans son principe même, celui de la punition effective, dans le principe de
l’égalité devant la peine, dans celui de l’égalité d’exécution, dissociés et
repentis bénéficiant de conditions pénitentiaires particulières, dans celui de
l’exemplarité de la peine. Une offre de normalisation En vérité, ce qui est en
jeu dans la réconciliation partielle sous-tendue par la dissociation, a peu à voir
avec le droit et la morale ou, plutôt, articule les deux niveaux dans un projet
de normalisation sociale. Projet de normalisation qui se révèle d’abord dans
les motivations de la dissociation : le désir de renouer avec une vie normale.
La décision de se dissocier apparaît en effet souvent comme l’aboutissement d’un
long et douloureux détachement vis-à-vis de l’organisation dont les cadences
suivent étroitement les moments de crise de l’engagement armé, crise suscitée
par un crime faisant débat ou par des tensions internes. Le lien entre parcours
individuel et trajectoire organisationnelle semble se nouer autour de 1979 et
s’accentuer deux ans plus tard avec les conséquences des premiers repentirs.
Mais c’est en général l’incarcération et la perspective d’effectuer une très
longue peine qui, sur fond de crise militante, précipitent l’acte de dissociation.
Un troisième élément est à prendre en compte qui en complexifie plus encore les
ressorts : à savoir sa concomitance avec un événement d’ordre privé (rencontre
amoureuse voire mariage) qui vient, d’une certaine manière, symboliser la revanche
du privé et de l’affect sur un engagement total qui supposait la renonciation
aux aspirations individuelles [9].

Normalisation ensuite par la démarche volontaire du postulant demandant par lettre
et sous une forme standard à profiter des bénéfices de la dissociation. Par sa
déclaration, il accepte de tout reconnaître des faits qui lui sont reprochés,
de les détailler avec ceux dont il a eu connaissance. On retrouve là les principes
du « modèle juridico-religieux de l’aveu » mis en lumière par Foucault, en particulier
l’imbrication entre savoir et pouvoir [10]. Normalisation surtout par l’esprit
qui préside au statut : la conversion à l’ordre démocratique, qui constitue l’unique
matière à échange avec l’Etat. Ainsi que le notait Mario Gozzini, les dissociés « sont
des personnes qui ont pris conscience, et admis, de s’être trompées (...) [et]
ont demandé à payer leurs comptes (...) en travaillant pour la société. » [11]
On pourrait parler d’une réhabilitation à double vitesse. D’une part, l’individu
reconnaît par sa déclaration la validité de l’ordre établi ainsi que de ses règles
du jeu, et s’engage désormais à les respecter. D’autre part, et en conséquence
de quoi, il se prépare à une réinsertion sociale future assurée par l’Etat par
l’intermédiaire des remises de peine, puis des régimes de semi-liberté, enfin
d’une libération conditionnelle. La réinsertion se solde en général par de bons
résultats, souvent dans des travaux d’utilité publique qui viennent en quelque
sorte couronner la « renaissance » (sociale) de l’ancien déviant. Enfin, le postulant
accepte de se soumettre à une sorte de « jugement de l’âme », pour reprendre
l’expression de Michel Foucault [12], dans la mesure où les bénéfices retirés
du statut sont conditionnels et peuvent être remis en question à l’examen de
son comportement futur. Evidemment, « la conversion à l’ordre démocratique » ne
se fait pas par la simple signature d’une lettre de dissociation. Cette signature
est à la fois l’aboutissement et le point de départ d’un processus de conversion,
au sens fort du terme, ou encore d’alternation, c’est-à-dire de transformation
totale par laquelle l’individu « change de monde » [13]. Il est par exemple significatif
que « l’aire homogène » de la prison de Rebibbia, à l’origine de la dissociation
en 1982, s’engage trois ans plus tard dans une série de « séminaires sur les
mouvements [sociaux des années 1968] et sur le réformisme » animés par des intellectuels
et hommes politiques du PSI. La leçon politique qui en est tirée est claire :
haro sur « une révolution impossible » et victoire du « réformisme qui a acquis
un vaste terrain de consensus y compris idéologique ». [14]. En ce sens, ces
rencontres participent à et de la construction d’une histoire officielle relevant
pour l’essentiel de l’exorcisme [15]. « Le traître, le bon et le méchant » Si
l’on peut créditer le législateur d’un souci de faciliter la réinsertion individuelle
des anciens militants, il est tout aussi clair que, sur le plan collectif, il
s’agissait pour lui d’entraîner les organisations dans la crise. Crise de suspicion,
crise de défiance, crise d’identité par l’application du vieil adage : « Diviser
pour mieux régner ».

La création de la figure du repenti renvoie de ce point de vue à une tactique élémentaire
pour ne pas dire rudimentaire : recueillir des informations et semer dans les
rangs le venin du soupçon qui est toujours propice aux règlements de compte et
ruptures de solidarité en tout genre. La logique de la dissociation est à la
fois plus subtile et plus redoutable pour les organisations clandestines puisqu’elle
repose à l’origine sur une volonté de se distinguer et, chez certains, de combattre
une partie de leur communauté déviante d’origine. En fait, tout l’édifice repose
sur la division. Or, cette dichotomie entre « bons » et « mauvais » a été totalement
intériorisée, sinon provoquée, par une partie du groupe subversif lui-même, en
particulier les dissociés. Ce sont eux en effet qui multiplient l’essentiel des
stigmatisations publiques à l’encontre de leurs ex-camarades désormais repentis,
avant de poursuivre leurs anathèmes à l’encontre de ceux n’épousant pas leur
choix de la dissociation. Nous ne prendrons qu’un exemple. Voici en quels termes
un des premiers et plus grands repentis, Fabrizio Peci, justifie sa décision
 : « Je suis arrivé à la conclusion que notre lutte, la lutte des BR, et d’une
manière plus générale, la lutte armée, était nuisible aux intérêts de la seule
classe ouvrière. C’est pourquoi j’ai demandé à rencontrer un magistrat. J’ai
pris cette décision après avoir vu que le Conseil Supérieur de la Magistrature,
certains ministres, le président de la République, étaient prêts à considérer
favorablement la collaboration. Principalement en payant cette collaboration
par la grâce, l’annulation de la peine, et la possibilité donc de reconstruire
sa vie ». L’argumentation est certes pour le moins chancelante qui commence par « les
intérêts de la classe ouvrière » pour finir par des considérations aussi instrumentales
qu’individuelles. Sa maladresse même semble écarter toute visée politique. Elle
est en cela tristement exemplaire de la plupart des modes de « justification » des
autres repentis de cette mouvance qui, de toute évidence, cherchent simplement,
pour le dire brutalement, à « sauver leur peau » en vendant celle des autres.
Marché sans doute immoral (mais ô combien efficace) dénoncé de tous côtés, notamment
par Toni Negri, ajoutant cependant que l’« immoralité » n’est pas l’apanage du
repenti car elle est rendue possible par la propre « immoralité » du juge « qui
[le] fabrique (...) dans la mesure où il le libère des liens de loyauté due au
groupe ». [16]. Certains ne manqueront pas de trouver cocasse, dans la bouche
de Toni Negri, la critique qu’ils adressent justement à ce que la dissociation,
dont il est le père spirituel, représente : une rupture de la solidarité et de
l’unitédu groupe.Renvoyerdosà dos les deux figures repoussoirsde l’Italie
de l’époque : repentis et « terroristes », constitue en effet l’une des pierres
angulaires du mouvement de la dissociation. Son acte de naissance se fait en
prison avec le document dit des 51 ou encore de « l’aire homogène » rendu public
durant l’été 1982.

L’initiative eut surtout pour effet de diviser la communauté carcérale, en en
engageant une partie dans la construction du folk devil. Le texte fondateur de
la dissociation : « Terrorismus ? Nein, danke » (23 mars 1981), ne cache pas
que l’initiative est dirigée contre les BR en particulier et les « Organisations
Communistes Combattantes » en général. Il repose en effet sur une dichotomie
des détenus politiques, divisés entre « terroristes » (dixit le texte) et les
autres, victimes du « stalinisme » des premiers. L’objectif de « battre le terrorisme » y
est explicitement déclaré : « L’unique moyen pour battre le terrorisme consiste à intervenir
sur les mécanismes qui le reproduisent en ayant la légitimité politique pour
le faire. Et on ne peut avoir de légitimité que lorsqu’on parle de l’intérieur
du mouvement de classe », explique ainsi Toni Negri [17]. Une partie de la communauté déviante
exprimait de la sorte son refus de l’étiquette « terroriste » en l’apposant à l’autre
et en se présentant comme la mieux armée pour la combattre. « La différence fondamentale
entre Autonomie et Brigades Rouges est que les Brigades Rouges étaient une organisation
terroriste, au sens traditionnel, alors qu’au contraire, Autonomie ne le fut
jamais. Autonomie fut un large mouvement d’association politique également violente,
mais qui n’a rien à voir avec le terrorisme, pas même avec le terrorisme de tradition.
C’est donc là que passait la différence fondamentale, qui était une différence
d’organisation, de stratégie, de formes de lutte, d’identification des sujets
sociaux, d’idéologie, etc. C’est une différence comme entre le jour et la nuit » [18].
C’est pourquoi on peut dire que la stigmatisation de la figure mouvante de l’ennemi
intérieur se réalise à compter du début des années 1980 par la création de ce
que Stanley Cohen appelle un nouveau type de folk devil dont l’image se construit
dans les interactions entre les myth makers (les mass-médias) et les rules enforcers
(les agents du contrôle social) avec la participation des aspirants à la réhabilitation
[19]. Un autonome nous a résumé cette évolution de la manière suivante : « Les
paroles d’ordre de l’Autonomie milanaise ont été au nombre de quatre, de sa naissance à l’après-Moro
 : au début, les militants des BR étaient définis comme des ’camarades qui se
trompent’ - ce sont des camarades, comme nous, contre l’Etat - ; durant l’enlèvement
Moro, le slogan était : ’Contre l’Etat, mais d’une manière différente’ ; immédiatement
après, avec le 7 avril : ’Ni avec l’Etat, ni avec les BR’ ; dans la dernière
phase, le slogan a assumé, avec la dissociation, le ton ’Avec l’Etat, contre
les BR’. Tout cela a été dit ». Il y a toutefois un véritable paradoxe : la dissociation
est un moyen légal offert aux anciens « terroristes » pour dénoncer, par leur
autocritique, un « projet terroriste ».

Or, de quoi un homme comme Negri peut-il se dissocier s’il attribue aux seuls
autres le qualificatif de « terroriste » et s’affirme étranger à la lutte armée
 ? Le signal lancé, la dissociation ne va pas longtemps rester l’apanage de l’aire
autonome. Elle sera massivement investie par les anciens membres de Prima Linea
avec leur document « Pour le communisme », dénonçant la « logique d’anéantissement
réciproque de deux improbables armées » qui coûta la vie à de « centaines de
militants communistes soustraits à la lutte de classe dans la valse macabre de
la spirale terroriste et répressive ». Puis des militants de toute organisation
s’y engouffreront, sans pour autant déployer de légitimation « savante » et/ou
explicitement idéologique. Ainsi Alberto Franceschini, co-fondateur des BR, justifie-t-il
 : « Désormais la révolution n’était plus à l’ordre du jour, nous devions trouver
le moyen de rentrer dans la société (...) Nous ne demandons pas de traitement de
faveur, seulement d’être traités comme des détenus de droit commun, non plus
comme des ’dangereux terroristes’ [afin de] faire comprendre que nous avons changé par
rapport au passé, que nous voulons retourner à la ’vie normale’ sans pour autant
vendre notre propre dignité » [20]. On retrouve dans ce dernier témoignage l’aspiration
individuelle à « tourner la page » et à se réinsérer socialement à l’origine
du projet de normalisation engagé par la signature de la lettre de dissociation.
Sans les accents de croisade morale qu’elle revêt chez ses inventeurs et/ou promoteurs,
qui semblent s’investir de la nouvelle mission de « purger » la société de ses éléments
déviants avec une ferveur identique à celle déployée au cours de leur trajectoire
militante. Car à l’autre bout de la chaîne, et par contraste, les statuts de
repentis et dissociés inventent une nouvelle figure : celle de « l’irréductible »,
le monstre irrécupérable qui, non seulement n’abjure pas, mais serait susceptible
de recommencer dès sa sortie de prison. Il n’y a pas de nom et donc pas de place
pour les autres, qui se retrouvent ainsi coincés entre le reniement et la poursuite
d’une idée qu’ils estiment désormais fausse. Il semble de la sorte qu’il n’y
ait pas d’alternative entre le maintien dans la déviance et la rémission d’un
péché (de jeunesse ?) qui doit nécessairement être rendu public et consacré devant
et par l’Etat autrefois combattu. Cette logique ségrégationniste des repentants
contre tous les autres se poursuit aujourd’hui encore. Au moment où la loi sur
la dissociation était enfin votée en 1987, les deux chefs historiques des Brigades
Rouges, Renato Curcio et Mario Moretti, intervenaient en faveur d’une amnistie
générale sans contrepartie avec l’ouverture de la « bataille pour la liberté ».
Les dissociés lui opposaient immédiatement la proposition d’« indulto » (réduction
de peine) en considérant la proposition de revendication « extrémiste et irréaliste »...

La plupart étant réfugiés en France, ils iront jusqu’à demander au gouvernement
la reconnaissance de l’exil comme une peine, afin de se voir octroyer un statut équivalent
aux prisonniers. Plus récemment, la loi sur les réductions de peine (applicables à tous)
a été dénoncée par certains sous motif qu’elle accordait des remises de peine
sans contrepartie. Solution d’une certaine manière opportuniste, la dissociation
poursuit donc sa logique corporatiste et empêche un processus général de dé-carcération,
mais aussi de dépassement des années de plomb. Une page de l’histoire laissée
ouverte On peut dire que le repentir et la dissociation n’ont satisfait que les
partenaires de l’échange : bénéficiaires pour les remises de peine concédées
et personnel politique du moment pour les effets immédiats de ces mesures en
matière répressive et carcérale. Mais si l’objectif à moyen et long terme était
de tourner la page des « années de plomb », l’échec est patent. Il va sans dire
déjà que « l’Association italienne des victimes du terrorisme et de la subversion » n’a
pas accueilli ces lois avec enthousiasme, alors même que le législateur continuait à lui
refuser la reconnaissance du statut de victime et toute indemnisation afférente.
Plus généralement, la mise en place des statuts a été loin, comme on l’a vu,
de faire consensus et a même occasionné des débats et polémiques. Elle repose
en outre sur l’individualisation ainsi que la différenciation des détenus, et
prolonge l’état d’exception. Toutefois, la question fondamentale est autre. Le
dépassement d’une page douloureuse de l’histoire suppose au préalable une confrontation
collective avec « le mal du passé » [21] qui engage un véritable travail de mémoire,
dans ses non-dits, ses tabous voire ses déformations. Or, de ce point de vue,
l’invention des statuts a eu des effets dirimants dans la mesure où elle conditionne
directement une image faussée des années de plomb. D’abord par la prétention
des juges à faire l’histoire de cette période au travers des confessions des
uns et des autres. Dans le marché qu’il conclut avec l’Etat, le repenti ne fait
pas que donner des noms. Il n’est pas que délateur. Dans la reconstitution minutieuse
et intéressée des crimes et délits, il accepte une autre monnaie d’échange :
l’aveu de ce que l’Etat attend de lui. Aussi participe-t-il à une reconstruction
de l’histoire de ces années. En ce sens, Oreste Scalzone a raison de parler à ce
propos de « mémoire mercenaire » et de l’illustrer : « Par exemple, il était
important dans l’affaire Moro qu’ils ’confessent’ que les BR avaient dès le début
choisi la mort de Moro. » [22] En se basant presque exclusivement sur les confessions
du repenti, voire à l’occasion en les orientant, le juge entend reconstruire
les faits sans omission quitte à surajouter ses propres interprétations pour
combler une lacune ou un chaînon manquant, interprétations qui, par effet d’autorité,
acquièrent une dimension de vérité.

En ce sens, il s’érige en historien. C’est d’ailleurs en partie pour dénoncer
cette évolution que des intellectuels comme Ginzburg se sont récemment portés
au secours de Sofri, « victime » d’un repenti. Mais en se focalisant sur le « cas
Sofri » par amitié et/ou solidarité de classe, ils s’érigent en juges lorsqu’ils
usent à leur tour de l’argument d’autorité (cette fois de clercs) pour affirmer
que seul Sofri serait victime de la logique judiciaire de l’état d’urgence et
même serait l’unique innocent tandis que les autres seraient coupables, comme
le décréta aimablement Ginzburg à la charge de Negri au salon du Livre en 1997
[23]. Toutefois, l’opprobre est telle sur les repentis que leur reconstruction
de l’histoire n’est guère crédible. Les conséquences historiographiques de la
dissociation vont en revanche plus loin puisque celle-ci repose sur le postulat
selon lequel les pratiques de violence (violence de masse, violence d’avant-garde,
semi-clandestine, totalement clandestine) auraient, parfaitement et dès l’origine, été étanches
les unes des autres. Est ainsi essentialisée la typologie entre organisations « congénitalement »,
pourrait-on dire, terroristes et organisations d’extrême gauche acceptant le
recours à la violence sans verser dans le terrorisme. La réalité était tout autre
 : jusqu’au milieu des années 1970, les actions violentes étaient largement enchevêtrées
et ne distinguaient pas avec clarté les groupes les uns des autres. Ce n’est
que progressivement que certains vont en quelque sorte se spécialiser dans la
lutte armée clandestine tandis que d’autres, notamment autonomes, vont privilégier
son exercice « public » à travers les affrontements de rue, attaques de sièges
partisans, actions punitives, etc., sans d’ailleurs pour autant renoncer aux
pratiques de l’ombre [24]. En « oubliant » cela, l’histoire des années de plomb
renvoyée par les dissociés verse dans un manichéisme qui interdit de comprendre
l’escalade de la violence (sauf à recourir aux thèses de la manipulation ou de
la méchanceté de quelques uns). Elle a rendu plus confus encore le rapport que
beaucoup en Italie entretiennent avec ce passé récent et sans doute plus difficile
une réflexion collective débarrassée des intérêts de tel ou tel groupe. La reconstruction
d’une histoire qui fait écran relève parfois d’une véritable « opération de survie ».
D’une certaine manière, ces statuts non seulement introduisent une rupture biographique
considérable, mais aussi une dis-sociation du sujet, surtout pour les dissociés
dont on pourrait dire que les efforts de réécriture de l’histoire collective
de ces années s’apparentent à un combat interne acharné contre le « monstre » qu’ils
ont en eux, ce terroriste qu’ils fustigent au travers de leurs ex-camarades.
De là, peut-être, la dimension de croisade et les accents de rédemption qu’assume
chez certains leur relecture du passé. Mais cette hypothèse appelle d’autres
compétences et d’autres lieux de réflexion.

La déclaration de dissociation d’Alberto Franceschini [25]

"Je soussigné, Alberto Franceschini, né à Reggio Emilia le 26 octobre 1947, actuellement
détenu à la Maison Pénale de Rebibbia à Rome, déclare, en conformité avec mes
déclarations précédentes et mes comportements durant les procès et en dehors
 :
*avoir
définitivement abandonné toute organisation ou tout mouvement à caractère terroriste
ou subversif ;
*être
disposé à reconnaître les activités effectivement accomplies dans un but terroriste
ou subversif ;
*répudier
la violence comme méthode de lutte politique ;
*vouloir
soumettre pour examen mon propre comportement aux Autorités compétentes, en le
retenant objectivement et sans équivoque incompatible avec le maintien de tout
lien associatif à caractère terroriste ou subversif que ce soit ;
*être
en conséquence DISSOCIE DU TERRORISME au sens de l’article 1 de la loi portant « Mesures
en faveur de qui se dissocie du terrorisme » récemment approuvée et de laquelle
je demanderai pour moi-même l’application aux juges compétents. Alberto Franceschini"

[1] Cf. Propos recueillis par Marcelle Padovani, Le Nouvel observateur, 14 au
20 novembre 1986.

[2] Libération, 10 mai 1983.

[3] Le Monde, 24 mars 1987.

[4] Toutefois, il profitera un an après et dans des conditions favorables des
bénéfices de l’article 21 lui permettant de travailler la journée en dehors de
la prison.

[5] Progetto memoria. La mappa perduta, Roma, Sensibili alle foglie, 1994, pp.
508-509.

[6] En fait, des voix s’étaient déjà élevées pour critiquer l’utilisation des
confessions des repentis « politiques » au cours des procès, mais elles ne reçurent
jamais ni l’écho ni la portée de celles provoquées par « l’affaire Sofri ». La
polémique sur le « système des repentis » s’est ensuite nourrie du rôle joué par
les repentis mafieux dans la lutte anti-mafia, en particulier dans la mise en
cause d’hommes politiques accusés d’être en « odeur mafieuse ».

[7] Carlo Ginzburg, Le juge et l’historien. Considérations en marge du procès
Sofri, Paris, Verdier, 1997.

[8] Cette « note d’information de service à usage interne relative à une possible
enquête sur la subversion anarchiste » datée du 19 décembre 1994, a été rendue
publique par une radio alternative de Turin, Radio black-out. Elle déchaîna des
débats sans fin quant à sa véracité. Quoi qu’il en soit, il fait peu de doutes
que des pratiques moralement répréhensibles de pression voire manipulation de « témoins » ont
ordinairement cours dans les affaires sensibles. Ajoutons que la « fuite » s’inscrivait
dans une ambiance empoisonnée par le conflit public entre une partie de la magistrature
et l’arme des carabiniers sur les rapports de celle-ci avec les « collaborateurs
de justice » mafieux.

[9] Les modes de rupture d’avec un engagement passé peuvent être formellement
les mêmes tout en mobilisant des registres de justification (voire tout en répondant à des
besoins psychologiques) opposés d’un groupe à un autre. En ce sens, il s’agit
bien d’une décision individuelle codée par une appartenance collective qui reste
active même si elle fait l’objet d’un reniement. Giuseppe De Lutiis (« Moventi
e motivazioni della dissociazione » in Raimondo Catanzaro (Dir.), La politica
della violenza, Bologna, Il Mulino, 1990, p. 189) oppose ainsi les dissociés
de gauche plus portés à l’abjure sans collaboration aux dissociés de droite chez
lesquels prévaut une orientation de collaboration sans abjure, légitimée d’abord
par le souci de rétablir une vérité historique (celle de leur manipulation par
une partie des services secrets). Dans un autre univers, celui des mafieux, le
repentir est lui souvent motivé par un souci de vengeance à l’encontre d’un clan
rival dominant qui ne respecterait plus le code d’honneur.

[10] Michel Foucault, Les anormaux, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1999, p. 164.

[11] L’Unità, 21 janvier 1988.

[12] Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 26 et suiv.

[13] Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité,
Paris, Méridiens Klincksieck, 1992, p. 214.

[14] Ces séminaires ont partiellement été publiés par la revue Micromega, n° 1,
1987, pp. 83-114. On peut y voir la formalisation d’un rapprochement entre certains
anciens militants, des intellectuels, « professionnels de la justice » et hommes
politiques de gauche. Il est possible que ce soit des personnalités du syndicat
Magistratura democratica qui aient servi de relais entre les dissociés et le
champ politique.

[15] Pour une analyse de la mémoire des années 1968, voir notre article, « Les ’années
68’. Entre l’oubli et l’étreinte des années de plomb », Politix, n° 30, 1995,
pp. 168-177.

[16] Toni Negri, Italie rouge et noire, Paris, Hachette, 1985, p. 72.

[17] Article « Terrorismus ? Nein, danke » reproduit dans Toni Negri, Italie
rouge et noire, Paris, Hachette, p. 117.

[18] Propos de Toni Negri tenus à Sergio Zavoli, La notte della Repubblica, Milano,
Mondadori, 1992, p. 264. Sur les enjeux d’une telle lecture de l’histoire, voir
Isabelle Sommier La violence politique et son deuil. L’après 68 en France et
en Italie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998.

[19] Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panic. The Creation of Mods and Rockers,
New York, St Martin’s Press, 1972.

[20] Alberto Franceschini, Mara, Renato e io, Milano, Mondadori, 1988, pp. 205-208.

[21] Michaël Pollack, Une identité blessée, Paris, Métailié, 1993, p. 36.

[22] Oreste Scalzone, La difesa impossibile, Roma, Agalev, 1987, p. 117.

[23] Comme le disent avec humour Paolo Persichetti et Oreste Scalzone, en fréquentant
l’univers des sorcières, Ginzburg « a appris l’art magique qui permet, à lui
seul, de participer aux secrets de la ’vérité historique’ » (in Il nemico inconfessabile,
Roma, Odradek, 1999, p. 140). Le livre a été traduit, sous une forme augmentée,
sous le titre La révolution et l’Etat, Dagorno (2000).

[24] Sur ces questions, voir Isabelle Sommier, La violence politique et son deuil.
L’après 68 en France et en Italie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes,
1998.

[25] Alberto Franceschini, op. cit.

10.04.2004
Collectif Bellaciao